« Les maires écologistes sont le reflet de la petite bourgeoisie urbaine »

La Gazette des communes du 17/09/20


Le politologue Jérôme Sainte-Marie décrypte la poussée verte dans les métropoles à l’aune de sa théorie des blocs « élitaire » et « populaire ». Piquant

Lors de l’édition 2001 des municipales, le Parti Socialiste ravissait à la droite les bastions de « l’upper-class » Paris et Lyon, mais il perdait une série de petites villes ouvrières comme Woippy, Villers-Côtterets ou Roanne. Le coup d’envoi, pour le géographe Christophe Guillluy, du 21 avril 2002 et d’un rétrécissement sociologique à l’origine de la chute du PS.

Le politologue Jérôme Sainte-Marie préfère faire remonter cette fracture au référendum sur la Constitution européenne de 2005. Le théâtre, à ses yeux, d’une opposition entre le « bloc élitaire » et le « bloc populaire  ». Un face à face au cœur de son dernier essai (Bloc contre bloc, lauréat du Prix du livre politique 2020 de l’Assemblée nationale, publié aux Editions du Cerf et bientôt disponible en poche).

D’un côté, les classes urbaines « éduquées », largement acquises à la mondialisation. De l’autre, la France des sous-préfectures et de la désindustrialisation, nettement moins diplômée et résolument hostile au dépassement de la Nation. Au clivage politique traditionnel gauche-droite, s’est substitué, selon Jérôme Sainte-Marie, un vote de classe. Explications, à l’aune de la percée écologiste dans les grands centres urbains.

 

Comment se traduit, sur le plan territorial, le clivage entre ce que vous appelez le « bloc élitaire », incarné par Emmanuel Macron, et le « bloc populaire », représenté par Marine Le Pen ?

Moins une commune est peuplée, plus elle vote, aux élections nationales, en faveur du Rassemblement National. La décrue est ensuite assez lente. Elle s’accélère brutalement, d’abord autour de 100 000 habitants, puis à Paris. Les chiffres, présentés par Jérôme Fourquet au lendemain des européennes de 2019, sont tout à fait éloquents. Le vote en faveur de la liste RN menée par Jordan Bardella culmine à 28 % dans les communes de moins de 3 500 habitants. Il descend à 14 % dans les communes de plus de 100 000 habitants pour chuter à 7 % dans la capitale.

Dans quelle mesure s’agit-il d’un phénomène européen ?

L’opposition entre le bloc populaire et le bloc élitaire est très prégnante un peu partout : en Grande-Bretagne, en Italie, en Pologne, en Hongrie… Elle renvoie à la spéculation immobilière, en explosion dans les grandes villes, et beaucoup plus faible ailleurs. Cette concentration des richesses, que certains attribuaient au jacobinisme en France, est avant tout aujourd’hui le produit d’une dynamique propre au marché mondial.

Existe-t-il, malgré tout, des exceptions ?

Marseille, qui est une grande ville tellement étendue qu’elle absorbe sa propre banlieue, reste plus pauvre que les autres. Mais, comme ses consœurs, elle accueille un nombre important d’arrivants souvent venus d’autres centres urbains et de l’étranger. Ces nouvelles populations broient les spécificités locales. Elles sont, selon la classification de David Goodhart, des « anywhere » (Ceux qui sont de partout), en opposition aux « somewhere » (Ceux qui sont de quelque part).

Ces vagues de nouveaux arrivants n’expliquent-elles pas le succès des écologistes aux dernières municipales dans les métropoles, en particulier dans la capitale des Gaules où c’est un néo-lyonnais, David Doucet, qui est devenu maire ?

Je partage cette analyse. Ces nouveaux arrivants, qui appartiennent aux classes moyennes diplômées, ont fait la différence à Marseille comme l’a montré une étude de la Fondation Jean Jaurès. Le vote écologiste a cependant ceci de spécifique qu’il constitue une tentative d’échapper à l’affrontement social bloc contre bloc.

En quoi les électeurs EELV n’appartiennent-ils pas au « bloc élitaire » ?

Dans les arrondissements de l’est parisien par exemple, ils ne s’identifient pas au au discours de la réussite d’Emmanuel Macron et à la bourgeoisie. Certes, ils bénéficient de revenus supérieurs à la moyenne nationale. Mais beaucoup d’entre eux tirent la langue, car ils n’ont pas accès à la propriété et doivent payer des loyers élevés. De ce point de vue, les nouveaux maires écologistes sont le reflet des aspirations et des frustrations de la petite bourgeoisie urbaine.

Ne sont-ils pas aussi davantage attachés au libéralisme culturel qu’au libéralisme économique ?

Bien sûr, on observe chez les écologistes des protestations contre la technologie et les traités internationaux de libre-échange. Mais il y a aussi, chez eux, un individualisme forcené et une opposition à l’Etat-nation qui rendent leur anticapitalisme pittoresque… Leur pente naturelle va plutôt, à mon sens, vers un capitalisme vert, fondé sur la rénovation énergétique des bâtiments par exemple.

La place accordée à la voiture n’est-elle pas devenue le point névralgique de votre théorie des deux blocs, avec, d’un côté, la fronde des gilets jaunes issus de la France périphérique et, de l’autre, les métropoles qui, comme Paris, vouent aux gémonies la circulation automobile ?

Non. Beaucoup de cadres, dans les zones urbaines, possèdent encore deux voitures. Cette opposition territoriale tient, à mon sens, davantage à l’apparition de villes-mondes détachées de leur arrière-pays. Cela a été théorisé par Anne Hidalgo et son collègue le maire de Londres Sadiq Khan juste au lendemain le Brexit. Tous deux plaidaient, pour un retour aux cités-Etats sur le modèle des villes marchandes d’Italie et des Pays-Bas de la fin du Moyen-Age. Cela avait en partie du sens à Paris. En partie seulement, car la capitale serait à la peine sans ses fonctions administratives centrales. En tout cas, cela en dit long sur la représentation que Paris se fait d’elle-même.

