Bloc élitaire contre bloc populaire, le nouveau clivage

Interview de Jérôme Sainte-Marie, réalisée par Alexandre Devecchio, publiée par Le Figaro Magazine le 28 avril


Le FIGARO MAGAZINE – Dans votre dernier livre, Le nouvel ordre démocratique (2ti15), vous annonciez la disparition du clivage droite/gauche au profit d’un nouveau clivage élite/peuple ou encore libéralisme intégral/protectionniste. La qualification d’Emmanuel Macron et de Marine Le Pen vous donne-t-elle raison ?

Le bouleversement politique est là, évident et brutal. Les deux partis qui se sont partagé le pouvoir depuis 1981 voient leur candidat éliminé. Leur score cumulé est de 26% des suffrages exprimés, au lieu de 56% lors de la présidentielle précédente. Le second tour va opposer une candidate « ni gauche, ni droite » à un candidat « et gauche, et droite ». En outre, la qualification du Front national n’a rien d’un accident électoral, comme ce fut le cas en 2002, car elle était annoncée depuis longtemps. C’est bien à l’édification rapide d’un nouvel ordre que nous assistons, et ce qui était une construction logique il y a deux ans est devenue une réalité électorale manifeste. Pour autant, peut-on parler d’un clivage peuple/élite ? Le premier terme est trop englobant, et le second trop restrictif. Cependant, derrière l’impression de chaos politique, une dichotomie se dessine, avec une dimension sociale autant réelle que fantasmée. Aussi proposerais-je les termes de « bloc populaire » et de « bloc élitaire ». Pourquoi ces termes ? D’abord parce qu’il y a une opposition sociale très forte entre d’une part les électorats de Marine Le Pen et de Jean-Luc Mélenchon, d’autre part ceux d’Emmanuel Macron et de François Fillon. Pour dire les choses sans apprêt, le premier tour de l’élection a révélé un vote de classe d’une puissance inédite. Ensuite, le fait que la candidate du Front national comme celui de la France insoumise invoquent le « peuple » dans leur slogan de campagne est significatif, tout comme le fait que leurs adversaires veuillent les stigmatiser sous le terme de « populistes ».

Ne va-t-on pas assister à la revanche des partis durant les législatives ?

Cette idée que les législatives formeraient comme un arrière-monde de la présidentielle est tout à fait plaisante. En quelque sorte, ce qui serait perdu ici-bas serait rendu outre-élection. Cela ne marche pas comme ça. Moins d’un votant sur cinq avait choisi Jacques Chirac le 21 avril 2002, et quelques semaines plus tard l’UMP emportait sans mal une majorité à l’Assemblée nationale. Le scrutin présidentiel domine réellement notre édifice institutionnel. En conséquence, dans l’hypothèse d’une victoire d’Emmanuel Macron le 7 mai prochain, la dislocation du Parti socialiste comme du parti Les Républicains s’accélérerait. Le mouvement En Marche ! serait sollicité de toutes parts – il l’est déjà -, par les propositions d’allégeance. Les deux grandes forces qui se sont succédées à la tête du pays depuis trois décennies deviendraient ainsi des forteresses vides, peuplées de généraux sans armée. Pour autant, le nouveau président de la République aurait-il une majorité solide ? Le premier jour de la législature sans doute, du moins serait-elle suffisante à l’adoption du train de mesures qu’il envisage, mais sa naissance précipitée l’affecterait d’une profonde fragilité. Se vérifierait alors que les partis constituent un creuset où se forgent des groupes compacts et durables, mais ce ne serait pour eux qu’une mince consolation.

La défaite de la droite filloniste est-elle simplement liée à la focalisation sur les affaires ou est-elle le fruit d’un échec stratégique et idéologique ?

Le score de François Fillon le 23 avril traduit d’abord le rétrécissement sociologique de la droite. La moitié de ses électeurs étaient des retraités, et moins de 15% des ouvriers ou des employés en activité. La droite populaire a migré vers le vote frontiste, cependant que les actifs confiants en leur réussite sociale présente ou à venir ont trouvé en Emmanuel Macron une incarnation adéquate de leur espérance personnelle. Cette situation vient de loin, et n’est pas réductible aux péripéties récentes.

