Propos recueillis par François BOUSQUET – – novembre 2019


ÉLÉMENTS : Dans votre livre, vous systématisez la grille de lecture que vous développez depuis 2017, celle d’un affrontement entre deux blocs, populaire et élitaire, qui tend à frapper de péremption le vieux clivage droite-gauche. Est-ce pour vous un clivage définitivement moribond ? Vous a-t-il jamais satisfait ? Les travaux d’Alain de Benoist ont-ils nourri votre réflexion ?

JÉRÔME SAINTE-MARIE. Ces signifiants fétichisés, la droite et la gauche, subissent un brutal reflux. Pour rappel, les deux candidats de second tour de la dernière présidentielle ne se retrouvaient pas dans ce clivage. Mieux encore : les trois listes arrivées en tête aux européennes, dont la liste écologiste de Yannick Jadot, ne s’y reconnaissaient pas plus. Nul doute qu’il y aura toujours des gens qui se considéreront comme de droite ou de gauche, mais leur espace électoral ne s’en est pas moins considérablement rétracté. Le nouveau clivage est perpendiculaire à l’ancien, il oppose, pour reprendre les termes d’Emmanuel Macron a évoqué, les progressistes aux populistes. Surtout, il est la traduction idéologique d’un affrontement social majeur, sur fond de mondialisation. À cet égard, je me reconnaît souvent dans les analyses qu’Alain de Benoist a développées dans Le moment populiste. On assiste donc à un désalignement électoral qui conduit les électeurs à ne plus voter pour leur famille politique traditionnelle, mais en fonction de nouveaux critères et pour des formules nouvelles.

Cet alliage d’une césure idéologique et d’une séparation sociologique me permet de parler de blocs. Tout d’abord existe un bloc élitaire au pouvoir, solidement constitué, moyennant le ralliement aux catégories dirigeantes de pans entiers de la bourgeoisie tant de gauche que de droite. Ensuite un bloc populaire longtemps resté à l’état virtuel en raison de sa division initiale, Marine Le Pen d’un côté, Jean-Luc Mélenchon de l’autre. Désormais, les choses se décantent et se simplifient de ce côté-là aussi : le bloc populaire se renforce autour de la présidente du Rassemblement national, soit par adhésion, soit faute d’alternative. De son côté, La France Insoumise me semble aller vers l’auto-élimination électorale, notamment par ses positions sur l’immigration. Dès lors, les Français considèrent que le principal opposant au macronisme est le RN, ce qui constitue un atout déterminant car le bloc élitaire est aussi démocratiquement minoritaire qu’il est socialement dominant.

ÉLÉMENTS : Chez Gramsci, cette notion de « bloc historique » fait la jonction entre deux forces, d’une part la force de coercition de l’État et d’autre part la dynamique propre à la société civile. Il n’y a de ce point de vue qu’un seul bloc historique, le bloc élitaire…

JÉRÔME SAINTE-MARIE. Sur ce point, je m’inspire en effet de l’œuvre de Gramsci, dont il faut souligner l’inspiration essentiellement marxiste. Quelle est la composition de ce bloc historique, ce bloc élitaire, qui se confond avec la « bourgeoisie » ? Il y a d’abord l’élite réelle, le fameux 1 %. C’est la haute-administration et la sphère actionnariale, managériale, mondialisée. Cette élite véritable domine en toute logique l’appareil productif et l’appareil culturel au sens large, dont les médias. Il s’agit d’une constante de toute société capitaliste et j’évoque à dessein les « deux cents familles », pointées du doigt par les radicaux-socialistes, une expression qui renvoyait aux deux cents actionnaires permanents de la Banque de France.

L’élite réelle, la fraction dirigeante, exerce le leadership, mais elle s’adosse à des catégories contiguës qui lui ont délégué leur pouvoir politique. Pour notre époque, j’en distingue deux. Tout d’abord ce qu’on pourrait appeler l’élite « aspirationnelle », barbarisme qui désigne pour l’essentiel les cadres supérieurs du public et plus encore du privé – qui encadrent, comme leur nom l’indique, l’activité sociale. Par leur mode d’existence sociale, ils adhèrent aux éléments constitutifs du macronisme, notamment le culte de la réussite individuelle, l’attachement à l’Union européenne et l’acceptation de la mondialisation sous toutes ses formes. Ce que leur propose Macron leur est du reste si idéologiquement conforme que les cadres lui sont fidélisés au-delà des avantages concrets qu’ils pourraient en attendre. Par leur vote comme dans les études d’opinion, ils se distinguent par un plus grand soutien à l’exécutif.