N’existe-t-il pas un hiatus entre une scène politique locale encore aux mains des anciens partis LR et, à un degré moindre, le PS et une scène politique nationale dominée par LREM et le RN ?

Au moment même du second tour des municipales de juin où LREM et le RN n’ont pas existé, un sondage accordait 60 % à ces deux partis au premier tour de la présidentielle. Cela montre que le bloc élitaire et le bloc populaire sont bien en place. Mais, c’est vrai, les anciens partis dominent toujours la vie locale. Cela justifie pleinement l’existence du Sénat, qui en est l’émanation.

Est-ce que cela n’invalide pas votre théorie des deux blocs ?

Je ne crois pas que l’on puisse tirer de grandes leçons d’un scrutin municipal pour lequel la participation a été aussi faible. L’offre politique y était totalement illisible, avec des listes qui n’affichaient pas leur couleur politique. Elle était aussi partielle car, du fait de sa faible implantation, le RN n’a pas présenté de candidats partout. A mes yeux, le fait majeur de ces municipales reste l’abstention. C’est préoccupant, car la commune est un pilier de la République, comme l’a écrit Maurice Agulhon dans La République au village.

En quoi le résultat des municipales peut-il, malgré tout, donner le la pour les régionales et les départementales de mars prochain ?

Du fait de la faible identification, chez les électeurs, des nouveaux grands ensembles territoriaux, les régionales constituent un scrutin plus national que local. Le résultat s’annonce différent des départementales où les candidats bénéficient souvent de leur ancrage municipal. Les Français sont d’ailleurs attachés à cet échelon. S’ils n’évoquent jamais, comme Jean Castex et la technocratie parisienne, « les territoires », rarement leur « région », ils se sentent pleinement de leur département. Prototypes des Gilets jaunes, les groupes « Colère » contre le passage de la limitation de vitesse de 90 à 80 km/h se désignaient en fonction du numéro de leur département. Cela a perduré. Les gilets jaunes inscrivaient aussi leur numéro de département sur leur chasuble.

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Les mythologies de la décennie: les «gilets jaunes»

SÉRIE D’ÉTÉ (6/7) par Jérôme Sainte-Marie


En 2018, le gilet jaune est devenu le symbole durable de la colère d’une catégorie de Français qui se sentent délaissés.
 