La droite avait pourtant fait illusion. Tout au long du quinquennat de François Hollande, elle a reconquis des positions politiques de manière brillante – aux élections de 2ti15 elle est passé de 41 à 67 présidences départementales -, tout autant que fragile, puisqu’elle n’avait rassemblé lors du premier tour que 36% des votants. Par le jeu de la tripartition électorale avec la gauche et le Front national, la droite a connu de nombreux succès au second tour des différents scrutins intermédiaires, sans forcément réaliser qu’elle était devenue, elle aussi, une force politique fondamentalement minoritaire dans le pays.

De plus, la droite filloniste se tient à cheval sur une ligne de fracture idéologique. Le terme d’ordo-libéralisme lui est parfois appliqué, pour désigner une aspiration à plus de libéralisme en matière économique, et moins en matière culturelle. C’est selon moi ontologiquement contradictoire avec ce qu’est le libéralisme, une idéologie totale qui emporte l’ensemble des rapports sociaux vers une logique de marché. Au mieux, la formule filloniste pouvait être une solution transitoire, pour apaiser les réticences culturelles de certains milieux, tout en s’accommodant des exigences du capitalisme contemporain à une extension décisive de ses interventions dans la vie sociale. L’irruption d’une offre politique nouvelle, Emmanuel Macron, a dévitalisé ce projet, au profit d’un libéralisme encore plus radical, mais plus cool…

Que pensez-vous de la décision de la droite d’appeler presque unanimement à voter Macron ?

Il y a une fracture patente entre la « droite d’en haut » et la « droite d’en bas ». Dès avant le premier tour, un tiers des électeurs de François Fillon envisageaient, si leur candidat devait être absent du second, de voter pour Marine Le Pen. Ils auront sans doute été passablement écoeurés du ralliement immédiat et inconditionnel de la plupart de leurs chefs à une personnalité présentée quelques jours auparavant comme la créature de François Hollande. C’est un choc profond pour un électorat resté dans sa masse, malgré toutes les attaques et malgré ses doutes, fidèle au choix de la primaire. A contrario, l’attitude de Jean-Luc Mélenchon le soir du premier tour lui aura montré qu’une autre attitude était possible, même si elle exposait au déchaînement des Érinyes médiatiques. De toutes les manières, l’incapacité de la droite à qualifier son candidat, sorte de 21 avril à l’envers qui se serait joué au ralenti, sur deux très longs mois, la place dans une situation de crise. Son dénouement pourrait bien être son sa division entre d’une part le « bloc élitaire », choix privilégié par nombre des ses élus mais aussi de ses électeurs, souvent mieux dotés en patrimoine et en revenu que la moyenne des Français, et le « bloc populaire », pour une minorité.

De son côté, le PS est-il définitivement mort ?

Le Parti socialiste, devenu au fil du temps un parti d’élus locaux, a connu depuis cinq ans un chemin de croix électoral dont le 23 avril n’est qu’une nouvelle station. La catastrophe originelle consiste en sa déroute aux municipales de 2014, avant donc la « fronde » parlementaire. Ceci pour établir que sa crise ne procède pas de facteurs essentiellement individuels, mais bien du choix qui a été fait au sommet de l’Etat, et avec l’active collaboration d’Emmanuel Macron, d’affaiblir la part salariale dans la répartition de la valeur ajoutée, ce qui constitue le secret mal gardé du fameux « pacte de responsabilité ». Ainsi privé de sa vocation social-démocrate, le Parti socialiste n’avait plus grand chose à offrir aux catégories dont il fut l’expression politique, sinon des biens symboliques comme le « mariage pour tous ». Il est d’ailleurs frappant lorsque l’on considère l’électorat de Benoît Hamon de constater son absence de saillance sociologique ; c’est un électorat résiduel.

Dans une tribune au Figaro, vous écriviez que le vote Macron était révélateur d’un vote de classe. En quoi ?

Cette notion est parfois niée, selon le mantra publicitaire faisant du citoyen un consommateur voltigeant au gré de son humeur et de ses tentations. Pourtant, le comportement électoral n’a rien à voir avec ces « robinsonnades » politiques, et s’articule aujourd’hui autant qu’hier sur des cultures et des intérêts partagés. Selon l’institut BVA, Emmanuel Macron atteint ses meilleurs scores parmi les personnes qui s’identifient aux « classes moyennes supérieures », voire aux « catégories aisées ». Si l’on passe de la classe sociale subjective à la situation professionnelle objective, le constat est identique, puisque 40% des cadres supérieurs disent avoir voté pour le candidat d’En Marche !, au lieu de 16% seulement des ouvriers et des employés. Encore plus que pour l’électorat de François Fillon, il y avait le 23 avril une corrélation directe entre le revenu du foyer et la propension à voter pour Emmanuel Macron. Non seulement le candidat ne transcende pas le vote de classe, mais il le revivifie. Parmi les jeunes, le constat est le même, ceux qui sont entrés tôt sur le marché du travail sont bien plus rétifs que ceux qui sont étudiants ou bien ont obtenu un bon diplôme. Ainsi, ce qu’Emmanuel Macron projette est une promesse très positive pour les personnes persuadées d’être bien équipées pour affronter une société de concurrence généralisée, et une source d’inquiétude pour les autres. On peut appeler ça « société ouverte » si l’on veut, mais il s’agit d’un terme tellement chargé de connotation idéologique qu’il me paraît inapproprié.