Vient ensuite se greffer une élite par procuration, constitués par les retraités. L’origine du revenu de ces derniers est très spécifique, elle provient de leur parcours professionnel passé et du travail des salariés actuels, le tout sous la garantie de l’Etat. Ils se représentent donc comme les actionnaires de l’économie française tout en dépendant du bon vouloir de l’exécutif. Le vote des retraités forme un atout majeur dans le jeu présidentiel puisqu’ils constituent le tiers des inscrits sur les listes électorales. Qu’observe-t-on depuis deux ans ? La stabilisation de ce bloc, cadres et retraités, pas tous bien entendu mais une large proportion, en faveur d’Emmanuel Macron et de l’élite véritablement dirigeante. La cohérence interne du bloc élitaire n’est pas parfaite, mais sa solidité se renforce par la conflictualité externe, face aux mouvements sociaux, face aux Gilets jaunes, et face aux populistes.

ÉLÉMENTS : Ce qui scelle le sort de l’union des droites…

JÉRÔME SAINTE-MARIE. Il faut prendre soin de distinguer l’union de la droite et l’union des droites. L’union de la droite, c’est le regroupement du centre et de la droite – option incarnée aujourd’hui par Xavier Bertrand, François Baroin ou Valérie Pécresse. Elle repose sur l’idée que l’univers politique français va retourner à son ancienne dichotomie, ce qui constitue une hypothèse improbable. Il en va différemment de l’union des droites, c’est-à-dire la convergence électorale d’une bonne partie de la droite et du Rassemblement national. Cette formule a pu trouver un contexte favorable dans la configuration politique des années 1980, alors que le FN campait sur une ligne globalement libérale et atlantiste. Aujourd’hui, c’est un autre parti. Curieusement, cette formule, qui n’en finit pas d’affirmer son attachement aux valeurs de droite, repose sur un pari pour le moins risqué dans les circonstances présentes, celui de conjuguer libéralisme économique et conservatisme sociétal. En fait, un tel projet trouve sa justification ultime dans l’idée très contestable qu’il existerait pour le RN un plafond de verre. Seule l’union des droites, moyennant l’apport des, disons, 10 % de voix manquantes, permettrait de le crever. Je crains que ce soit une erreur de lecture qui fonctionne sur une synecdoque politique, laquelle consiste pour ses auteurs à prendre la partie – les 10 % qui manquent au second tour – pour le tout, quitte à occulter ce dernier : les 40 % qui sont potentiellement là. Pour le dire autrement, on ne voit pas trop comment cette union des droites permettrait de conserver le vote des catégories populaires jusque-là acquis au RN.

ÉLÉMENTS : Venons-en à Marx, qui se trouve au cœur de votre analyse. On le croyez rejeté dans on ne sait quel âge glaciaire, mais pareil à Hibernatus, vous l’exhumez. Le Marx du 18 Brumaire de Louis Bonaparte, qui nous a pourtant mis en garde contre la répétition de l’histoire. Pourquoi Marx ? Qu’est-ce qu’il a encore à nous apprendre ?

JÉRÔME SAINTE-MARIE. J’ai toujours baigné dans cette inspiration analytique. Ce qui m’intéresse chez Marx, ce n’est pas le Capital, ni même les écrits philosophiques, ce sont avant tout ses analyses en prise avec l’actualité sociale de son temps, une forme de journalisme, particulièrement dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte. Marx ne ramène jamais la politique seulement à elle-même, mais la relie au jeu des forces sociales, dans un rapport médiatisé par l’idéologie. Ses analyses historiques sur la période 1848-1851, qui voit se succéder révolution démocratique, insurrection populaire, constitution du parti de l’ordre, première élection présidentielle au suffrage universel, affirmation de l’option bonapartiste et finalement coup d’Etat, sont l’occasion de confronter ses théories à des situations concrètes. Il affine alors des concepts qui m’ont paru utile pour comprendre un autre épisode politique inhabituellement intéressant, celui que nous vivons depuis trois ans. Peu à peu, si j’ose dire, le livre de Marx a pris le pouvoir sur le mien. Cette comparaison entre les années 1848-1851 et 2016-2019 permet, par analogie ou par décalage, de mieux faire ressortir les reliefs de notre actualité.

ÉLÉMENTS : Pourquoi ces antagonismes de classe ont-ils à ce point disparu du commentaire politique ? Pourquoi ce déni érigé en lieu commun de l’idéologie dominante ?