«Le conducteur doit revêtir un gilet de haute visibilité conforme à la réglementation lorsqu’il est amené à quitter un véhicule immobilisé sur la chaussée ou ses abords à la suite d’un arrêt d’urgence. En circulation, le conducteur doit disposer de ce gilet à portée de main.» L’arrêté ministériel du 29 septembre 2008 instaure une obligation plus qu’elle ne définit son objet. Celui-ci consiste en un vêtement fluorescent, de couleur jaune pour les conducteurs ordinaires, doté de bandes réfléchissantes. Le couturier Karl Lagerfeld en précise très bien les caractéristiques dans la campagne de sensibilisation lancée par la sécurité routière: «C’est jaune, c’est moche, ça ne va avec rien, mais ça peut vous sauver la vie».
Dix ans plus tard, cette horrible chasuble aura fait vaciller le pouvoir national et transformé le regard de la société française sur elle-même. Et durant quelques mois, ce gilet jaune sera moins considéré comme l’acceptation par les conducteurs de l’autorité de l’État que comme un défi directement adressé aux dirigeants de celui-ci.
Le gilet jaune appartient à l’univers visuel de la route, de la rue, donc du véhicule privé ou utilitaire. Au départ, le symbole de la contestation demeure intimement lié à l’objectif de celle-ci: le renoncement par le gouvernement à l’augmentation de la «taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques» – en clair, le mouvement lancé sur les réseaux sociaux réclame une baisse du prix du carburant à la pompe. Ce n’est pas d’ailleurs en novembre 2018 que les premiers gilets jaunes recouverts de slogans de protestation apparaissent dans les rues, mais au début de la même année, après que des groupes formés sur Facebook et intitulés «colère» ont appelé à des manifestations contre le passage de 90 à 80 km/h de la limitation de vitesse sur «les routes à doubles sens sans séparateur central» (le langage du comité interministériel à la sécurité routière est précis…). Ces «groupes colère» ont une caractéristique qui sera partagée par les groupes de gilets jaunes: de manière systématique, il associe à leur dénomination le numéro de leur département. Exactement ce que l’on trouve sur les plaques d’immatriculation des véhicules.
Cependant, qui porte un gilet de haute visibilité, en temps normal ? Les forces de l’ordre, souvent, les camionneurs, les travailleurs des autoroutes et les agents d’entretien des voies de circulation, également. Mais aussi les livreurs, les salariés du BTP, les artisans à leur compte, les manutentionnaires et les caristes: tout un monde d’ouvriers et d’employés exposés dans leur travail au risque physique sans pour autant être spécifiquement liés à la route. Le gilet jaune sera donc l’emblème du travail souvent manuel et généralement mal payé, celui des «CSP-», ou catégories socioprofessionnelles inférieures, dont on oublie si souvent qu’il concerne, en y intégrant l’ensemble des ouvriers et des employés, la moitié de la population active. Un monde de salariés plus ou moins précaires, d’intérimaires, d’autoentrepreneurs et de modestes patrons, aussi éloigné des cadres supérieurs du privé que de la masse des fonctionnaires.
Très rapidement, le gilet jaune dépasse la cause qui l’a suscitée pour se transformer en outil de reconnaissance mutuelle et de contestation contre l’État ; il extrait ceux qui le brandissent sur les ronds-points de leur condition de conducteurs accablés de taxes pour les projeter dans un vaste ensemble de conditions sociales difficiles. Emmanuel Macron, le 13 avril 2020, en plein confinement et devant 36 millions de téléspectateurs, donnera un lointain écho à la manifestation de cette réalité: «Notre pays, aujourd’hui, tient tout entier sur des femmes et des hommes que nos économies reconnaissent et rémunèrent si mal.»
L’invraisemblable succès de la mobilisation du 17 novembre – le ministère de l’Intérieur dénombra plus de 2 000 points de blocage, de filtration ou simplement de présence des «gilets jaunes» autour des péages, des ronds-points ou des zones commerciales – encourage une fétichisation de leur vêtement. Revêtir le gilet jaune, c’est endosser une armure magique. Par une singulière métonymie, celui qui porte le gilet jaune devient un «gilet jaune». Des débats sans fin apparaissent dès les premiers jours pour savoir ce qu’est un «vrai» «gilet jaune». Et l’on se disputera longtemps pour savoir si les «gilets jaunes» sont de droite ou de gauche, et s’ils ont été l’un puis l’autre, ou toujours un peu les deux, ou encore autre chose. Et lorsqu’en septembre 2019, la presse en viendra à évoquer des rassemblements de «gilets jaunes» sans gilet jaune, dans leur souci d’échapper à la vigilance policière, on saura que la page a été tournée.
Les «gilets jaunes» n’ont pas eu d’organisation centralisée et leur système de porte-parole fut un vaste bricolage entre les attentes des médias, la demande d’interlocuteurs des autorités et enfin les désirs contradictoires des personnes mobilisées, partagées entre la volonté d’être entendues et le refus d’être représentées. Dès lors, le gilet jaune a parlé pour les «gilets jaunes». Au sens strict, souvent, car cette chasuble est devenue au fils des samedis le support privilégié de leur expression. Sur ce gilet jaune ont d’abord été inscrits les différents «actes» auxquels celui qui le portait avait participé, comme autant de preuves de sa légitimité à porter cet habit.
Ensuite, on y lisait, notamment dans les rassemblements au centre des grandes villes, le numéro du département d’origine, marquant l’attache provinciale sur le lointain modèle des patriotes montant à la capitale, l’été 1790, pour participer à la fête de la Fédération. Le gilet jaune servait naturellement aussi de support à quelques slogans hostiles aux «puissants» et d’abord au président de la République. La vieille formule de Mai 68, «Les murs ont la parole», se trouvait ainsi détournée, chacun portant désormais son propre slogan avant de s’agréger à la foule des rues ou aux groupes des ronds-points. Le vêtement devient un moderne dazibao, ces pancartes de la Révolution culturelle chinoise. Les inscriptions forment avant tout une parole populaire, assez éloignée des habituels slogans des cortèges syndicaux ou politiques, et une parole individualisée s’agrégeant au discours aussi véhément que fragmenté de la nébuleuse «gilets jaunes».
À partir de la mobilisation du 17 novembre, la première et la plus massive de ce mouvement qui aura été différent en tout de tous les autres, la magie du gilet jaune suscite un mimétisme presque immédiat. D’abord, on s’intéresse à l’habit. Des «gilets verts» apparaissent bientôt, qui prétendent réconcilier préoccupation écologique et justice sociale. Puis viendront les «gilets noirs», qui, au nom de la lutte pour les «sans papiers» – en d’autres termes les immigrés clandestins -, racialisent l’emblème de la lutte sociale. Il y aura même, pour ajouter à la confusion des couleurs et des habits de lutte, les «foulards rouges», mobilisés en janvier 2019 pour soutenir la politique gouvernementale. Tout cela ne marche guère, car à trop fétichiser l’objet, on en vient à oublier la symbolique populaire du gilet jaune. Cela n’a jamais été un «signifiant vide», pour reprendre l’expression de Lacan, car dès l’origine il correspondait à des usages sociaux spécifiques. On pense ici à Alexis de Tocqueville, lorsqu’il évoque dans ses Souvenirs les ouvriers parisiens insurgés de juin 1848: «Ces hommes étaient tous en blouse, ce qui est pour eux comme on sait l’habit de combat aussi bien que l’habit de travail».
De la même manière, le jaune du gilet dit en creux quelque chose de précis. Que des groupes sur internet aient pu proposer d’en faire l’emblème d’une lutte, d’abord surtout antifiscale, marquait avec éloquence leur éloignement de la culture contestatrice traditionnelle: on sait que le «jaune» désigne celui qui se tient à l’écart de la grève, qui continue à travailler, bref, en langage militant, celui qui fait le jeu du patronat contre le collectif ouvrier. Cette couleur est depuis longtemps bannie de l’univers de la contestation sociale. Le gilet jaune se distingue radicalement par là de la chasuble rouge de la CGT, voire du gilet orange de la CFDT. Le choix de cette couleur et son durable succès constituent dès l’origine un désaveu cinglant pour les syndicats de salariés, il est vrai bien peu présents parmi les travailleurs pauvres du secteur privé qui forment le gros des troupes autour des ronds-points.
La couleur du gilet sera l’objet d’un dur combat sémantique. En novembre 2018, tandis que le ministre de l’Intérieur considère que la mobilisation est d’abord celle de «l’ultra droite», son futur successeur, Gérald Darmanin, déclare que «sur les Champs Élysées, c’est la peste brune qui a manifesté». Certains veulent à l’inverse considérer que l’extrême gauche mène le bal, derrière les blacks blocs. Cette dénonciation alternative du rouge ou du brun derrière le jaune des gilets se résout dans une solution simple, chez certains thuriféraires du pouvoir: «les “gilets jaunes”? ce sont des “rouges-bruns”, bien entendu!»
À son apparition sur les routes de France, le «gilet jaune» était un mystère. D’où venaient ces gens, qui étaient-ils, que voulaient-ils, jusqu’où étaient-ils prêts à aller et pourquoi? Très vite, il est devenu un mythe. Chaque force politique ou sociale se dispute aujourd’hui encore la signification de ce vaste ensemble de signes et de mots, que ce soit pour s’en prévaloir ou pour s’en distinguer. Les personnes les plus réticentes à s’y mêler, par exemple celles appartenant à la vaste mouvance de la gauche universitaire, ne sont pas les dernières à prétendre en posséder les codes. La parole qui interprète le gilet jaune a depuis longtemps échappé aux «gilets jaunes». Sur leur chasuble étrangère à tous les univers symboliques de la politique française, chacun brode sa rhétorique intéressée. Cette nouvelle dépossession des classes populaires constitue le moment présent, ni très surprenant ni très réjouissant, du mythe du gilet jaune.

