Interview de Jérôme Sainte-Marie, réalisée par Aziliz Le Corre, publiée par Le Figaro Vox le 29 décembre 2017


LE FIGARO VOX – Quels sont les évènements politiques qui vous ont le plus mar-qué au cours de l’année 2017 ?

Le plus symbolique, à mes yeux, est survenu le 4 juillet, lors du vote de confiance au premier gouvernement d’Edouard Philippe. Sur les 577 députés, il ne s’en est trouvé que 67 pour exprimer leur défiance, score le plus faible, je crois, depuis 1959 et le gouvernement de Michel Debré. Les trois quarts des parlementaires du groupe Les Républicains se sont abstenus, tout comme 23 des 31 socialistes du groupe Nou-velle Gauche. Nous sommes donc confrontés à une différence majeure par rapport à d’autres épisodes électoraux, comme la vague rose de 1981 ou la vague bleue de 1993 aux élections législatives. Aussi réduite qu’elle ait alors été, l’opposition de droite ou de gauche à l’Assemblée nationale affrontait sans état d’âme le pouvoir en place. Tel n’est plus le cas aujourd’hui. C’est pourquoi ce scrutin parlementaire du 4 juillet n’a pas seulement une valeur emblématique, il signifie aussi la concréti-sation d’un système parlementaire qui ressemble davantage aux grandes coalitions que connaissent d’autres pays européens qu’à l’opposition binaire qui caractérisait jusqu’à présent la vie de l’Assemblée nationale sous la Cinquième République. Ceci dit, l’événement fondateur est évidemment l’élection d’Emmanuel Macron à la présidence de la République, assurée dès le 23 avril. A partir des 24% du premier tour, score très en retrait par rapport à celui de ses trois prédécesseurs, une réaction en chaîne s’est produite selon un schéma inévitable, et d’ailleurs anticipé. Comme en 1958, le système des partis en a été bouleversé, en même temps que les habitudes de vote, les fidélités partisanes et les traditions idéologiques. Quel que soit le jugement que l’on porte sur le nouveau pouvoir, nul ne peut nier l’intérêt ex-traordinaire de la période politique que nous connaissons. Le triomphe d’Emmanuel Macron s’inscrit dans une structure préexistante – la nécessité pour des forces so-ciales de plus en plus menacées de se réunifier politiquement – qui appelait une so-lution de ce type, mais son talent particulier amplifie le bouleversement.

Vous avez conceptualisé un nouveau clivage qui régirait la vie politique française, opposant le « bloc élitaire » et le « bloc populaire ». Avec l’élection de Macron et l’effondrement du PS et des Républicains, ce grand bouleversement a-t-il eu lieu ?

Manifestement, oui. En toute franchise, le remplacement du clivage gauche-droite qui me paraissait inéluctable, et dont j’avais essayé d’anticiper la forme dans mon livre « Le Nouvel ordre démocratique » il y a bientôt trois ans, s’est déroulé de ma-nière encore plus franche que prévu. Alors que l’on pouvait prévoir la convergence entre les deux tours de tous les libéraux et de tous les europhiles – autrefois on au-rait sans doute parlé de tous les modérés -, l’amorce a été posée dès 16 novembre 2016 avec la candidature d’Emmanuel Macron. La construction du « bloc élitaire » s’est faite en plusieurs étapes. Sa base de départ politique est constituée de la mouvance social-libérale, culturellement à gauche et enthousiaste à l’égard de la mondialisation capitaliste, dont le sociologue Luc Rou-ban estimait alors le poids électoral à 6%. Avant le premier tour, la montée du vote Macron s’est faite surtout par l’agrégation d’un vote de gauche et d’un vote cen-triste : 52% des électeurs de François Bayrou en 2012 ont choisi Emmanuel Macron le 23 avril, tout comme 48% des anciens électeurs de premier tour de François Hol-lande. Le nouveau président de la République a ensuite élargi sa base politique es-sentiellement par l’apport d’électeurs de droite, à mesure qu’il progressait dans la  voie des réformes. En décembre, selon l’IFOP, 60% des sympathisants des Républi-cains se disent satisfaits d’Emmanuel Macron, soit davantage que les sympathisants socialistes, qui sont 55% dans ce cas. Ce rassemblement autour du candidat puis du chef de l’Etat ne repose pas simple-ment sur des opinions, des valeurs ou des émotions partagées. Il se fonde visible-ment aussi sur des intérêts communs. C’est là où intervient la notion de « bloc éli-taire ». Il s’agit bien sûr d’abord de l’élite sociale, qui fonde sa domination sur sa maîtrise des outils économiques, notamment financiers, et de l’appareil d’Etat. Le spectacle de son soutien à Emmanuel Macron est suffisamment éloquent. Il y a aus-si ceux qui aspirent à intégrer cette élite et, parfois, se convainquent d’en faire par-tie. Ainsi 37% des cadres supérieurs et des membres de professions libérales l’ont choisi le 23 avril, et aujourd’hui 65%, au lieu de 52% pour l’ensemble des Français, s’en disent satisfaits comme président de la République. Il y a enfin, bien plus nom-breux, tous ceux qui s’en remettent à ces élites pour défendre leur position sociale, parfois assez modeste. Par exemple, il faut noter que parmi les retraités, qui l’ont choisi pour 27% d’entre eux au premier tour, 54% le soutiennent aujourd’hui. Face à ce « bloc élitaire » si puissant, le « bloc populaire » peine à se constituer, faute de pouvoir s’unifier, et existe surtout de façon négative.