JÉRÔME SAINTE-MARIE. Un pouvoir social ne gagne guère à son dévoilement, surtout lorsqu’il doit tenir compte du suffrage universel. En outre, depuis des années, ceux qui ont le plus conscience d’appartenir à une classe sociale cohérente sont situés en haut de l’échelle. Ce sont les mieux dotés financièrement, socialement, culturellement. Ils constituent non seulement une classe sociale en soi, objectivement, mais aussi une classe pour soi tant ils ont conscience de former un groupe dominant. Ce sentiment d’appartenance collective est moins prégnant pour les catégories populaires, encore que les Gilets jaunes ont changé la donne. A cette occasion, la société s’est contemplée sans fard, condition pour que les classes sociales raffermissent la conscience d’elles-mêmes. Le phénomène des Gilets jaunes a jouée un rôle pédagogique et clarificateur sans égal.

Il me semble en effet que la notion de classes sociales demeure pertinente, et même qu’elle l’est davantage avec l’affirmation du projet macroniste. Tout ce qui s’écrit sur le triomphe de l’individu doit être mis en regard de cette permanence têtue. Il faut bien distinguer deux choses : si notre monde est bel et bien soumis à une culture individualiste, les positionnements politiques répondent toujours, et même de plus en plus, à des logiques collectives liés avant tout aux positions sociales. Les résultats référendums de 1992 et 2005 sur l’Europe sont éloquents, ils découpent en deux la société sur des critères qui n’ont rien à voir avec l’individualisation des modes de vie, mais tout avec le niveau de revenus, le capital scolaire et l’accès à la propriété. Le lieu d’habitation aussi, mais il s’agit d’une variable très dépendante de ce qui précède. On peut même deviner les résultats de la liste « En Marche » aux dernières européennes à partir du prix au mètre carré dans la commune ou le quartier considéré ! Et aussi, en sens inverse, pour le score de la liste Rassemblement national.

Encore un mot sur les classes sociales. Ce n’est pas du tout une invention de Marx. Avant lui, des libéraux recouraient à la notion de classe sociale, et à son époque Guizot ou Tocqueville l’invoquaient sans cesse. Dans un autre ordre d’idées, j’ajouterais que la méthode même des sondages est fondée sur l’idée que les situations sociales sont structurantes des opinions. Et chez les praticiens de l’activité politique, tout le monde raisonne à partir de ces catégories, et personne n’imagine gagner une élection en faisant abstraction des demandes matérielles spécifiques à chaque strate de l’électorat. Cette différenciation sociologique du vote a rarement été aussi évidente.  Observez le niveau du vote ouvrier pour Marine Le Pen, qui y rejoint les niveaux observés en faveur du Parti communiste à sa grande époque, et ceci malgré la présence au sein de ce groupe social de nombreuses personnes issues de l’immigration extra-européenne.

ÉLÉMENTS : Vous jouez Marx contre Tocqueville. Surestimerait-on les processus d’individualisation et d’atomisation à l’œuvre au point d’occulter l’importance des réalités sociologiques ? La preuve par les Gilets jaunes…

JÉRÔME SAINTE-MARIE.

Pas exactement, dans la mesure où lorsque Tocqueville évoque les journées insurrectionnelles de juin 1848, il parle de classes et relie les événements politiques à celles-ci. Quant au phénomène des Gilets jaunes, il me paraît valider cette lecture. Sur les ronds-points et dans les rues, lors des premiers samedis de protestation, on trouvait surtout des membres des classes moyennes inférieures ou populaires, presque toujours du secteur privé : ceux qui subissent de plein fouet la précarisation, la flexibilisation, l’ubérisation et la paupérisation. Ils rappelaient les populations émeutières du XIXe siècle, en voie de prolétarisation. C’était quoi, le prolétariat, à cette époque ? La fusion des débris des classes anciennes, paysans, artisans, domestiques ou commerçants, en une condition commune, celle de dépendre d’un travail salarié sans plus de garantie statutaire. Ceux qui y étaient réduits s’en plaignaient, mais ceux qui se sentaient menacés d’être amenés à cet état n’étaient pas moins véhéments. Il y a eu dans le mouvement des Gilets jaunes un phénomène de cristallisation similaire à celui produit par les journées de Juin 1848 ou de Mars 1871, Eléments en a déjà parlé. Les participants et leurs soutiens se sont de plus en plus reconnus comme une classe sociale à part entière, développant des formes d’expression nouvelles en puisant dans un fond culturel commun. Ils n’ont pas eu beaucoup à faire pour que leurs adversaires se dévoilent et qu’apparaisse une ligne de partage très clairement située. Si du reste il n’y avait pas eu cette conflictualité sociale, binaire et profonde, jamais la violence n’aurait atteint un tel niveau. Au pôle élitaire a répondu un bloc populaire, à la réunification de la bourgeoisie lors des scrutins de 2017 a correspondu la réunification du prolétariat moderne sur les places et les ronds-points à l’hiver 2018. Entre les deux, se rapprochant de l’un puis de l’autre, demeurent d’autres groupes. Ils sont en tous points intermédiaires, composites, hésitants. S’ils se reconnaissent encore parfois dans la gauche ou la droite, ils paraissent hors d’état de constituer une force hégémonique, laissant cette perspective aux deux blocs antagonistes.