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Politique française : quelles leçons tirer de la crise?

Entretien dans EMILE


Si depuis le vote de l’état d’urgence sanitaire, l’ensemble des forces politiques françaises soutient les décisions exceptionnelles prises par le gouvernement, l’opposition continue de questionner la chronologie de la crise et les mesures à venir. Par ailleurs, les conséquences économiques et l’exacerbation des différences sociales liées au confinement pourraient générer de fortes tensions et clivages idéologiques. Alors, quelles conséquences la crise du coronavirus pourrait-elle avoir sur le paysage politique français ? Jérôme Sainte-Marie, politologue et président de PollingVox, livre son analyse à la rédaction d’Émile.

1/ Le gouvernement a obtenu du Parlement des pouvoirs exceptionnels ce week-end, avec le vote de l’état d’urgence sanitaire. Toutefois les polémiques qui restaient feutrées jusqu’ici commencent à prendre plus d’ampleur. L’union nationale commence-t-elle à s’enrayer ? Comment expliquer cette inflexion ?

Cette question de l’union nationale recèle bien des ambiguïtés. Tout d’abord par sa proximité sémantique avec l’Union sacrée, comme en 1914, rapprochement que suggère fortement l’invocation récurrente à l’état de guerre dans les adresses présidentielles. Qu’Emmanuel Macron ait enfin renoncé dans son allocution télévisée du 13 avril à cette analogie artificielle ne peut qu’être salué. Par ailleurs, même en période de guerre, même durant la Grande guerre et ses 1,4 millions de Français tués, la vie politique avait continué. Ainsi, lorsque Clémenceau accède au pouvoir à la mi-novembre 1917, ceci survient à l’issue d’une crise parlementaire tout à fait classique.

L’essentiel pour aujourd’hui est de constater l’accord de toutes les forces politiques organisées autour des mesures d’urgence sanitaire. A ce stade, aucune d’entre elles ne remet en cause le confinement et les efforts demandés à la population. Cette attitude correspond à un état de l’opinion qu’elle entretient en retour. Pour l’essentiel, les Français ont consenti sans difficulté au confinement, malgré les difficultés parfois dramatiques qu’il entraine pour nombre d’entre eux, ne serait-ce qu’au plan financier. Aussi critiques puissent-ils être à l’égard de l’exécutif, ils ne remettent pas en cause cette décision, sinon parfois pour regretter son retard. Il demeure que les Français s’informent continûment, débattent sur les réseaux sociaux, évaluent la communication gouvernementale et s’interrogent sur le terme de l’épreuve qu’ils traversent. Je ne vois pas comment l’on pourrait souhaiter qu’il en aille autrement.

2/ Comment analysez-vous l’attitude de l’opposition au cours de cette crise ?

En l’espèce, il est possible de généraliser : les forces d’opposition constituées se comportent de manière tout à fait républicaine et responsable. Chacune selon sa sensibilité, elles traduisent et canalisent les questionnements de l’opinion publique, sans mettre en danger la discipline des Français autour des décisions prises par le gouvernement. Il est naturel que certains thuriféraires du pouvoir en place éprouvent quelque agacement à ce sujet, car l’exercice des responsabilités expose le plus à la critique. Il ne l’est pas moins que les oppositions interrogent non seulement sur les mesures qui vont être prises, mais aussi sur la chronologie de cette crise. En faisant cela, elles rendent un grand service à la démocratie, puisqu’ainsi sont régulés les craintes, les soupçons et les interrogations de l’opinion. A l’inverse, le silence des oppositions favoriserait une génération spontanée de bobards et le risque d’un relâchement désordonné de l’effort collectif.

3/ Qu’en est-il de l’appréciation portée par les Français sur Emmanuel Macron ? Pensez-vous que sa popularité sortira renforcée ou dégradée une fois la crise sanitaire surmontée ?

Lorsque le pays a basculé dans l’urgence sanitaire, la cote présidentielle a bondi d’une douzaine de points. Soutenu jusque-là par, disons, un gros tiers des Français, Emmanuel Macron a vu sa cote de popularité s’approcher des 50%, sans généralement franchir cette barre symbolique. La succession des publications a pu donner l’impression d’une progression régulière de l’exécutif dans l’opinion, mais il s’agit d’une illusion d’optique liée à l’existence d’une demi-douzaine de baromètres arrivant successivement à leur échéance mensuelle. On constate donc un sursaut de popularité, mais bien moindre que celui qu’ont connu ses prédécesseurs lors de grandes crises nationales : François Mitterrand durant la Guerre du Golfe ou bien François Hollande après les attentats du 13 novembre 2018 avaient enregistré une montée d’une vingtaine de points. Toute comparaison est cependant fragilisée par l’énormité des sacrifices que l’état d’urgence sanitaire exige des Français. Il reste que la faveur que rencontre l’exécutif lors des moments extraordinaires de notre histoire disparait généralement lorsque la situation redevient ordinaire, précisément.