La politique de Macron apparaît plus conservatrice que prévue, notamment en matière d’éducation, de politique étrangère et d’immigration. Est-il vraiment le Président libéral-libertaire attendu ?

Voyons ce qu’en perçoivent les Français. Comme le notait Pascal Perrineau, en sep-tembre dernier, lorsque seulement 46% des Français se disaient satisfaits d’Emmanuel Macron comme président de la République, les anciens électeurs de François Fillon étaient encore 60% à le faire. Pour eux, sa détermination à libéraliser le monde du travail prédomine donc sur d’autres considérations. Rappelons-nous que dans le triomphe de François Fillon aux primaires de la droite et du centre, sa promesse de réformes radicales prédominait. Il utilisera même l’expression de Blitz-krieg contre les 35 heures et les supposées rigidités du monde du travail. Cette of-fensive-éclair a bien eu lieu, mais il n’en fut pas le général. Cependant, il y avait une inquiétude à droite sur la capacité d’Emmanuel Macron à assumer la dimension ré-galienne de sa charge. Il y a répondu d’abord par une capacité d’incarnation remar-quable de la fonction présidentielle. Ensuite, ayant remporté sur le front social des victoires aussi éclatantes que faciles, compte tenu du rapport de forces objectif, il a eu recours à l’ouverture de fronts secondaires : la politique étrangère, peut-être, l’éducation et l’immigration, sûrement. Parlons d’abord du premier point. Chacun a noté une inflexion du discours, plus réaliste, et plus conforme aux intérêts natio-naux, que celui de François Hollande. Il demeure cependant très atlantiste, très eu-ropéen aussi, et nul ne sait à ce jour s’il y aura de vraies transgressions dans nos relations avec la Russie, l’Iran, la Turquie, et toutes les puissances anciennes ou émer-gentes dont la France s’est éloignée pour des raisons parfois obscures, le scrupule officiellement affiché sur les droits de l’homme étant sans doute assez subalterne.

Le ministre de l’Education nationale aime à répéter que « l’éducation n’est ni de droite, ni de gauche ». Le succès de Jean-Michel Blanquer dans l’opinion publique n’est-il pas le symbole de la réussite de la synthèse macronienne ?

Nous touchons là à un point passionnant, au-delà des projets du ministre de l’Education nationale. Faut-il considérer qu’il y a nécessairement convergence entre libéralisme économique et libéralisme culturel ? Il est certain, à l’inverse de ce qu’a voulu croire la gauche française depuis 1968 au moins, qu’il n’y a pas d’opposition de principe. Tout ce qui peut transformer en marchandise, dans les relations hu-maines, le don, l’entraide, le sentiment gratuit, tout cela est bien sûr conforme à la représentation libérale de la recherche de l’intérêt individuel, de l’égoïsme et du profit. Le philosophe Jean-Claude Michéa l’a abondamment montré. Pour autant, l’expérience prouve, par exemple dans la Grande-Bretagne de Margaret Thatcher ou les Etats-Unis de Donald Reagan, qu’une politique authentiquement libérale sur le plan économique peut s’accommoder d’un certain conservatisme moral. Des au-teurs comme Thomas Franck, qui dans son livre « Pourquoi les pauvres votent à droite » a étudié l’évolution de l’opinion au Kansas, ont montré combien la rhéto-rique morale pouvait convaincre les catégories populaires de voter contre une cer-taine gauche aux penchants libertaires. Là aussi, Emmanuel Macron prend acte de l’obsolescence du clivage gauche-droite à la française, et maximise son profit poli-tique. Sur ce point, avec Jean-Michel Blanquer, il introduit dans son action la part la plus consensuelle du discours de Jean-Pierre Chevènement.