Décryptage des législatives.

Interview réalisée par Alexandre Devecchio pour Le Figaro Voxpubliée le 16 juin 2017,
sous le titre « une élection sans le peuple ? »


LE FIGARO MAGAZINE – Le deuxième tour des élections législatives devrait permettre à En Marche d’obtenir une majorité très large. Cependant, l’évènement marquant du Premier tour a été la très faible participation. Que cela vous inspire-t-il ?

Jérôme SAINTE-MARIE – Les 51% d’abstention du premier tour sont un événement considérable. Il s’agit du premier revers politique d’importance pour Emmanuel Macron depuis son élection. A partir du 11 juin, il est devenu beaucoup plus difficile de parler d’élan populaire en faveur du nouveau pouvoir, puisque les candidats LREM et leurs alliés ont, de fait, recueilli 1,5 million de voix de moins que leur leader au premier tour de la présidentielle. A ce niveau, on peut parler de refus de participer, d’insubordination civique. Il ne s’agit pas à ce stade de dire que cette abstention est une protestation, et pas davantage un consentement. Elle traduit cependant l’inadéquation bien perçue par les citoyens de notre mécanique électorale. Non seulement le résultat de la présidentielle conditionne celui des législatives depuis l’instauration du quinquennat mais cette fois-ci, exactement comme en 2002, les choses étaient réglées dès le soir du premier tour. Jacques Chirac, du haut de ses 19,9% de suffrages exprimés, n’avaient pas eu à faire la moindre concession politique à ses concurrents pour triompher au second tour, puis pour obtenir, avec 365 députés élus, une majorité très large pour l’UMP nouvellement créée. Emmanuel Macron aura fait beaucoup plus d’efforts, avec la constitution d’un gouvernement alliant ministres de gauche, du centre, et de la droite. L’absence de possibilité d’une majorité alternative face à lui, du fait de la quadripartition de l’opposition, aura convaincu la moitié des électeurs de l’inutilité de se déplacer. Sans le savoir, ni forcément le vouloir, ces abstentionnistes ont creusé une mine profonde sous l’édifice du nouveau pouvoir.

Est-ce l’expression d’un fossé qui se creuse entre deux France ?

Après le vote de classe du premier tour, nous observons en effet une abstention de classe. Ce qui permet d’ailleurs à certains de dire que les différences sociologiques entre les différents électorats se sont estompées lors des législatives. Certes, mais précisément parce que ce scrutin s’est déroulé non seulement hors sol – la dimension locale a particulièrement peu compté dans le vote -, mais surtout hors peuple. Ainsi, 66% des ouvriers et 61% des employés se sont abstenus, au lieu de 45% des cadres. La jeunesse, si présente dans l’image projetée par le mouvement En Marche !, est en fait restée sur le bord du chemin : 64% des moins de 35 ans se sont abstenus, et encore nous passons sur le fait que ce chiffre est minoré par l’importance de la non-inscription parmi eux, au lieu de 35% des personnes de plus de 60 ans. Dès lors, les commentaires sur la relative homogénéisation sociologique du vote entre les différents électorats aux législatives sont sans objet. Si l’on s’en tient aux suffrages exprimés, il en manquait plus de treize millions le 12 juin par rapport au 23 avril. Ce qui s’est traduit logiquement par un corps électoral effectif totalement distordu par rapport au corps électoral théorique. Donc, oui, les élections législatives confirment et amplifient l’enseignement de l’élection présidentielle. Entre les Macron-compatibles et les autres, il n’y a pas qu’une différence d’opinion, mais aussi un profond fossé social.

Une note du CEVIPOF montre que la composition de la prochaine Assemblée nationale pourrait être plus homogène socialement que jamais. Parmi les candidats LREM, il n’y aurait que 0,2 % d’ouvrier et 0,9% d’employés. Le renouveau se fait-il par le haut ?

Ce travail de Luc Rouban est d’autant plus spectaculaire qu’il montre qu’au même moment la représentation des femmes et des actifs issus du secteur privé s’améliore. On savait que la promotion de la parité et de la diversité pouvait parfaitement s’accommoder d’une aggravation des inégalités sociales, voire en être le paravent. L’offre électorale de ces élections aura été une illustration éloquente de ce phénomène, décrit et expliqué par le chercheur américain Walter Benn Michaels. Nous touchons également aussi à la notion de « société civile ». On utilise parfois ce mot comme synonyme d’un « pays réel » qui serait masqué par l’Etat et le personnel politique. En fait, dans le cadre d’un système représentatif, c’est la politique, et donc les partis, qui permettent parfois la promotion d’élus issus des catégories populaires. Sinon on retombe sans s’en apercevoir, et sans parfois le vouloir, dans un recrutement élitaire. Une entreprise ne se résume pas à sa direction, ni le monde des indépendants aux fondateurs de start-ups. Il est piquant de voir le côté dix-neuvième siècle de la situation. On a une participation qui rappelle les grandes heures du suffrage censitaire, et une assemblée qui évoque un peu, mutatis mutandis, les assemblées de notables. Il ne manque même pas les Saint-Simoniens.