4/ Selon vous, la crise sans précédent que nous traversons pourrait entraîner des transformations dans le paysage politique français. A quoi peut-on s’attendre ?

J’en suis convaincu dans la mesure où le terme du confinement généralisé ne sera selon toute vraisemblance qu’un moment de la crise apportée par la pandémie. Les dégâts économiques auront des conséquences multiples. Il serait étonnant de ne pas assister à une vague de faillites et de licenciements. Même si l’on peut espérer un regain rapide de l’activité économique, tous ne pourront en bénéficier. De manière connexe, la situation de confinement n’aura pas annulé mais plutôt accentué la perception des différences sociales, qui risquent encore davantage d’être ressenties comme des injustices. En outre, chacun aura relevé, à commencer par le président de la République, que l’utilité sociale était diversement récompensée. Reste enfin l’épineuse question des retombées fiscales du considérable effort budgétaire actuel. Ce genre de débat est rarement porteur d’unité. Je m’attends donc à une crise sociale accrue et qui se déploiera pour l’essentiel sur les lignes de clivage antérieures à la crise. Je m’en tiens donc à mon analyse d’une montée des tensions entre le « bloc élitaire » et un « bloc populaire » qui prend à son tour conscience de lui-même.

5/ La gestion de la crise par le gouvernement suscite de nombreuses critiques et les récriminations venues des milieux médicaux face aux pénuries de matériel et à la courbe exponentielle des victimes de l’épidémie trouvent écho dans l’opinion française. Au-delà de la responsabilité politique, la responsabilité pénale de nos dirigeants peut-elle être engagée ? Le gouvernement actuel doit-il s’inquiéter de l’après crise ?

Ceci va constituer une ombre persistante. Une bonne partie de l’opinion comprendrait mal qu’après que la justice se soit intéressée de très près à François Fillon, Jean-Luc Mélenchon ou Marine Le Pen, elle ne se penche pas sur la gestion de la crise sanitaire par les autorités. Sans vouloir entrer dans des considérations juridiques, je pense que la question que vous posez sera un élément nouveau de notre vie politique.

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La construction du professeur Raoult en héros populaire doit beaucoup à ses adversaires.

Entretien dans FIGAROVOX , par Eugénie Bastié.


Le sondeur Jérôme Sainte-Marie, fondateur de Polling Vox, analyse les ressorts de l’engouement autour du chercheur marseillais. Celui-ci est révélateur de la défiance envers les élites, mais ne s’y réduit pas.

1/ Comment expliquer le vaste engouement pour la figure du professeur Raoult dans l’opinion ? Quels en sont les ressorts ?

L’engouement suscité par cette figure originale est avéré. Un récent sondage place Didier Raoult en deuxième position des personnalités les plus populaires. Rappelons simplement que les professeurs de médecine Olivier Véran et Jérôme Salomon réalisent eux aussi une belle percée dans l’opinion, ce qui souligne la dimension conjoncturelle de ces données. Le premier élément dans la construction de cette image personnelle est donc tout simple, il s’agit de l’espérance qu’il apporte d’un remède efficace à certains stades de la contagion. La faveur qu’il rencontre dans l’opinion va cependant plus loin, car elle se nourrit de références culturelles multiples, des savants solitaires de Jules Vernes au stéréotype dans l’imaginaire contemporain de l’individu rebelle face à une institution obtuse. Il y a même un peu de « contre-culture » américaine dans le style même de Didier Raoult, qui lui vaut parfois d’être rapproché du personnage central du film « le Big Lebowski » des frères Cohen. Il constitue donc un personnage aux multiples facettes, permettant en cette période dramatique différentes projections fantasmatiques, à côté de l’enjeu vital de ses recherches.

2/ On a vu une partie de la galaxie gilets jaunes soutenir le professeur Raoult, ainsi que le Michel Onfray. Sa popularité traduit elle une défiance envers les élites ?

La construction du professeur Raoult en héros populaire doit beaucoup à ses adversaires. Chacun a pu observer, à la télévision ou sur les réseaux sociaux, quelques fameux thuriféraires d’Emmanuel Macron se gausser du médecin marseillais, voire le sommer de se taire. Il se trouve que ces mêmes figures médiatiques s’étaient distinguées à l’hiver 2018 par leur détestation volubile des gilets jaunes. Très rapidement, sur un sujet si différent, les lignes de front dans l’opinion se sont reconstituées, à peu près à la même place. On songe ici une nouvelle fois au sociologue Christopher Lasch écrivant en 1994 sur « la révolte des élites et la trahison de la démocratie ». L’antagonisme qui traverse le pays depuis deux ans s’effectue d’abord sous la pression d’un discours élitaire sans frein ni pudeur. En effet, chacun a pu observer à cette occasion que le professeur de médecine, expert en son domaine, même si ses thèses sont récusées par certains de ses pairs, était mis en cause par des gens n’aillant d’autre légitimité que leur capital médiatique et social.

Il est donc difficile de voir dans cet engouement pour le professeur Raoult l’expression d’une simple défiance envers les élites, puisqu’une partie significative de l’élite médicale approuve sa démarche. Ce qui est ici en cause est la « convergence des élites » de toutes sortes, dont la visibilité nouvelle constitue, au somment du « bloc élitaire », une caractéristique de l’ère macronienne. En l’espèce, cette convergence a été prise à défaut par l’autonomie relative du discours scientifique, d’une part, et par des renforts internationaux inattendus, tels les tweets de Donald Trump.

3/ Cependant, une partie du bloc élitaire soutient aussi Raoult (droite du sud, certains médecins). N’est-il pas imprudent d’en faire trop vite le « porte-parole » des gilets jaunes ? Quid d’un rôle plus politique ? Est-ce prématuré ?

