Mélenchon et Macron font système.

Interview de Jérôme Sainte-Marie par Eric Mandonnet, publiée le 20 septembre 2017 par L’Express


L’EXPRESS – Emmanuel Macron est-il le président idéal pour Jean-Luc Mélenchon ?

Jérôme SAINTE-MARIE –  S’il est certain que Jean-Luc Mélenchon aurait réellement préféré être lui-même aujourd’hui à l’Elysée, il demeure que l’entreprise politique menée par Emmanuel Macron le favorise de fait, et depuis le départ. En se situant hors du clivage gauche-droite, le candidat d’En Marche ! a précipité la dislocation du Parti socialiste, rendant des millions d’électeurs disponibles pour le candidat de la France Insoumise. Ensuite, la radicalité du projet réformateur et libéral d’Emmanuel Macron suscite mécaniquement une réaction symétrique dans une partie de l’opinion, ce que seul le mouvement de Jean-Luc Mélenchon est aujourd’hui en mesure de cristalliser. Enfin, la transformation structurelle de la société française que veut le chef de l’Etat fixe durablement le débat public sur des thèmes sociaux, rendant moins audible le discours du principal concurrent de la France Insoumise parmi les catégories populaires, le Front national. Pour toutes ces raisons, je crois que désormais, Jean-Luc Mélenchon et Emmanuel Macron font système.

Jean-Luc Mélenchon est-il l’opposant idéal pour Emmanuel Macron ?

En creux, cela suggèrerait que l’Elysée l’aurait choisi comme tel, afin que La République En Marche devienne, si l’on ose dire, l’unique parti de gouvernement face à une opposition sans crédibilité. Je ne vois pas les choses ainsi. En effet, vu l’état de la gauche traditionnelle, dont les cadres comme les électeurs ont été dispersés, 42 % des sympathisants socialistes aillant ainsi voté Emmanuel Macron dès le premier tour, le mouvement La République En Marche n’a plus grand chose à prendre de ce côté-là. Inversement, la crise de la droite n’est pas arrivée à son terme, et l’Elysée pourrait avec profit, pour l’affaiblir davantage, entretenir la flamme lepéniste. Du point de vue du pouvoir en place, Jean-Luc Mélenchon présente deux inconvénients majeurs par rapport à Marine Le Pen. Il peut, lui, faire la jonction entre opposition parlementaire et mouvement social. Ensuite, quels que soient l’antipathie personnelle ou la détestation politique qu’il peut susciter, Jean-Luc Mélenchon ne pâtit pas de l’ostracisme subi par Marine Le Pen et son parti. Pour ces deux raisons, sa capacité de rassemblement face à Emmanuel Macron est à cette heure bien plus grande.

La France Insoumise ressemble-t-elle à la République en marche plus qu’il n’y paraît… ?

Les similitudes structurelles sont frappantes. Ces deux mouvements se sont constitués par le haut, c’est à dire autour de la candidature de leur leader à l’élection présidentielle. A leur différence, les grands partis traditionnels ont du organiser des primaires. Pour autant, ils représentent tous deux des forces sociales enracinées et largement antagonistes. C’est d’ailleurs pourquoi on a pu reparler de « vote de classe » le 23 avril dernier. Emmanuel Macron et Jean-Luc Mélenchon prennent également très au sérieux la dimension idéologique du combat politique. Ils bataillent autour de la notion de libéralisme, pour l’essentiel encensée par l’un et réfutée par l’autre. Enfin, notamment par leur dénonciation commune des élites politiques traditionnelles, ils participent tous deux d’une approche populiste de la démocratie, sans que ce soit ici péjoratif. Ce n’est plus l’affrontement de la gauche et de la droite, mais le populisme d’en haut contre le populisme d’en bas.

La notion de dégagisme confond le resultat du vote avec sa motivation

Interview de Jérôme Sainte-Marie réalisée par Alexandre Devecchio et publiée le 19 septembre par Le Figaro Vox


LE FIGARO VOX – Jean-Luc Mélenchon était le grand absent de la fête de « L’Humanité » ce week-end. Dans sa traditionnelle allocution aux forces de gauche et du mouvement social le secrétaire national du PCF a fustigé les « sirènes dégagistes » portées selon lui durant la campagne présidentielle par « Emmanuel Macron, Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon ».  Que cela vous inspire-t-il ?