ÉLÉMENTS : Il est évident pour vous qu’on assiste à une radicalisation du macronisme. Cette radicalisation va-t-elle déboucher sur une radicalisation (et une réunification) symétrique du camp populiste ?

JÉRÔME SAINTE-MARIE. Macron a radicalisé les différences sociales, ne serait-ce qu’en mobilisant l’appareil d’État contre les Gilets jaunes, la police, le Parquet, jusqu’aux lois supposément dévolues à la lutte contre les casseurs ou les fake-news. En accentuant l’abaissement du clivage gauche-droite, il a rendu particulièrement visible une polarisation verticale, avant tout matérielle. La société française est ainsi devenue dangereusement lisible à elle-même. Les apparences trompeuses, les voiles idéologiques, les fétiches partisans s’estompent. C’est une des raisons de l’échec de La France insoumise, qui n’a pas su s’en détacher. Mais peut-être paie-t-elle aussi la diversité sociologique de son électorat, et le poids des classes moyennes du secteur publique parmi ses cadres, mal à l’aise par rapport aux demandes du prolétariat moderne. La force de Macron et de Le Pen, c’est au contraire de s’appuyer sur la cohésion sociologique et culturelle de leur socle électoral. D’où la polarisation politique autour de ces deux blocs. Car le pays se polarise bien plus qu’il ne se fragmente.

ÉLÉMENTS : Une grille de lecture exclusivement marxiste telle que la votre élude l’un des ressorts les plus puissants du vote populiste : les enjeux identitaires, les questions culturelles, ce que la sociologie anglo-saxonne, condescendante, nomme commodément les « paniques morales ». Qu’est-ce que Marx a à nous dire de l’immigration, sur laquelle vous vous attardez longuement – et à raison ? La France insoumise semble sur ce point beaucoup plus marxiste que vous – c’est pour elle un sujet inexistant…

JÉRÔME SAINTE-MARIE. Le fait d’utiliser une méthode n’aboutit pas, je l’espère, à croire que celle-ci à réponse à tout, surtout lorsqu’elle a été élaborée il y a près de deux siècles. Dans ses écrits historiques, Karl Marx évoque très peu l’immigration, tout simplement parce qu’elle était pratiquement inexistante au milieu du XIXème siècle en France. Son importance actuelle est à l’évidence considérable, à la fois comme réalité et comme représentation.

Je crois que Jean-Luc Mélenchon s’est éliminé de lui-même, faute d’aborder cette question, ou pire, en la traitant selon les codes de la gauche chers à la plupart des cadres de sa mouvance. L’effondrement de LFI vient surtout de là : elle a refusé de répondre à cette demande sociale des catégories populaires. Il y a plusieurs explications à cela. La première est que les formations politiques sont victimes des tabous et des contraintes qu’elles se donnent. LFI n’a pas osé poser la question de l’immigration, ni dans ses dimensions culturelles, ni dans ses dimensions sociales. Il y est interdit d’évoquer la concurrence sur les aides sociales, les effets sur l’école ou bien le cadre de vie, choses que Christophe Guilly par exemple a fort bien traité. Mélenchon a voulu une « marée populaire », mais sans vouloir s’en donner les moyens. Il a donc laissé un bloc populaire se constituer sans lui et même à terme contre lui. Il a rabattu son mouvement sur sa gauche, en ne s’adressant plus qu’à des catégories qui appartiennent à l’univers de la dépense publique, sinon même de la fonction publique. Ces populations ne sont pas sur la ligne de front du combat social, protégées qu’elles sont par l’effet de luttes sociales antérieures.