Il faut bien entendu résister à la tentation de faire du professeur Raoult une nouvelle figure du dissident. Pourtant, un récent sondage IFOP montrait la vive corrélation entre le fait de « se sentir gilet jaune » et la croyance en l’efficacité de la chloroquine contre le coronavirus : 80% des personnes exprimant une sensibilité des gilets jaunes la partageait, au lieu de 51% des personnes ne les soutenant pas. Dans la même étude, on constatait que si les plus confiants à l’égard du traitement à base de chloroquine étaient les sympathisants de la France insoumise, ils étaient suivis de prêt dans cette opinion par ceux du Rassemblement national et, plus encore, par ceux des Républicains. Le fait même que les répondants ne disposent pas dans leur immense majorité de la capacité à émettre un jugement éclairé sur le sujet rend ces résultats très intéressants.

Plusieurs cultures politiques se rejoignent ainsi en une même prise de position. Une culture souverainiste, une culture contestataire et aussi, chose plus inattendue, une culture de droite classique, largement réticente à l’égard du phénomène des gilets jaunes. L’émulsion médiatique autour du professeur Raoult a certes réveillé les clivages de cette crise sociale majeure, mais ne s’y réduit pas.

4/ Comment interpréter le geste d’Emmanuel Macron qui est allé rencontrer Raoult à Marseille ? Quel danger pour le pouvoir révèle cette main tendue ?

Cette démarche est d’abord celle d’un président de la République en situation de grande fragilité politique. Ayant abordé la crise sanitaire actuelle avec une cote de popularité de faible niveau – à peu près un tiers des Français -, il a gagné une douzaine de points en moyenne, ce qui n’est pas un bond considérable si on compare à d’autres périodes dramatiques. Confronté à la perspective d’une crise économique majeure, il doit éviter la transformation de la crise sociale que connaît le pays depuis près de deux ans en une crise politique. La rhétorique guerrière complaisamment entretenue ne suffit pas à contenir les critiques, ni dans l’opinion publique, ni dans une partie de l’opposition. Déjà en butte à la colère d’une large partie du personnel soignant, mécontent depuis des mois de la réforme de l’hôpital public, mais aussi à la perplexité rageuse d’une majorité des Français à l’égard de sa gestion de la crise sanitaire, Emmanuel Macron ne peut guère se permettre une polémique entre l’exécutif et une figure médicale majeure, aussi controversée soit-elle. Par sa gravité intrinsèque, par ses effets économiques, mais aussi parce qu’elle exacerbe des tensions sociales qui lui préexistaient, la crise sanitaire déstabilise le pouvoir, et au-delà toute la scène politique française.

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«Le sentiment d’unité nationale est bien réel, mais reste fragile»

Tribune dans Le Figaro


Il est peu probable qu’Emmanuel Macron voie sa popularité durablement renforcée une fois la crise sanitaire surmontée. S’agissant de l’appréciation portée par les Français sur le président, nous vivons une parenthèse plus qu’un tournant, argumente l’analyste politique, fondateur de Polling Vox.

Pour dramatique qu’elle soit, la crise sanitaire que nous traversons n’empêche pas de penser aux transformations politiques qu’elle pourrait susciter. Des sondages d’opinion continuent à être réalisés et livrent des informations utiles. Plusieurs sondages ont ainsi montré un net regain de popularité de l’exécutif, que l’on peut estimer en moyenne, en ce qui concerne le président de la République, à une douzaine de points. Pour apprécier la portée de cette évolution, et pour envisager les conditions de pérennité de ce regain unitaire, il est opportun de se remémorer d’autres crises, avec d’autres chefs de l’Etat. Il convient également d’analyser les facteurs de cette faveur nouvelle rencontrée par le pouvoir dans l’opinion publique.

Les références martiales contenues dans l’adresse aux Français prononcée par le président de la République le 16 mars appellent naturellement à scruter les temps de guerre, même si l’on peut par ailleurs estimer que cette assimilation de la crise sanitaire à un conflit armé est inadéquate. Dans un passé relativement récent, il y eu la crise déclenchée par l’invasion du Koweit par les troupes irakiennes. Aussi étrange que cela puisse désormais paraître, vu ce que l’on sait du déséquilibre des forces alors en présence, l’inquiétude des Français fut profonde, car stimulée par une propagande belliciste très imaginative. Il y eut en certains lieux une ruée sur les magasins d’alimentation, comme si la prétendue « quatrième armée du monde » pouvait représenter une menace sérieuse pour les forces de la coalition. Ayant annoncé une « logique de guerre », François Mitterrand connut durant quelques mois une forte popularité, gagnant ainsi, selon l’IFOP, 19 points entre janvier et mars 1991. Très vite après la cessation des hostilités ces gains furent effacés, et si, selon la SOFRES, le président de la République avait suscité la confiance de 65% des Français en mars, ce n’étaient plus le cas que de 31% d’entre eux en décembre. Douze années plus tard, l’image de Jacques Chirac profita également du déclenchement d’une nouvelle guerre au Proche-Orient, mais cette fois en refusant d’y engager le pays. Selon la SOFRES, 60% des Français disaient lui faire confiance en avril 2003. A la fin de la même année, ils n’étaient que 40% à le faire. Dans les deux cas, il s’agissait d’un conflit lointain, mais qui avait soulevé une angoisse sécuritaire, en même temps qu’il suscitait des difficultés économiques. Et dans les deux cas, si la réponse de l’exécutif fut appréciée de l’opinion publique, cela n’eut pas de conséquence durable sur la vie politique française.

