Propos recueillis pas A. DEVECCHIO – 14/11/19


Dans vos livres respectifs, vous défendez des thèses en apparence opposées. Pour vous, Jérôme Fourquet, nous assistons à l’archipélisation de la société française tandis que vous Jérôme Sainte-Marie, vous insistez davantage sur un phénomène de polarisation. Ces deux thèses sont-elles réconciliables ?  

SAINTE-MARIE : Sans doute, dans la mesure où il existe de manière certaine un risque de séparation d’une partie de la population d’origine immigrée, ce que Jérôme Fourquet développe brillamment dans L’Archipel français. Mais le fait majeur, celui qui structure toujours davantage l’opinion publique et le vote, me semble être leur polarisation sociologique. Cela se passe dans le corps principal de la société française, y compris d’ailleurs avec des gens issus de l’immigration. Que la France soit traversée par des courants culturels et idéologiques multiples j’en conviens, d’autant plus que c’est une constante. Cependant le fait actuel majeur me semble être la simplification des attitudes en fonction d’une variable principale, la condition sociale des individus.

FOURQUET : Quand je définis la société française comme une société archipélisée, je mentionne notamment qu’au plan politique on est face à un nouveau clivage qui a supplanté le clivage gauche/droite et qui devient le clivage dominant. En ceci, je suis  assez proche de la thèse défendue par Jérôme Sainte Marie, à ceci près que l’on peut débattre de la notion de polarisation. A partir de quel moment un clivage dominant devient-il le clivage unique et structurant ? On peut constater aujourd’hui, tant dans les intentions de vote que dans les scrutins, que les deux nouveaux pôles dominants de la vie politique française rassemblent au mieux à peine 50% du corps électoral. Et donc il y a toute une autre partie très importante de la population qui ne se retrouve pas pour l’instant dans cette opposition, pour aller vite, entre macronisme et lepenisme. Ce clivage- là a certes supplanté l’ancien clivage gauche droite, qui n’a pas pour autant disparu. Comme Jérôme Saint-Marie, je pense que cette nouvelle opposition est idéologique mais aussi géographique et sociologique avec en gros une France qui va bien et une France qui est plus en difficultés. Mais cette grille de lecture binaire ne me semble pas suffisante pour rendre compte de l’intégralité de la société française. Il y a beaucoup de gens qui ne se retrouvent pas pour l’instant dans ce clivage-là. C’est pour cela que je préfère le concept d’archipélisation qui montre une fragmentation, même si dans ce chaos on a bien deux blocs qui s’opposent et qui par la force de notre modèle électoral, de notre mode de scrutin, vont être sans doute amenés à être les forces dominantes, sans qu’elles rassemblent pour autant tout le monde dans de vastes coalitions comme la gauche et la droite savaient le faire.

SAINTE-MARIE : Il me semble que le macronisme a sa propre dynamique, qui entraine une polarisation générale. Si je reprends les chiffres de l’IFOP d’intentions de vote pour les élections présidentielles ceux qui choisissent ne serait-ce que Marine le Pen et Emmanuel Macron dès le premier tour représentant pratiquement 60% des intentions de vote exprimées. Par ailleurs, pour parler d’abord du rôle des institutions électorales, ces résultats produisent des effets retours sur l’opinion puisque dans la Vème république, le second tour de la présidentielles structure la vie politique. François Mitterrand l’avait compris dans les années 60 et alors que les forces politiques, notamment au centre, avaient cru pouvoir maintenir les règles du jeu ancien. Peu à peu, c’est à l’époque le clivage gauche/droite le plus rigoureux qui s’est imposé comme structurant, non seulement à l’élection présidentielle mais aussi dans tous les autres votes, et cela pendant des décennies. Le duel de la présidentielle passée et celui qui est anticipé par tous les sondages pour le scrutin prochain me parait de nature à déterminer le comportement des acteurs politiques mais également le comportement des électeurs. Il y a une seconde raison plus profonde à cette dynamique de polarisation nouvelle que j’essaye d’analyser, et qui va bien au-delà de la volonté attribuée parfois à Emanuel Macron. C’est que ce clivage, celui qui se cristallise dans l’affrontement du RN et de LREM, trouve toute sa cohérence au niveau idéologique dans l’opposition entre un souverainisme intégral et un libéralisme intégral. Enfin, ce clivage existe à un troisième niveau, social, qui s’apparente à un clivage de classes. La synthèse de cette triple opposition aboutit à définir un bloc populaire, centré sur les actifs modestes et fragilisés du secteur privé, et un bloc élitaire, regroupant la classe dominante, une bonne partie des cadres supérieures et nombre de retraités qui, même s’ils ne sont pas particulièrement prospères, font confiance à l’élite pour protéger leur situation. Cette fracture est particulièrement évidente à travers tous les sondages, portant sur les événements politiques comme sur les enjeux sociaux. Même si des millions de Français ne s’identifient pas à l’un de ces deux blocs, ils en subissent la force de gravitation, qui affaiblissent les solutions intermédiaires.