Jérôme SAINTE-MARIE – D’abord un sentiment de perplexité par rapport à l’accueil que les propos du Premier secrétaire du PCF  pourraient rencontrer à la base. Ils s’apparentent en effet plus à une attitude qu’à une position politique déterminée. Le principal reproche adressé à Jean-Luc Mélenchon est finalement de ne pas être présent à la Fête de l’Humanité, et d’exprimer en cela un manque de respect et de gratitude pour une formation politique qui l’a finalement soutenu lors de l’élection présidentielle. On a connu critique plus solidement structurée. Comment pourrait-il en être autrement ? Apparemment, les travées du parc de la Courneuve étaient emplies d’électeurs de Jean-Luc Mélenchon, et les débats qui s’y tenaient comptaient nombre d’élus et d’orateurs de la France Insoumise. Les sympathisants du Parti communiste ont dans leur immense majorité voté, en 2012 comme en 2017, pour Jean-Luc Mélenchon. Ils ont pour beaucoup cette année éprouvé la vive satisfaction de laisser loin derrière eux le candidat socialiste, pour la première fois depuis 1969. S’ils sont attentifs aux propos de leurs dirigeants, ils sont attachés à une certaine unité d’action face au gouvernement dirigé par Edouard Philippe. Par ailleurs, ils n’ont pas forcément les mêmes priorités que leurs dirigeants, lesquels sont tout à fait logiquement préoccupé par le maintien logistique du Parti et la défense de ses positions électives, par exemple lors des élections sénatoriales du 24 septembre.

On a le sentiment d’un changement d’ère, en particulier à gauche, avec l’apparition de nouvelles formes …

De fait, la présidentielle de 2017 a révélé le manque d’efficacité des structures partisanes traditionnelles. On disait autrefois qu’il fallait contrôler un grand parti pour gagner la présidentielle, et c’est ailleurs ainsi que l’on avait expliquer la victoire de Jacques Chirac sur Raymond Barre en 1988, puis sur Edouard Balladur en 2005. Cette année, ont été éliminées dès le premier tour les deux formations qui avaient qualifié leur candidat pour le second cinq ans plus tôt. En 2017, le score cumulé du Parti socialiste et du parti Les Républicains est de 26%, au lieu de 56% en 2012. Deux des trois forces qui se sont affirmées à leur place, En Marche ! et la France Insoumise sont construites du haut vers le bas, autour de leur leader et candidat. Reste une situation intermédiaire, celle du Front National, dont la forme partisane existe depuis des décennies, mais qui est essentiellement un rassemblement autour de Marine Le Pen.

En Marche ! est-il en train de remplacer le PS et la France insoumise le PCF ? Quelles sont les différences entre ces différentes formations ?

Le Parti communiste encore un peu, le Parti socialiste davantage, et surtout le parti Les Républicains disposent d’un réseau d’élus locaux, avec donc le contrôle d’exécutifs et des moyens qui vont avec, qu’il ne faut surtout pas oublier. C’est d’ailleurs la clé du comportement du PCF par rapport à Jean-Luc Mélenchon. Il en résulte qu’il faudra attendre les prochaines élections municipales, en 2020, pour savoir si nous changeons d’ère en matière d’organisation démocratique. La République En Marche peut s’appuyer sur le réservoir de places à pourvoir que donne le contrôle du pouvoir national, mais elle risque de pâtir de l’impopularité de l’exécutif. La France Insoumise est dans une situation autrement plus fragile, car même si elle est un puissant vecteur d’opposition, elle n’a guère de biens politiques à distribuer.

Après le relatif échec de leur première mobilisation, les syndicats semblent également affaiblis. Sont-ils eux aussi touchés par le phénomène du « dégagisme » ?

Les problèmes du syndicalisme français sont anciens, et d’une nature bien plus prosaïque. L’individualisation des destins professionnels ainsi que la montée du chômage expliquent largement leurs difficultés, au-delà des erreurs qu’ils ont pu commettre. Aujourd’hui, dans les entreprises privées, l’engagement syndical dépend beaucoup de l’obtention possible d’un statut protégé. La notion passablement énigmatique de « dégagisme », qui confond selon moi le résultat des votes avec leur motivation, s’applique encore plus mal aux syndicats qu’aux partis politiques.

Est-ce l’avènement de « la société liquide » prophétisée par Zygmunt Bauman ?

