Tribune Figaro Vox du 20/09/20


TRIBUNE – Le pays paraît retenir son souffle. Et cette rentrée politique et sociale s’écarte de tous les précédents en temps de paix, explique l’analyste politique, Jérôme Sainte-Marie, fondateur de Polling Vox.
 
 
Plusieurs mois après le confinement, la France demeure en état de sidération. L’activité a repris tant bien que mal, mais le traumatisme n’est pas effacé. Il est même entretenu par les développements officiels sur l’imminence d’une « deuxième vague », voire par des allusions à un éventuel reconfinement. Cette situation aberrante au sens strict (c’est-à-dire qui rompt avec l’état normal des choses), quelle que soit par ailleurs la réalité du péril sanitaire, pèse sur la rentrée politique et lui donne son actuel caractère d’artificialité.
 
Une récente étude de l’institut IPSOS montre l’ampleur du phénomène dans l’opinion. De très loin, l’évolution de la pandémie constitue la principale préoccupation des Français, devant les thèmes traditionnels du pouvoir d’achat, du système social ou de l’insécurité. Ce qui les effraie, pour les deux tiers d’entre eux, n’est pas tant le risque sanitaire lui-même que le risque économique et social. S’ils acceptent très majoritairement les contraintes imposées pour lutter contre la diffusion du virus, ce n’est pas seulement parce qu’ils en admettent l’utilité intrinsèque, mais aussi en raison d’une menace supérieure, celle de mesures drastiques pouvant plonger le pays dans une récession durable et bousculer des situations professionnelles souvent fragiles.
Il s’agit d’une configuration sans précédent en temps de paix. De fait, le pouvoir exécutif dispose dans une large mesure de l’existence des citoyens. A tout moment il peut modifier les règles strictes de comportement dans l’espace public, avec ce qu’il faut de nécessité mais aussi d’arbitraire. Au début de la crise sanitaire, le mécontentement était fort, tant se dégageait une impression d’incohérence dans la politique suivie par l’Etat. Ce sentiment a laissé place à un jugement moins sévère, teinté de résignation. Pour Emmanuel Macron et le gouvernement, l’impact de la crise dans l’opinion publique a des effets ambivalents. Certes, elle les expose à de vives critiques et les place devant des décisions dramatiques, mais aussi, comme dans d’autres pays, elle place la puissance publique dans une situation de domination inouïe voire d’infantilisation des gouvernés.
 
Dès lors, la plupart des mécanismes habituels en cette période de l’année sont désamorcés. La rentrée sociale est atone, les « journées d’action » syndicales n’ayant pas plus de succès que les tentatives de ranimer un mouvement des Gilets jaunes moribond. Il y a là une certaine logique : la crainte d’un effondrement économique et d’une explosion du chômage n’incite pas à la contestation. En outre, la mise à l’arrêt du programme de réforme du gouvernement préserve celui-ci d’une mobilisation de rue, sans pour l’heure susciter trop d’impatience chez ses partisans, tant la crise sanitaire modifie les critères de jugement à l’égard du pouvoir. Celui-ci conserve la confiance du « bloc élitaire », constitué autour des cadres supérieurs et d’une fraction importante des retraités, et bénéficie du soutien d’à peu près quatre Français sur dix.
 
La rentrée politique est donc placée sous le signe de multiples paradoxes. Minoritaire dans le pays, incapable de conquérir électoralement la plupart des grandes villes dont la sociologie lui est pourtant favorable, le parti présidentiel conserve une hégémonie qui ne se réduit pas à sa prééminence institutionnelle. La vie politique française se jouant désormais à la majorité relative, le camp macroniste exerce sa domination aussi bien sur la gauche que sur la droite traditionnelle, quoique les forces de « l’ancien monde » aient bien résisté lors des dernières élections municipales. La mue proposée par Emmanuel Macron au monde politique est donc inachevée. Le clivage qu’il a promu, celui opposant les « progressistes » aux « populistes », n’a pas fait disparaître l’ancien mais l’a subordonné. Aujourd’hui, d’après IPSOS, 71% des Français considèrent que « les notions de gauche et de droite sont dépassées », et d’ailleurs, lorsqu’il s’agit de se définir politiquement, seuls 23% d’entre eux choisissent de se dire « de droite » et 21% « de gauche ». Il y plus préoccupant pour les dirigeants de LR : fin août, d’après BVA, 57% de leurs sympathisants exprimaient une bonne opinion à l’égard du président de la République dans l’exercice de ses fonctions, et 80% faisaient de même à l’égard du Premier ministre. Pourtant, de manière presqu’unanime, les sympathisants LR souhaitent disposer de leur propre candidat à l’élection présidentielle.
 
Si la droite donne parfois l’impression d’exagérer ses difficultés, la gauche préfère s’illusionner sur ses chances. L’heure est à la refondation, comme au début des années 1990 à la gauche du PS, voire à la gauche plurielle, comme à la fin de celles-ci, avant que cette année, son centenaire approchant, soit lancée l’idée d’un Congrès de Tours à l’envers. Pourtant, d’après les sondages d’intentions de vote pour la prochaine présidentielle – sans valeur prédictive mais établissant les rapports de force actuels entre les courants politiques -, tout cela se joue dans un périmètre limité à 25% des électeurs. Les contradictions ne s’y limitent pas aux rivalités entre dirigeants et aux détestations entre sympathisants. Non seulement des thèmes aussi fondamentaux que la construction européenne divisent l’ensemble théorique de la gauche et des écologistes, mais en outre il n’y a pas de perspective de victoire évidente, sinon lors d’élections locales. L’accueil dithyrambique réservé au dernier ouvrage de Lionel Jospin, notamment par la France insoumise, a constitué l’ironique aveu de l’impasse actuelle.
 
Dans une vie politique dominée, surtout à partir de la moitié du quinquennat, par le second tour de la présidentielle, et donc de la représentation que l’on s’en fait, l’affrontement entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen demeure structurant. Il ne s’agit pas d’une question de personnes – ni l’un ni l’autre en sont particulièrement populaires -, mais d’une logique politique profonde. Certes, selon une récente enquête IFOP, les deux tiers des Français disent ne pas souhaiter la réédition du duel de 2017 (dont, curieusement, une large majorité des sympathisants de LREM, ce qui relativise le sens de ces réponses), mais leurs intentions de vote de premier tour la rendent très probable. Or il ne s’agit pas d’un casting pour une série télévisée, même politique, mais de l’illustration électorale du clivage principal, ancré dans un affrontement idéologique et sociologique cohérent, ici comme ailleurs en Europe. Le climat étrange répandu par la pandémie du covid 19 produit une artificialisation temporaire de la vie politique et sociale du pays. Il n’en change pas les données fondamentales, plaçant la gauche comme la droite devant l’urgence de trouver une solution dépassant le conflit prévisible entre le « bloc élitaire » et le « bloc populaire ». Rien n’est jamais impossible en politique, mais l’on ne voit guère en quoi les données du problème auraient été modifiées par rapport, disons, à la rentrée de septembre 2019, avant le début de la crise multiforme que nous affrontons.

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