Ce phénomène de polarisation est-il spécifiquement français ou bien peut-on l’observer de la même manière dans en Europe et dans les démocraties occidentales en général ?

FOURQUET : On observe la montée en puissance de ce clivage structurel en lieu et place du vieux clivage gauche/droite dans bon nombre de démocraties occidentales. Jérôme Sainte Marie a évoqué l’opposition sociologique qui sous-tend ce nouveau clivage et qui tient en grande partie au positionnement des différents groupes sociaux vis-à-vis de la question de la mondialisation. Est-ce que l’on est du bon ou du mauvais côté de la barrière soit socialement soit territorialement ? Est-ce que l’on habite dans les endroits, où l’on travaille dans des secteurs protégés ou en tirant des bénéfices ? Ou au contraire est-ce que l’on est dans des secteurs géographiques ou sociaux qui sont les plus exposés ? C’est pour ça que les cartes électorales, celle du referendum sur le Brexit, celle de l’élection de Donald Trump aux Etats-Unis ou bien celle de l’élection présidentielle en France ont montré des grandes similitudes. Les grands centres urbains et métropoles versus les territoires périphériques. Les zones touristiques versus les vieux bassins industriels en crise. Partout, on voit monter cette nouvelle ligne d’affrontement, d’opposition. Même si encore une fois, elle n’est pas suffisamment puissante pour reconfigurer l’intégralité du paysage électoral de chacun de ces pays. Cette nouvelle polarisation peut être aidée par des types de scrutin. Le scrutin binaire du Brexit, qui était un référendum est la forme la plus lisible, comme le système américain ou le deuxième tour chez nous. Mais dans d’autres pays, le phénomène n’est pas complétement aussi chimiquement pur et aussi achevé.

Autre point, ce que l’on constate un peu partout, c’est qu’à coté de cette polarisation, il existe aussi un processus de fragmentation avec l’émergence rapide de nouvelles formations électorales qui étaient jusque-là inconnues. Le scrutin espagnol récent vient de nous montrer que le vieux duopole entre le Parti Populaire et le PSOE était moins dominant que par le passé. Il y a un mouvement d’extrême droite, Vox, qui s’installe à un haut niveau. On a vu en Allemagne lors des dernières élections européennes, l’AfD d’un côté et les Grünen de l’autre faisaient chez les moins de 35 ans plus de voix que respectivement le SPD et la CDU. Pour essayer de faire converger nos points de vue, on peut dire que l’on est à un moment de basculement. Il y a un nouveau duopole qui est en train de se mettre en place avec des forces plus anciennes qui font de la résistance. Pour compléter le paysage et le modèle balkanisé, on doit également s’interroger sur la traduction électorale de la prise de conscience écologique et sur les scores de cette force aux européennes en France mais aussi dans d’autres pays, notamment l’Allemagne. Les écologistes sont aujourd’hui une force montante, inscrite en quelque sorte dans un ailleurs par rapport à la confrontation que l’on a décrite précédemment, sauf à penser que le bloc élitaire, dans sa grande plasticité, serait capable de récupérer ce courant-là ce qui n’est pas forcément évident.