Pour la connaissance limitée que j’ai de cette théorie, je ne crois pas qu’elle puisse correspondre à la société politique française, sinon comme métaphore. La transformation des clivages, avec l’affaiblissement de l’opposition gauche-droite, ne signifie pas leur disparition. On a même pu observer en 2017 un alignement spectaculaire du vote sur les ressources économiques et culturelles des électeurs, et l’image que chaque groupe social avait de lui-même. Par exemple, le vote des cadres, eux qui exaltent la mobilité et l’individualisme, s’est réellement concentré sur un candidat, Emmanuel Macron, au nom de leur intérêt collectif, réel ou fantasmé. Je pense plutôt, s’il faut citer un auteur, à Régis Debray, qui a beaucoup insisté sur le rôle du médium, de la transformation du moyen communicationnel principal, dans les évolutions idéologiques. Ainsi, En Marche ! comme la France Insoumise ont su beaucoup mieux que les autres utiliser les ressources de mobilisation et d’auto-organisation rendues contenues par l’internet.

2017, ou la rationnalité du réel.

Tribune publiée par L’Humanité, le 2 septembre 2017, Jérôme Sainte-Marie


Le trait majeur du moment électoral qui s’est achevé dimanche dernier est sa cohérence. Etape par étape, scrutin après scrutin, on constate un alignement à peu près parfait des votes, des discours et des hommes. Chacun trouve peu à peu sa place, et la rationalité du réel devient visible à tous.

Que doit-on entendre par cela ? Non pas, bien sûr, qu’il y aurait une intention exprimée par un mystérieux « électorat français », lequel équilibrerait savamment son vote entre les législatives et la présidentielle, doserait son abstention et composerait une Assemblée nationale avec un groupe majoritaire, mais pas trop. Très fréquentes, les sornettes de ce genre ne révèle rien d’autre que la paresse de l’analyse. Tout autre chose est d’essayer de comprendre le choix des électeurs, et non de « l’électorat », et de le faire en considérant tout ce qu’il y a de collectif dans leurs choix individuels. En d’autres termes, c’est par l’utilisation des moyens abondants de la sociologie électorale que l’on peut décrypter le sens de l’événement politique en cours.

Dès lors, si l’épisode parlementaire joue un rôle très important pour l’avenir, le seul moment où la volonté politique des Français s’est pleinement exprimé fut le 23 avril. A partir du résultat du premier tour, un engrenage était lancé qui, comme on l’écrivit alors, rendait inéluctable l’élection d’Emmanuel Macron, puis son obtention d’une large majorité à l’Assemblée nationale. Le seul point de surprise, mais il fut considérable, a été l’ampleur de l’abstention. Au vote de classe du 23 avril a succédé l’abstention de classe du 11 juin. Dans ces conditions, avec un décrochage massif des jeunes – seuls un tiers des moins de 35 ans ont voté au premier tour des législatives, au lieu des deux-tiers des 60 ans et plus – et des catégories populaires par rapport au vote, qu’une trentaine de députés FI ou PCF aient été élus constituent un petit exploit.

Le tableau d’ensemble est donc celui d’un réalignement électoral majeur, sur fond de rapport à la mondialisation. Le 23 avril, les catégories populaires se sont massivement détournées, par rapport à cinq ans auparavant, des candidats issus des partis dits de gouvernement, cependant que les catégories aisées et les retraités convergeaient sur les votes Macron et Fillon. C’est une avancée considérable. Pendant longtemps en effet, le Parti socialiste et le RPR, puis l’UMP, avaient rallié des cohortes d’ouvriers et d’employés, en activité ou à la retraite, sous le couvert des signifiants « gauche » et « droite ». Le Front national a eu, qu’on le veuille ou non, un rôle moteur dans la destruction de ce théâtre. En imposant comme une certitude la perspective de sa présence au second tour, Marine Le Pen a facilité contre elle la réunification politique de la bourgeoisie. Emmanuel Macron a su saisir à son profit personnel cette dynamique, mais les convergences étaient en route depuis des années, en raison notamment de l’affaiblissement parallèle des partis dits de gouvernement.

A partir de là, l’élément de surprise est l’affirmation d’une voix alternative à celle du Front national pour construire une expression autonome des catégories populaires. L’étonnante montée des intentions de vote en faveur de Jean-Luc Mélenchon à partir de la mi-mars s’est accompagnée d’un mouvement de politisation de longue portée. Un premier effet en est une représentation parlementaire qui accentue la possibilité d’une nouvelle hégémonie idéologique de ce courant. L’exécutif fait désormais face à une opposition capable de fait la jonction avec le mouvement social, contrairement au Front national. De manière plus générale, la recomposition politique rend la société française lisible pour elle-même, tant les clivages partisans se sont rapprochés des lignes de fracture sociales. Le potentiel de conflictualité, voire de violence, d’une telle situation est considérable.