Après le premier tour de la présidentielle, vous évoquiez la constitution d’un bloc élitaire ? De quoi s’agit-il ?

Il convient de s’affranchir des termes porteurs de connotations politiques ou morales, et d’essayer de trouver une manière correcte de nommer le réel. C’est pourquoi l’opposition « peuple » – « élites » ne convient pas, le premier terme étant trop englobant, et le second trop restrictif. Même la notion de « bloc bourgeois » n’est pas simple, car elle tend à assimiler des millions de Français qui le soutiennent à une condition sociale qui n’est pas la leur. A l’inverse, selon moi, le « bloc élitaire » désigne tous ceux qui appartiennent aux élites sociales, ceux bien plus nombreux qui aspirent à en être, et enfin les personnes qui considèrent que l’obéissance aux élites est aussi légitime que naturelle. C’est donc, j’en suis conscient, à la fois une situation objective et une inclination subjective. C’est d’ailleurs pour cela que l’on parle de « blocs » sociaux. Non parce qu’ils sont composés d’une substance homogène, mais parce qu’ils constituent l’agrégation de milieux différents, et cependant solidaires. Un bloc social a vocation à exercer le pouvoir à son profit et au nom de l’intérêt général. En tant que tel, il n’est cependant qu’une construction historique, et peut se désagréger. L’extraordinaire réussite d’Emmanuel Macron est d’être devenu l’incarnation de ce bloc élitaire, dont la constitution sur les ruines du clivage gauche-droite avait cependant débuté des années avant l’annonce de sa candidature.

Macron peut-il gouverner uniquement avec ce bloc élitaire ?

La réunification des élites de gauche et de droite, sur un fond de convergence idéologique et d’homogénéité sociale, est pour le moment une réussite éclatante. On voit même, dans certains milieux aisés, une forme d’euphorie. On se croirait le 14 juillet 1790. C’est la Fête de la Fédération de la bourgeoisie contemporaine. La force propulsive d’En Marche ! lui permet d’être au second tour aussi bien aux législatives qu’à la présidentielle, et ensuite son triomphe est mécanique. L’existence du bloc élitaire renvoie cependant à un problème, celui de l’affaiblissement des forces dites de gouvernement. C’est bien parce que Nicolas Sarkozy d’abord, François Hollande ensuite, ont échoué à réformer le pays autant qu’ils le souhaitaient, les deux acceptant à peu près le cadre de l’Union européenne et les exigences des marchés financiers, qu’il y a eu la dynamique En Marche ! Autrement dit, l’épopée macronienne se fonde d’abord sur la volonté de donner aux réformes de structure de notre société une base politique et sociale suffisante. Si l’on considère le score du premier tour de la présidentielle et des législatives en nombre de voix, rapporté à l’ensemble du corps électoral, ce projet n’est pas encore totalement achevé. C’est là où l’on redécouvre, derrière les discours sur la société civile, l’importance du pouvoir de l’Etat. Le contrôle de celui-ci, exercé par des personnalités qui en maîtrisent parfaitement les rouages, tranche la question.

Face au bloc élitaire, vous évoquez un bloc populaire. Celui-ci est-il représenté actuellement ? L’abstention massive traduit-elle la sécession de ce bloc ?

Face au bloc élitaire, qui agrège dans sa représentation politique le parti du Président mais aussi le Modem, les UMP dits « constructifs » et les PS dits « compatibles », le bloc populaire demeure virtuel. Contre la politique prônée par Emmanuel Macron et Edouard Philippe, il n’y a pas un « front du refus », mais un « archipel du refus ». C’est là un déséquilibre stratégique majeur. On en voit les effets au second tour des élections législatives, où dans chaque circonscription, le candidat qui affronte celui de LRME est issu le plus souvent d’une des quatre forces d’opposition, sans alliance possible, et avec en conséquence de très mauvais reports de voix. Cette situation est durable. Elle constitue une chance historique pour l’achèvement des réformes libérales annoncées. Dans la mesure où l’opposition au nouveau pouvoir prendra nécessairement une forme autant sociale que politique, la position de la France Insoumise est assez favorable, tandis que le Front national sera handicapé par ses ambiguïtés idéologiques sur le libéralisme économique. La situation de l’UMP est certes moins grave que celle du PS, mais leur espérance commune d’une reconstitution du clivage gauche-droite pourrait bien être durablement déçue. Cet ordre politique n’a pas seulement été affaibli, il a été remplacé.