SAINTE-MARIE : Comme le dit Jérôme Fourquet, on ne peut assimiler le vote écologiste à l’expression politique de l’un des deux blocs que j’évoque. Il ne se situe pas clairement, cependant, dans l’ancien clivage, puisqu’aux élections européennes, si la liste écologiste est parfois classée à gauche par les commentateurs et par les citoyens, Yannick Jadot ne s’est pas réclamée de la gauche pendant sa campagne. Ce double refus de se classer correspond en grande partie selon moi à l’identité sociale composite ou disons intermédiaire de ses électeurs, notamment parmi les jeunes. Pour la prochaine élection présidentielle les sondages n’indiquent pas pour le moment que les écologistes y feraient un grand score. Revenons sur l’existence de forces affaiblies se réclamant toujours de la gauche ou de la droite, et qui complexifient en apparence le paysage politique. Je crois précisément que cette impression de fragmentation tient à la poussée de ces forces telluriques, de ces deux blocs en extension, qui disloquent l’ancien jeu politique. Leur force tient à ce que chacun exprime une relation simple à la mondialisation, dans une situation antagoniste qui les renforce tous deux. Le souverainisme intégral d’un côté, le libéralisme intégral de l’autre. D’autres formules, nouvelles et intéressantes, qui seraient le populisme de gauche d’un côté et l’union des droites de l’autre, c’est-à-dire une sorte de populisme de droite, n’ont pas autant de cohérence idéologique et ne disposent pas d’une base sociologique aussi cohérente. Entre les deux pôles qu’y-t-il, au fond ?  Les classes moyennes. C’est le champ de la bataille politique.

 

Un an jour pour jour après le mouvement des gilets jaunes, ce mouvement a-t-il participé de la fragmentation, ou de la polarisation de la France ?

FOURQUET : Il y a effectivement eu dans cette crise une traduction dans la rue de cet affrontement de classe qui a bien été décrit par Jérôme Sainte Maire. Cela s’est manifesté physiquement et pas uniquement dans les lignes de ventilation des sondages. On a bien vu qu’il y avait deux France qui se faisaient face de manière très symbolique avec des soutiens des gilets jaunes émanant du bas des classes moyennes qui défilaient samedi après samedi dans les beaux quartiers des grandes villes sous les fenêtres de la France qui va bien, qui regardait de manière circonspecte puis très inquiète ces défilés. Et le recours parfois fréquent à une certaine forme de violence. On a eu un précipité de cette opposition. Mais « en même temps », pour reprendre la formule consacrée, toute la France ne s’est pas polarisée autour de cet affrontement et pas mal de catégories de la population sont restées spectateurs. Je pense notamment à une partie de la droite, qui au début a soutenu les gilets jaunes avant de se ranger derrière Emmanuel Macron et ne savait en fait plus vraiment où elle habitait. On peut aussi mentionner l’électorat des banlieues, qui en dépit des efforts de l’extrême gauche à faire converger les luttes ne s’est pas retrouvé dans ce mouvement. Et puisque l’on parle de la gauche de la gauche, ce qui reste des forces syndicales organisées, a bien essayé de faire sa jonction avec le mouvement des gilets jaunes, mais cela n’a pas été très concluant. Chacun est resté sur son Aventin.

Electoralement, cette crise a permis de franchir une étape supplémentaire dans la confrontation de ces deux blocs, avec Marine le Pen qui a accompagné ce mouvement des gilets jaunes et Emmanuel Macron, qui a poursuivi son OPA sur toute une partie de la droite modérée. On peut y voir la consolidation du bloc élitaire dans un réflexe de « parti de l’ordre » (expression née au XIXème siècle, période que Jérôme Saint-Marie utilise d’ailleurs comme point de comparaison). Mais on peut aussi observer que toute une partie de la population n’a pas pris part à cet affrontement majeur et est resté sur le bord de la route en spectateur, plus ou moins inquiet et plus ou moins compréhensif.