Le nouveau clivage politique recoupe-t-il celui défini pas par le géographe Christophe Guilluy entre la France des métropoles et la France périphérique ?

Qu’Emmanuel Macron ait obtenu 35% des suffrages parisiens et soit arrivé premier dans 13 arrondissements va dans ce sens. La jeunesse urbaine qui vote pour lui n’est pas la même que celle qui choisit Jean-Luc Mélenchon, et encore moins que celle qui apporte son vote à Marine Le Pen. Il faut cependant faire aZention à ne pas transformer un clivage essentiellement économique et social, lié au patrimoine sous toutes ses formes, y compris immatérielles, en un problème territorial. Celui-ci n’est que la traduction visible du séparatisme social qui menace le pays, et qui est impulsé par la France dite d’en haut.

On pense également au clivage entre la France du « Oui » et celle du « Non » lors du référendum sur l’Europe de 2005. A l’époque « la France du Non » l’avait largement emporté. Marine Le Pen peut-elle rassembler cette France pour gagner ?

Le second tour voit l’affrontement de deux candidats également minoritaires, et dont le score cumulé est d’environ 45%, alors qu’en 2002 les finalistes avaient rassemblé 56% des suffrages sur leurs deux noms. En apparence, Emmanuel Macron a une assise beaucoup large, car la plupart des appareils politiques le soutiennent. C’était aussi le cas pour le « oui » en 2005, et, après avoir atteint les deux tiers des intentions de vote, il a fini par être largement vaincu. Ceci ne se reproduira très vraisemblablement pas le 7 mai prochain, mais la tendance est la même. Le candidat d’En Marche ! est, en relatif, mieux placé, car il pèse sur le Front national un interdit social très large. Pour le lever, Marine Le Pen est tout à fait justifiée à aller sur le fond, afin de subvertir les habitudes électorales.

Pourquoi les souverainistes sont-ils si dispersés. Qu’est-ce qui oppose les frontistes et les mélenchonistes ?

Essentiellement le rapport à l’immigration. Contrairement à ce qui est dit, ces deux électorats sont très peu poreux. A peine plus d’un électeur mélenchoniste sur dix envisage de voter pour Marine Le Pen désormais, alors qu’ils sont au moins trois fois plus nombreux à le faire parmi les anciens électeurs de François Fillon. Il y a entre eux des références culturelles et historiques opposées. Et donc aussi cette notion d’internationalisme qui travaille la gauche, au point qu’elle la confond parfois avec la libre circulation des personnes et des biens, ce qui est curieux. Jean-Luc Mélenchon a fait un travail politique novateur et, si j’ose dire, compte tenu de sa situation politique, héroïque, pour renouveler le logiciel idéologique de son camp. Il l’a fait en réhabilitant la notion de peuple avec toutes ses implications, mais c’est une œuvre inachevée.

A terme, si le nouveau clivage que vous décrivez s’installe durablement, un grand parti souverainiste peut-il gagner ? A quelles conditions ?

La nouvelle polarisation entre libéraux et souverainistes opposent des forces sociales qui ne sont pas égales en nombre. Les seconds, qui constituent ce que j’appelle le « bloc populaire » en formation, devraient à terme l’emporter sur le « bloc élitaire », sous deux conditions. D’une part, et ce n’est pas rien, s’ils parvenaient à convaincre cet immense continent électoral que constituent les retraités que les solutions libérales ne sont pas les seules pertinentes pour préserver la sécurité financière des seniors. D’autre par, il faudrait un rapprochement des programmes et des cultures au sein du « bloc populaire », sur l’immigration notamment mais aussi sur la notion de progrès social. De ce point de vue, les gens de gauche et de droite qui cohabitent au sein du « bloc élitaire » sont très en avance.

L’enjeu de la mal-inscription.