Autre choc exogène, la crise financière de 2008 profita, dans des proportions bien moindres, à l’image de Nicolas Sarkozy. A vrai dire, sa forte réactivité en la circonstance eut surtout un effet de réaffirmation de son autorité sur son propre camp, l’évolution de l’opinion des Français dans leur ensemble étant assez limitée. Les attentats islamistes de 2015 eurent un impact à la fois plus net et plus volatile sur l’image présidentielle. Pour la SOFRES, François Hollande vit sa très modeste cote de confiance passer de 15% à 35% en un mois, avant qu’elle ne retombe à son niveau initial dès février. Encore ces deux sujets si différents eurent-ils bien plus de conséquences que les guerres précédemment évoquées. Il s’agissait en effet de problématiques, l’une économique et financière, l’autre culturelle et sécuritaire, porteuses de modifications idéologiques profondes.

L’urgence sanitaire du moment présent renvoie sans doute davantage aux deux dernières crises évoquées. Choc exogène, l’apparition d’un nouveau virus dans une province chinoise est presque aussitôt entrée en résonnance avec des débats nationaux qui lui préexistait, que l’on peut synthétiser en trois volets. Le premier est celui du système de santé français et de son évolution. Entamée bien avant l’accession d’Emmanuel Macron à l’Elysée, la réforme de l’hôpital public suscite depuis des mois une forte contestation de la part du personnel soignant. Les clivages existant dans l’opinion à ce propos rejouent déjà à propos de la pénurie de masques. Cet élément est de nature non seulement à nourrir des polémiques durant la crise, mais surtout à susciter une protestation sociale redoublée lorsque celle-ci aura été surmontée.

Le deuxième débat concerne la gouvernance actuelle. Elle a provoqué de fortes critiques que l’on peut symboliquement dater de l’affaire Benalla et qui n’ont cessé d’être réitérées depuis. La cristallisation se fait aujourd’hui autour des déclarations d’Agnès Buzyn et des prises de parole de Sibeth Ndiaye mais concerne en fait en fait l’ensemble de l’exécutif. Les études de suivi de l’opinion durant le confinement, réalisées notamment par BVA et l’IFOP, indiquent qu’une majorité des Français estiment que le gouvernement a manqué de réactivité, a dissimulé des informations et communique mal. Il s’agit également là d’un élément durable, qui après avoir affaibli l’unité nationale autour du pouvoir provoquera sans doute une colère redoublée d’une partie de l’opinion. Ce sentiment ne peut être que stimulé par la mise en cause récurrente, de la part du président lui-même, de la perméabilité supposée des Français à l’égard des fausses nouvelles ou de leur propension hypothétique à céder à des phénomènes de panique. Là aussi, c’est dans un cadre interprétatif solidement installé depuis le début du quinquennat que se développe les logiques d’opinion au sujet de la crise sanitaire.

Il demeure une troisième dimension problématique, qui cette fois participe au regain de popularité limité mais bien réel de l’exécutif. On peut y voir un réflexe bienvenu des Français, soucieux de faire corps autour de leurs institutions et de leurs dirigeants à l’heure du grand péril. Une part de ce mouvement tient sans doute aussi à la nature des prises de parole du Premier ministre ou du président de la République, où certains perçoivent une incarnation réussie de la fonction. Moins souvent envisagée, il est cependant une autre explication possible, complémentaire, à ce mouvement de l’opinion. Depuis que la crise sanitaire est entrée dans une phase aigüe, plusieurs réformes controversées ont vu suspendue leur adoption ou leur exécution. Dans son allocution du 16 avril, le président de la République a souligné que « beaucoup de certitudes, de convictions seront remises en cause » et que « le jour d’après ne sera pas un retour au jour d’avant ». D’aucuns souhaitent y voir une promesse d’infléchissement d’une politique gouvernementale qui, à tort ou à raison, a suscité une tension sociale sans précédent dans le pays. Du coup, fort rationnellement, nombre de citoyens opposés au cours réformateur de la politique macroniste relativisent leurs griefs et apportent leur soutien à l’exécutif. Cependant, dès que la pandémie sera jugulée, et si le pouvoir actuel maintenait sa volonté de transformation des relations sociales, la contestation qu’il suscite réapparaitraît avec force.

Ces différents éléments sont sans doute à prendre en compte non seulement pour préparer la sortie de crise mais aussi, dès à présent, pour maîtriser les facteurs de division d’une opinion publique dont l’unité constitue, en ces circonstances, un bien précieux.

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Élections municipales: le décryptage du politologue Jérôme Sainte-Marie


FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN – Jérôme Sainte-Marie analyse les principaux enjeux des élections municipales qui débutent ce dimanche dans un contexte très particulier. La pandémie de Coronavirus devrait selon lui nous inciter à relativiser les interprétations des résultats.

La première donnée est naturellement la participation électorale. Malgré la bonne image que les Français ont de la commune et du maire, véritables exceptions dans le regard dégradé qu’ils portent sur les institutions et le personnel politiques, l’abstention progresse continûment depuis les municipales de 1983. Elle se situait alors, au premier tour, à 21,6%, elle était en 2014 à 36,45%. Un tout récent sondage de l’IFOP, réalisé cependant avant l’allocution présidentielle de jeudi, indiquait qu’elle atteindrait 42%. Si un tel niveau devait être atteint ou dépassé, il ne serait pas aisé de déterminer la part imputable à la seule crainte de contamination, mais l’autorité de l’institution communale en serait nécessairement affectée. Ceci accentuerait la dérive de notre vie civique vers ce que les sociologues Braconnier et Dormagen ont appelé la « démocratie de l’abstention ». La crise de notre système de représentation en serait naturellement aggravée.