SAINTE-MARIE : C’est tout à fait exact, mais j’ai été également frappé par le très grand contraste, dans le traitement politique du conflit, entre l’aisance des deux nouvelles forces et l’embarras des forces plus classiques, de gauche ou de droit, et ceci non seulement au niveau de leur appareil mais aussi dans leur électorat. Cet évènement a également percuté l’entreprise de jean-Luc Mélenchon qui était de reconstituer la gauche autour de lui. Il a été pris à contrepied dans sa stratégie politique. Le caractère hétérogène, hétéroclite des électorats traditionnels de la gauche et de la droite, qui a longtemps été leur force, devient une faiblesse face à un conflit social aussi intense. Car ce phénomène des Gilets jaunes est allé bien au-delà des mécontentements qui l’ont fait naître, il a développé un véritable instinct de classe, aussi bien chez ses partisans que parmi ses détracteurs. A cette occasion, et c’est une conséquence fondamentale pour l’avenir politique du pays, s’est accéléré la construction des deux blocs. Je m’explique : il y avait déjà un bloc élitaire, surtout stabilisé autour d’Emmanuel Macron : les cadres supérieurs, une partie des retraités … Donc la France d’en haut ou celle qui veut s’y reconnaitre ou lui déléguer ses intérêts et sa représentation politique, soit à peu près un français sur quatre. Il lui manquait nombre d’électeurs qui avaient choisi François Fillon, mais aux européennes, sous le choc de l’affrontement social en cours, une partie a rallié le vote LREM.  En face, le bloc populaire demeurait virtuel, dans la mesure où son expression politique était presque également divisée entre le vote Mélenchon et Le Pen. Et que par ailleurs, d’un point de vue sociologique, il n’avait pas vraiment de noyau dur. Mais en novembre et décembre 2018, nous avons assisté à la mobilisation d’un groupe social bien particulier. Non pas les classes populaires en général, mais bien les actifs du privé, salarié d’exécution, petits commerçants, petits artisans c’est à dire ceux qui vivent difficilement de leur travail quand ils ne sont pas au chômage, et se trouvent dans des positions sociales subalternes. Cela fait du monde, et même un monde qui ne se mobilisait plus, qui n’est pas syndiqué et qui est mal encadré politiquement, donc naturellement émietté. Or la forme de ce mouvement, à travers toute la France, à travers les ronds-points, est en adéquation avec la dispersion de ce milieu, pourtant assez homogène dans son niveau de diplôme et de revenus, ainsi que dans la précarité de sa condition. Donc, il y a désormais un noyau sociologique à ce bloc populaire, autour duquel s’agrègent des individus d’autres milieux, dans la rue comme dans le vote. Aux européennes, il est apparu que le principal débouché politique de ce bloc, outre l’abstention et le vote blanc, a été de déposer un bulletin pour la liste Bardella. Et inversement, la liste Manon Aubry, qui assumait une identité de gauche, en a très peu profité. On sait que la gauche prospère dans la fonction publique, ou plus généralement parmi ceux qui prônent et bénéficient de la dépense publique. Dès lors, ils ont eu du mal à unir leurs forces avec des gens qui réclamaient moins de taxes. L’idéologie du souverainisme intégral porté par le Rassemblement national l’aide à mieux surmonter ses contradictions et favorise la consolidation d’un bloc populaire dont l’expression politique est, de fait, en voie d’unification.

DEVECCHIO : Ce mouvement a peut-être quand même une ambiguïté. S’agit-il réellement d’un mouvement de classe ou marque-t-il le triomphe de l’individualisme et de la société de consommation ?  