Au passage, Jean-Claude Michéa l’a suffisamment rappelé, la gauche n’a pas grand-chose à voir avec Marx, même si sur ses marges cette figure est parfois invoquée. Mais ce n’est pas parce qu’on arbore un tee-shirt Che Guevara qu’on s’est battu en Bolivie. ! Toujours est-il qui si l’immigration n’était pas un enjeu pour Marx, c’est est un aujourd’hui. Il s’agit même d’un triple enjeu politique, la demande des électeurs étant forte, conflictuel, car des options différentes et même opposées s’affrontent, et total, puisque l’immigration synthétise un rapport au monde. Et s’il n’y a d’ailleurs pas eu jusque-là d’unité des populistes, cela tient pour beaucoup au rapport des uns et des autres à l’immigration. Une fois encore, de la contradiction nait son dépassement. Principal obstacle à la constitution de la forme politico-social qu’est le bloc populaire, elle en devient aujourd’hui, l’adjuvant, en éliminant la concurrence de LFI par rapport au RN comme débouché électoral contre le pouvoir du bloc élitaire.

ÉLÉMENTS : Vous ne croyez pas au plafond de verre du lepénisme. Serait-ce à dire que Marine Le Pen peut gagner la prochaine présidentielle ? 

JÉRÔME SAINTE-MARIE. En 2017, la présence annoncée de Le Pen a permis l’élection de Macron, en fait dès le premier tour. C’est ce « spectre populiste » qui a rendu possible – et nécessaire – la réunification de la bourgeoisie libérale, de gauche comme de droite. Telle est l’histoire du macronisme, mais il faut bien voir que le macronisme aurait existé sans Macron. On aurait alors parlé de juppéisme ou de vallsisme. Macron n’a jamais fait qu’investir une forme politique qui lui préexistait. Aujourd’hui, les rôles sont inversés : le macronisme, en tant que projet dynamique vouée à tout emporter sur son passage, se présente comme le meilleur atout de Marine Le Pen.

Tout d’abord le macronisme se voue à la libération des énergies : s’adapter, innover, en finir avec la « société bloquée », titre du fameux livre de Michel Crozier. C’est là une authentique « révolution », titre d’un autre livre, celui-ci de Macron, répondant en cela à la dynamique révolutionnaire du capitalisme, dont la logique intrinsèque, Marx et Engels l’écrivaient en 1848, amène la destruction des traditions et des cadres de solidarité collective, dont désormais le cadre national. Or, jusqu’à preuve du contraire, celui-ci constitue le lieu privilégié du transfert et de la redistribution des richesses. Tout cela est appelé à disparaître. On privatise les trains, les aéroports, les barrages, bientôt le vivant, à travers la GPA. Il y a quelque chose à acheter, il y a quelque chose à vendre – voilà la dynamique du capitalisme, la marchandisation du monde. Emmanuel Macron est le visage local et contingent d’une logique globale. Et celle-ci rebute de plus en plus les Français. Le bloc élitaire saisi par l’hubris, se présentant sous ses propres couleurs et sans dissimuler ses objectifs, finit par travailler pour son adversaire électoral.

La vie politique française est donc aujourd’hui surplombée par la possibilité d’un renversement vertigineux. Trois sondages réalisés par l’IFOP et OpinionWay en entre février et septembre 2019 ont donné 43 % d’intentions de vote pour Marine Le Pen au second tour. Très récemment, un sondage IFOP pour le JDD établit son score à 45%. Le prétendu « plafond de verre » se serait donc relevé en deux ans et demi de 10, voire de 12 points ! Or notre vie politique est dominée par la perspective du second tour à la présidentielle. Il y aura cette fois un candidat sortant, avec un bilan contre lequel s’accumulent tous les mécontentements, quels qu’en soient le motif. Aujourd’hui, plus de six Français sur dix considèrent que son élection a été une mauvaise chose pour le pays. Surtout, la nouvelle politique des blocs ne lui est pas favorable, car celui qu’il incarne, le bloc élitaire, suscite l’ire d’une multitude, y compris parmi les classes moyennes. Cette dialectique qui a produit, face à la poussée populiste, la réunification de la bourgeoisie, sacrifiant ainsi un clivage gauche-droite devenue dysfonctionnel, peut déboucher sur un troisième moment, la négation de la négation si l’on peut dire. En d’autres termes, la montée d’un vote populiste, adossé au bloc populaire et le dépassant par le renfort des classes moyennes. Se trouverait alors parachevé le mouvement tellurique en cours, et s’annoncerait une compétition acharnée à l’horizon 2022, bloc contre bloc.