Entretien pour Marianne par par Kévin Boucaud-Victoire.


Après des municipales décevantes et plusieurs défaites à des législatives partielles, LREM a connu une nouvelle désillusion lors des sénatoriales de ce 27 septembre. Dans le même temps, le mouvement présidentiel subit les départs de députés et de cadres du mouvement, au point qu’il semble connaître la plus grave crise de sa très jeune histoire.

MARIANNE – Comment expliquer tous ces départs de LREM ?

L’actuelle crise au sein de REM est singulière. On pouvait imaginer qu’elle interviendrait lorsque le président de la République était en grande difficulté politique et elle survient alors qu’il est conforté par les enquêtes d’opinion. En cette rentrée, selon l’IFOP, 38% des Français le soutiennent, ce qui est bien mieux que ses deux prédécesseurs au même moment de leur mandat, mais aussi que ses propres résultats à cette question en septembre 2019 ou 2018.

Elle n’est pas due non plus à une compétition interne pour la prochaine élection présidentielle. Lorsque l’on observait autrefois les crises au sein du Parti socialiste ou, à droite, du RPR puis de l’UDI, , la plupart s’expliquaient par des rivalités entre « écuries » présidentielles. Là, ce n’est absolument pas le cas, Emmanuel Macron est crédité de très bons scores dans les intentions de vote à la présidentielle et nul ne fait l’hypothèse de son forfait.

Il faut plutôt s’en remettre à deux variables : d’une part les convictions personnelles de certains députés sur certains sujets, à la marge, d’autre part l’incapacité de LREM à remplir pleinement les différentes fonctions d’un parti politique, principalement.

LREM est-il un mouvement sans vraie colonne vertébrale idéologique ?

Je pense tout au contraire que LREM a une cohérence idéologique bien plus grande que le Parti socialiste ou LR, et que c’est la clef du succès d’Emmanuel Macron en 2017 – LREM n’étant que l’ombre portée du chef de l’Etat.

Il s’agit d’une idéologie profondément libérale, à la fois en matière économique et en matière de mœurs. Bien entendu, dans le détail on constatera des accrocs à cette ligne générale : l’Etat intervient massivement face à la crise sanitaire, ou bien Emmanuel Macron utilise quelques références vaguement réactionnaires, mais cela reste marginal. Les privatisations continues, la marchandisation de toutes choses aussi, et plus généralement on exalte une société du choix individuel, atomisée, ouverte, et parfaitement configurée pour l’extension du domaine de la lutte de tous contre tous, pour paraphraser Michel Houellebecq. Evidemment, les différences sociales ne sont pas abolies et l’égalité des chances n’a guère sa place dans cette « libération des possibles », pour reprendre la formule macronienne. On a là à l’état pur l’inverse d’un projet socialiste, sans pour autant que l’on puisse parler d’un programme de droite. Il s’agit donc d’une ligne idéologique cohérente et à laquelle les députés qui sont aujourd’hui mécontents avaient adhéré sans état d’âme en 2017.

LREM a obtenu des résultats décevant aux élections municipales et a largement perdu lors des dernières élections législatives partielles. A quoi attribuer ces échecs ?

La résistance des anciennes structures de la politique locale lors de ces scrutins n’était pas évidente. C’est dans les villes et plus encore dans les métropoles qu’Emmanuel Macron avait fait ses meilleurs scores et, après les européennes, commentateurs et acteurs de la politique prédisaient souvent une vague LREM aux municipales. Pour le parti présidentiel, c’était un test, celui de savoir s’il existerait en dehors de sa fonction de support parlementaire à l’exécutif.

L’échec est cinglant. Il s’est jouée, pour les municipales, avant même le scrutin, beaucoup d’élus sortants ne souhaitant finalement pas rejoindre le parti du pouvoir. La peur d’un vote sanction à l’égard de celui-ci a été prédominante dans ces calculs. Or, si les Français n’hésitent pas à élire des débutants lors des législatives, ils hésitent à le faire pour diriger leur commune de résidence, car là il faut une maîtrise technique des dossiers, il y a un budget, et l’équipe en charge doit rester cohérente. Or le spectacle donné par certains députés LREM en début de mandat est resté dans les mémoires, et plus généralement le parti n’a pas réussi à exister localement.

D’ailleurs, c’est à peine si l’on peut parler d’un parti pour ce rassemblement. Conçu pour éviter toute fronde, toute formation de courant ou, c’est dans les statuts, toute « constitution de baronnies locales », il est resté, pour reprendre les termes de Jean-Luc Mélenchon pour qualifier la France insoumise, à l’état gazeux. Pourquoi c’est un problème ? La lecture des penseurs de la forme parti s’impose ici, tels Roberto Michels au début du XXème siècle (dans son livre « Sociologie du parti dans la démocratie moderne ») ou Daniel Gaxie ( dans son article de 1977 « L’Economie des partis et les rétributions du militantisme »). La structuration partisane ne répond pas un caprice, elle a des fonctions toujours actuelles. Il faut pouvoir faire des « carrières » militantes pour que les sympathisants s’engagent durablement. Cela veut dire laisser vivre des structures hiérarchisées, valoriser les bonnes volontés, récompenser l’implication par des investitures, permettre l’expression des opinions aussi. Même bureaucratisé, un parti classique sera toujours plus démocratique qu’un mouvement sans structure, entièrement dépendant du sommet. De ce point de vue, le PCF, le PS, LR ou le RN sont plus démocratiques que LFI ou LREM. L’échec du parti macronien à construire des carrières politiques pour ses membres, sauf pour une poignée de ministres et de cadres nationaux, est patent. Je crois que cela compte pour beaucoup dans la désillusion des députés qui voient s’estomper leur espérance d’implantation durable sur leur territoire.

Vous avez analysé Emmanuel Macron comme le représentant du « bloc élitaire ». Les déboires de LREM signifient-ils que ce bloc s’effrite ?

A ce stade, pas du tout. Le président de la République, je le répète, aborde cette rentrée a avec une forte cote dans l’opinion. Les élites réelles, les cadres supérieurs et une partie significative des retraités, les trois piliers du « bloc élitaire », lui restent fidèles, tout autant que les classes populaires demeurent hostiles. Entre les deux, les classes moyennes dispersent toujours leurs suffrages entre la gauche, les écologistes et la droite, sans disposer d’une solution de remplacement. Si, entre la présidentielle et les européennes le vote macronien a évolué dans sa composition, en termes d’origine politique des électeurs, dans le même temps sa cohérence sociologique s’est renforcée. Au niveau national, le champ politique demeure structuré par l’affrontement entre « progressisme » et « populisme », avec comme incarnations Emmanuel Macron et Marine Le Pen. Le président de la République en est conforté, cependant que le RN demeure, et de loin, la principale force d’opposition aux yeux de l’opinion. Cela peut-il changer d’ici à 2022 ? Oui, bien sûr, par principe. Est-ce probable ? Non, car cela répond à une logique structurelle, politique, idéologique et sociale.  Le bloc élitaire a donc des beaux jours devant lui.

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