FOURQUET  : Si on reprend un certain nombre de concepts gramsciens, on peut voir dans ce mouvement l’expression d’une mobilisation des classes subalternes. Gramsci utilisait le concept de subalternité pour parler des catégories qui étaient dominées mais qui n’avaient pas forcement accédé à un niveau de structuration idéologique et d’organisation partisane suffisantes pour être considérées comme un acteur politique et historique à part entière. On a beaucoup comparé les gilets jaunes aux jacqueries et Gramsci classait justement les jacqueries dans la catégorie de ces mobilisations de classes subalternes. On est face à des groupes sociaux qui ont certes des expériences communes, mais qui s’expriment de manière extrêmement basiste et spontanéiste. Cela se fait souvent avec force et violence, sans qu’il n’y ait de débouché politique par la suite. Ces groupes sociaux ont du mal à s’agréger et à se structurer. On a bien vu qu’à chaque fois qu’un leader a voulu émerger, on lui a coupé la tête. Pour reprendre la grille de lecture de Gramsci, ces groupes sociaux n’ont pas accédé au stade de la conscience de classe et de l’organisation en tant que classe. En l’état, ils sont voués à des formes d’expression éruptives qui peuvent être très spectaculaire mais qui dans la durée ne donnent rien de solide.

SAINTE-MARIE : Cette question de l’individualisme contemporain peut être prise à deux niveaux.  Est-ce qu’il existe une culture individualiste en progression dans le pays ? Cela parait évident. La représentation qu’ont les individus d’eux-mêmes est de plus en plus individualiste et la volonté de participer à des structures collectives est nettement plus faibles. Je ne parlerais pas ni de l’Eglise catholique ni du Parti communiste car leur capacité d’encadrement s’est affaiblie depuis très longtemps, mais de la progression générale de la subjectivité. Que les Français refusent souvent de considérer la part collective de leur existence, une telle idée s’impose. Mais, deuxième niveau, cela ne signifie pas que dans leur comportement réel, et le plus souvent à leur insu, ils échappent aux déterminations collectives. Je suis même frappé par le caractère de plus en plus prédictif de la condition sociale sur le vote. En effet, il y a quelques années, avec la gauche et la droite on avait affaire à deux massifs anciens, un peu érodés, fruits d’une accumulation de traditions politiques familiales ou locales qui faisaient que l’on pouvait très bien avoir de bons revenus et voter à gauche et être de condition modeste et voter à droite. C’était devenu en grande partie des ensembles culturels. Désormais que l’ancien clivage s’est estompé, le positionnement électoral dans le nouveau monde se fait d’abord en fonction de ses ressources scolaires, patrimoniales, financières, de sa capacité à être à l’aise, ne serait-ce que dans la pratique de l’anglais, dans la mondialisation. En quelque sorte, l’irruption de cette grande entreprise de refonte sociale qu’est le macronisme a eu pour effet de ramener le vote ses fondamentaux matériels. Tant et si bien que l’on arrive à une traduction électorale des clivages sociaux principaux qui est d’une grande clarté, et même sans équivalent dans les votes antérieurs, sinon lors des deux référendums sur l’Union européenne, notamment celui de 2005, qui avait opposé le choix de la France d’en bas à celui de la France d’en haut. C’est pour cela qu’il m’apparaît que si l’individu est de plus en plus individualiste, son vote est aujourd’hui moins individualisé.

Il y aussi probablement un nouveau clivage qui n’existait pas auparavant : le clivage identitaire …

FOURQUET : La transformation de notre société en une société multiculturelle introduit évidement de nouveaux paramètres à l’équation et notamment cette dimension du rapport à l’identité et de son instrumentalisation ou utilisation politique. De cette entrée dans une ère multiculturelle découlent de nombreuses transformations sur le plan du peuplement dans certains quartiers, des conduites individuelles (contournement de carte scolaire …) et sur le plan des comportements électoraux. C’est un sujet qui est majeur. J’y vois aussi un élément qui vient fragmenter le bloc populaire. Cette fameuse France du « Non » (en référence au référendum de 2005), que Marine le Pen a cherché à incarner dans l’entre-deux tours de la présidentielle, et bien elle n’est pas homogène et même antagoniste sur cette question du rapport à l’identité et à l’immigration. On peut avoir des salariés qui ont exactement les mêmes caractéristiques socio-professionnelles, qui donc sur le papier devraient voter de la même manière mais il y a une variable qui introduit un facteur de clivage, ce sont les origines culturelles de ces publics.  Cette ligne fracture fortement le bloc populaire dont parle Jérôme.