Tribune de Jean-Yves Dormagen et Jérôme Sainte-Marie publiée le samedi 15 avril 2017 dans Le Figaro sous le titre « Sept millions de Français ne vivent pas dans la commune où ils doivent voter ».


A quelques jours du premier tour, l’attention se porte naturellement sur l’ensemble des facteurs pouvant affecter le vote, et éventuellement créer une différence entre les  résultats réels et les derniers niveaux qui seront mesurés par les instituts de sondage. La fermeté du choix des citoyens est largement analysée, tout comme la sociologie et l’orientation idéologique de ce vaste et hétéroclite ensemble des indécis. De même, les différentiels d’abstention entre les électorats potentiels constituent un enjeu décisif. Ses facteurs traditionnels sont  bien connus, qu’il s’agisse de l’âge ou du milieu socio-professionnel : à grands traits, les jeunes et les personnes appartenant aux catégories populaires s’abstiennent davantage. Il existe pourtant un autre facteur déterminant de la participation électorale, largement oublié, qui n’est autre que la distance entre le lieu où l’on réside et celui où l’on est inscrit sur les listes électorales. A partir de là, se définit la notion de « mal-inscription », phénomène qui déclenche certains effets politiques.

Il apparaît en effet que sept millions de Français sont inscrits dans une autre commune que celle où ils résident effectivement. Ceci implique que le 23 avril prochain ils auront à effectuer un déplacement parfois long et coûteux, à moins qu’ils n’aient fait procuration de leur vote. Dans les deux cas, il s’agit d’une démarche supposant une certaine motivation pour effectuer son devoir électoral, et qui prend du temps. Il en résulte une exposition à l’abstention qui étonne par son niveau, puisque d’après les travaux menés à partir des scrutins de 2012, la mal-inscription multiplie par trois le risque de ne pas aller voter (Céline Braconnier et alii, 2016).

La mal-inscription étant dans la plupart des cas un effet non désiré de la mobilité résidentielle, elle affecte nombre d’étudiants et de jeunes actifs, et relativement peu les retraités. Il est plus rare qu’elle découle d’un choix volontaire, par exemple l’envie de voter là où se situe sa résidence secondaire, là où se trouve sa famille, ou bien là où les enjeux électoraux sont les plus forts. Mais c’est beaucoup plus rare. Dès lors, elle ne joue pas de manière aussi simple que ne le fait l’abstention ou bien la non-inscription, lesquelles fonctionnent comme de véritables tamis sociaux écartant de l’exercice du suffrage les catégories les plus vulnérables de la société.

Quels candidats sont les plus menacés par ce phénomène de mal-inscription ? Poser cette question revient à évaluer un phénomène largement masqué, dans la mesure où ne pas être inscrit dans sa commune obère la propension à aller voter sans que cela soit pris en compte dans la mesure des intentions de votes. La question de lieu du vote par rapport à celui de la résidence principale ayant été posée par l’institut BVA dans le cadre de sa dernière enquête électorale, il est possible de s’en faire une idée générale.

Par sa relative jeunesse comme par le caractère relativement élitaire de sa sociologie, le vote en faveur d’Emmanuel Macron est logiquement affecté par la mal-inscription. Si son score est de 23% auprès de l’ensemble des Français, il atteint 40% parmi les électeurs disant être inscrits dans une commune éloignée de celle où ils habitent.  A l’inverse, Marine Le Pen réalise dans cette population éloignée de son bureau de vote un résultat inférieur à son score moyen : 16% au lieu de 22%. Ce qui parait constituer pour elle un avantage. L’enracinement des électeurs de l’une par rapport à la la mobilité de ceux de l’autre y trouve une nouvelle illustration. Ce phénomène de mal inscription est relativement neutre sur l’électorat de Jean-Luc Mélenchon, par ailleurs très exposé au risque de l’abstention par sa structure d’âge et sa composition sociologique, et sur celui de François Fillon, lequel dispose d’un socle à cet égard plutôt participationniste.

Ainsi, pour les principaux candidats, dans leurs ultimes efforts pour motiver leurs électeurs potentiels, la « mal-inscription » représente une contrainte dont l’importance pourrait être grande dans le contexte particulier de ce scrutin, où la qualification pour le second tour pourrait se jouer à peu de suffrages.


Jean-Yves Dormagen, professeur de science-politique à l’Université de Montpellier et co-directeur avec Céline Braconnier de la Chaire citoyenneté de l’IEP de Saint-Germain en Laye.