On repère aussi des critères de succès ou d’échec pour les différentes forces politiques. Par exemple, pour le RN, l’éventuelle conquête de Perpignan, pour LR, son maintien à la tête de Marseille ou pour le Parti socialiste la perpétuation de sa domination parisienne. Evidemment, pour la République en Marche, l’enjeu est non seulement la défense de ses quelques positions acquises, comme la ville de Nantes, mais surtout la conquête sous ses propres couleurs de villes importantes, son implantation donc. Les comptes détaillés seront faits les deux dimanche prochains, mais je crains qu’ils soient entachés par le niveau de la participation mais aussi par les conditions anormales de la fin de campagne.

Il y aura aussi un dernier enjeu, très important pour la suite. Comment les forces politiques, ville par ville plutôt qu’au niveau national, vont s’organiser au vu des résultats du premier tour ? Plus simplement, quelles sont les alliances qui vont apparaître ? Ensuite, lors de l’élection du maire par le conseil municipal nouvellement constitué, quels choix vont être faits ? Ceci risque de mettre sous tension deux forces politiques principalement, LREM et LR.

2/ Les partis traditionnels semblent en passe de se maintenir au pouvoir dans les grandes villes. Ces élections peuvent-elles contredire la thèse de la mort de l’ancien monde et de la polarisation Emmanuel Macron- Marine Le Pen?

Depuis des mois, le phénomène majeur de la campagne électorale a été la localisation des enjeux. Les maires sortants, dont le bilan est approuvé globalement par 66% des Français, en tireront sans doute un avantage accru. Elus en 2014, ils sont pour la plupart issus de la gauche ou de la droite dites de gouvernement. Inversement, les forces politiques qui polarisent depuis le début du quinquennat la vie politique, LREM d’un côté, LFI puis le RN de l’autre, ne bénéficient pas de cet ancrage territorial.

Il existe également un facteur sociologique qui masquera lors des municipales la polarisation « bloc contre bloc ». Plus que jamais, les villes concentrent la prospérité. L’évolution du marché de l’immobilier est éloquente. De ce fait, les courants politiques y sont très inégalement représentés. Les scores de la liste Loiseau soutenue par LREM y ont été importants. De manière symétrique, la liste Bardella a atteint un niveau de voix double dans les communes de moins de 3500 habitants – 28% des suffrages exprimés – que dans les villes de plus de plus de 100 000 habitants – 14%. Le Rassemblement national pâtit de la répartition prioritaire de ses électeurs dans des communes où il ne peut guère se présenter, soit que le scrutin s’y résume à une ou deux listes apolitiques, soit qu’il ne puisse trouver suffisamment de candidats acceptant de s’afficher sous ses couleurs. En d’autres termes, la pièce n’est qu’à moitié éclairée.

Donc, en apparence, et de manière largement artificielle l’ancien monde devrait prendre sa revanche. Cela devrait encourager les tenants d’une nouvelle « gauche plurielle » dans la recherche largement chimérique d’une candidature d’union pour la présidentielle. Le gain politique sera plus important pour LR, qui espère à cette occasion apparaître comme le principal « parti de gouvernement », atout essentiel pour espérer incarner l’alternance au niveau national. 

3/ Quelles peuvent être les conséquences de ces élections municipales en vue de l’élection présidentielle de 2022 ?

Les tendances constatées lors des élections municipales ne se confirment pas systématiquement lors des scrutins nationaux ultérieurs. Si l’on prend l’exemple lointain du triomphe de la gauche aux municipales de 1977, il ne l’avait pas empêché d’échouer au second tour des législatives juste un an plus tard. Il demeure que le scrutin de 2014 avait révélé l’ampleur de la crise à gauche, qui ne contrôlait plus au soir du second tour que 36% des villes de plus de 9000 habitants au lieu de 53% précédemment. Pire que son revers de 1983, cette déroute s’était en outre confirmée ensuite aux européennes puis à la présidentielle.

Encore la lecture du scrutin était-elle encore facile en 2014, puisque nous si étions régis par une tripartition politique, l’essentiel se jouait entre la gauche et la droite. Les effets de sanction du pouvoir national pouvaient être facilement observés et les conséquences des scrutins intermédiaires déduites aisément. Il en va tout autrement aujourd’hui, compte tenu de l’existence d’au moins quatre forces d’opposition (droite, RN, écologistes et gauche dans sa complexité). Il sera peu aisé d’identifier un vainqueur et un vaincu incontestables.

Il existe une autre dimension de ces scrutins municipaux, qui peut importer pour 2022, ce que j’appellerais un « effet casting ». J’entends par cela l’émergence possible de figures crédibles pour concourir à l’élection présidentielle. Même s’il n’y a pas vraiment d’exemple de président de la république apparu principalement aux élections municipales – la conquête de Neuilly par Nicolas Sarkozy ayant été très éloignée dans le temps de son accession à l’Elysée, et Jacques Chirac ayant pris la ville de Paris après avoir été Premier ministre. Pour LR comme pour la gauche, dans leur situation actuelle, cet « effet casting » pourrait cependant exister.

4/ Estimez-vous que la pandémie de Coronavirus aura des conséquences importantes sur ces élections? Si oui, de quel ordre?

La nouveauté radicale de la situation présente appelle évidemment à la prudence. Il faut également considérer, par principe, la possibilité d’une interruption du processus électoral en cas d’une brusque aggravation sanitaire entre les deux tours. Dans cette hypothèse, il serait sans doute reproché au président de la République d’avoir maintenu les dates du scrutin. Dès à présent, il existe une contradiction latente entre les mesures annoncées, par exemple l’interdiction des rassemblements et la fermeture des établissements scolaires, et le maintien des élections municipales. Le discours demandant aux Français de prendre un maximum de précautions ne peut qu’en inciter certains à ne pas se rendre dans leur bureau de vote, lieu de contacts humains possibles.

Non seulement le niveau de participation sera affecté, mais aussi, probablement, la composition du corps électoral effectivement mobilisé. Pour ces élections, la pandémie aura pour principal effet d’en relativiser l’interprétation politique.

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