SAINTE-MARIE : De fait, comme il est classique à travers le temps, le phénomène migratoire a plutôt tendance à favoriser les catégories dirigeantes de la société. Les immigrés arrivant plutôt au bas de l’échelle sociale, ils ont tendance à diviser les catégories populaires et à y créer une concurrence dans l’accès aux biens collectifs, dont l’école. Comme l’évoque Jérôme Fourquet, le fait d’être originaire de l’immigration extra-européenne peut amener à des comportements électoraux différents, ce qui pour l’essentiel divise le vote populaire. Par exemple, le fait d’être musulman pourra empêcher de choisir un candidat issu du Rassemblement national même si l’on est séduit par son programme social et sécuritaire. En tendance cette question identitaire va se présenter de plus en plus. Mais si je résonne plus modestement, à l’horizon de 2022, pour la prochaine présidentielle, il me semble que c’est encore un peu tôt. On surestime beaucoup la proportion d’électeurs musulmans parmi les votants, qui est plus proche de 5% que de 10%, du fait d’une moindre participation. Pour l’instant il me semble que l’immigration joue beaucoup plus dans les réalités politiques et électorales comme représentation que comme réalité électorale. Comme représentation, cela a tendance à fragmenter davantage encore la gauche et cela joue un rôle central dans l’effondrement dans les urnes de la France Insoumise, elle qui refuse d’endosser les positons d’une bonne partie de ses électeurs, notamment d’origine populaire, sur le contrôle et la réduction des flux migratoires. A court terme, cela favorise puissamment Marine Le Pen, privée d’un concurrent sérieux dans le vote populaire. Dernier point, la plupart des électeurs musulmans votent comme tous autres en fonction d’aspirations diverses et notamment je pense à une étude IFOP pour Le Pèlerin qui montre qu’ils expriment beaucoup de demandes sociales. Tout simplement parce qu’issus de l’immigration plus récente, ils sont très souvent dans des fonctions subalternes et bénéficient de l’Etat social. Cela ne les incite pas, dans leur masse, à choisir Emmanuel Macron, et s’il existe toute une frange, notamment chez les jeunes, qui adhère au libéralisme entrepreneurial, cela demeure une minorité. Ainsi, dans le cadre du nouveau clivage, une double contrainte pèse sur le vote des gens issus de l’immigration, et plus particulièrement de ceux d’entre eux de confession musulmane. Il me semble que cela favorisera surtout l’abstention lors du second tour de la prochaine présidentielle.

Est-ce que cet affrontement-là, Macron-Le Pen, que tout le monde nous prédit, est irrémédiablement figé ?

FOURQUET : En tant que sondeur, l’histoire, encore récente, nous a appris à la plus grande prudence. La vitesse avec laquelle les évolutions sont intervenues depuis 2017, Mélenchon passant de 20 à 6, la droite de 20 à 8 montre que la situation politique est très instable. Si aujourd’hui en terme de polarisation ce sont bien ces deux forces qui dominent, et l’élection européenne a de nouveau mis ces deux forces en pole position, il n’en demeure pas moins que cela serait un peu présomptueux que de s’aventurer sur ce pronostic.

SAINTE-MARIE : On se souvient qu’en septembre 2016, la perspective hautement vraisemblable était qu’Alain Juppé deviennent président de la république. En décembre 2016, la vraisemblance de l’élection de François Fillon semblait aussi très forte. Il n’en n’a pas été ainsi. Est-ce que le second tour verra s’affronter Emmanuel Macron et Marine Le Pen ? Ce n’est pas sûr, mais il est très probable que ce sera bien l’expression politique du bloc élitaire et celle du bloc populaire qui s’affronteront. Donc que le nouveau clivage politique s’installe encore davantage, au détriment de l’ancien. La configuration me parait à peu près certaine, même si le nom des candidats ne l’est pas, et si, contrairement à 2017, l’issue de cet affrontement est aujourd’hui ouverte.

https://www.lefigaro.fr/vox/societe/un-an-apres-le-debut-des-gilets-jaunes-france-ou-en-sont-tes-divisions-20191114