Une abstention révélatrice.

Tribune de Jérôme Sainte-Marie – Transmise le lundi 12 juin 2017 au Figaro Vox


A quelques jours du premier tour, l’attention se porte naturellement sur l’ensemble des facteurs pouvant affecter le vote, et éventuellement créer une différence entre les  résultats réels et les derniers niveaux qui seront mesurés par les instituts de sondage. La fermeté du choix des citoyens est largement analysée, tout comme la sociologie et l’orientation idéologique de ce vaste et hétéroclite ensemble des indécis. De même, les différentiels d’abstention entre les électorats potentiels constituent un enjeu décisif. Ses facteurs traditionnels sont  bien connus, qu’il s’agisse de l’âge ou du milieu socio-professionnel : à grands traits, les jeunes et les personnes appartenant aux catégories populaires s’abstiennent davantage. Il existe pourtant un autre facteur déterminant de la participation électorale, largement oublié, qui n’est autre que la distance entre le lieu où l’on réside et celui où l’on est inscrit sur les listes électorales. A partir de là, se définit la notion de « mal-inscription », phénomène qui déclenche certains effets politiques.

Il apparaît en effet que sept millions de Français sont inscrits dans une autre commune que celle où ils résident effectivement. Ceci implique que le 23 avril prochain ils auront à effectuer un déplacement parfois long et coûteux, à moins qu’ils n’aient fait procuration de leur vote. Dans les deux cas, il s’agit d’une démarche supposant une certaine motivation pour effectuer son devoir électoral, et qui prend du temps. Il en résulte une exposition à l’abstention qui étonne par son niveau, puisque d’après les travaux menés à partir des scrutins de 2012, la mal-inscription multiplie par trois le risque de ne pas aller voter (Céline Braconnier et alii, 2016).

La mal-inscription étant dans la plupart des cas un effet non désiré de la mobilité résidentielle, elle affecte nombre d’étudiants et de jeunes actifs, et relativement peu les retraités. Il est plus rare qu’elle découle d’un choix volontaire, par exemple l’envie de voter là où se situe sa résidence secondaire, là où se trouve sa famille, ou bien là où les enjeux électoraux sont les plus forts. Mais c’est beaucoup plus rare. Dès lors, elle ne joue pas de manière aussi simple que ne le fait l’abstention ou bien la non-inscription, lesquelles fonctionnent comme de véritables tamis sociaux écartant de l’exercice du suffrage les catégories les plus vulnérables de la société.

Quels candidats sont les plus menacés par ce phénomène de mal-inscription ? Poser cette question revient à évaluer un phénomène largement masqué, dans la mesure où ne pas être inscrit dans sa commune obère la propension à aller voter sans que cela soit pris en compte dans la mesure des intentions de votes. La question de lieu du vote par rapport à celui de la résidence principale ayant été posée par l’institut BVA dans le cadre de sa dernière enquête électorale, il est possible de s’en faire une idée générale.

Par sa relative jeunesse comme par le caractère relativement élitaire de sa sociologie, le vote en faveur d’Emmanuel Macron est logiquement affecté par la mal-inscription. Si son score est de 23% auprès de l’ensemble des Français, il atteint 40% parmi les électeurs disant être inscrits dans une commune éloignée de celle où ils habitent.  A l’inverse, Marine Le Pen réalise dans cette population éloignée de son bureau de vote un résultat inférieur à son score moyen : 16% au lieu de 22%. Ce qui parait constituer pour elle un avantage. L’enracinement des électeurs de l’une par rapport à la la mobilité de ceux de l’autre y trouve une nouvelle illustration. Ce phénomène de mal inscription est relativement neutre sur l’électorat de Jean-Luc Mélenchon, par ailleurs très exposé au risque de l’abstention par sa structure d’âge et sa composition sociologique, et sur celui de François Fillon, lequel dispose d’un socle à cet égard plutôt participationniste.

Ainsi, pour les principaux candidats, dans leurs ultimes efforts pour motiver leurs électeurs potentiels, la « mal-inscription » représente une contrainte dont l’importance pourrait être grande dans le contexte particulier de ce scrutin, où la qualification pour le second tour pourrait se jouer à peu de suffrages.


Jean-Yves Dormagen, professeur de science-politique à l’Université de Montpellier et co-directeur avec Céline Braconnier de la Chaire citoyenneté de l’IEP de Saint-Germain en Laye.