La Gazette des communes du 17/09/20


Le politologue Jérôme Sainte-Marie décrypte la poussée verte dans les métropoles à l’aune de sa théorie des blocs « élitaire » et « populaire ». Piquant

Lors de l’édition 2001 des municipales, le Parti Socialiste ravissait à la droite les bastions de « l’upper-class » Paris et Lyon, mais il perdait une série de petites villes ouvrières comme Woippy, Villers-Côtterets ou Roanne. Le coup d’envoi, pour le géographe Christophe Guillluy, du 21 avril 2002 et d’un rétrécissement sociologique à l’origine de la chute du PS.

Le politologue Jérôme Sainte-Marie préfère faire remonter cette fracture au référendum sur la Constitution européenne de 2005. Le théâtre, à ses yeux, d’une opposition entre le « bloc élitaire » et le « bloc populaire  ». Un face à face au cœur de son dernier essai (Bloc contre bloc, lauréat du Prix du livre politique 2020 de l’Assemblée nationale, publié aux Editions du Cerf et bientôt disponible en poche).

D’un côté, les classes urbaines « éduquées », largement acquises à la mondialisation. De l’autre, la France des sous-préfectures et de la désindustrialisation, nettement moins diplômée et résolument hostile au dépassement de la Nation. Au clivage politique traditionnel gauche-droite, s’est substitué, selon Jérôme Sainte-Marie, un vote de classe. Explications, à l’aune de la percée écologiste dans les grands centres urbains.

 

Comment se traduit, sur le plan territorial, le clivage entre ce que vous appelez le « bloc élitaire », incarné par Emmanuel Macron, et le « bloc populaire », représenté par Marine Le Pen ?

Moins une commune est peuplée, plus elle vote, aux élections nationales, en faveur du Rassemblement National. La décrue est ensuite assez lente. Elle s’accélère brutalement, d’abord autour de 100 000 habitants, puis à Paris. Les chiffres, présentés par Jérôme Fourquet au lendemain des européennes de 2019, sont tout à fait éloquents. Le vote en faveur de la liste RN menée par Jordan Bardella culmine à 28 % dans les communes de moins de 3 500 habitants. Il descend à 14 % dans les communes de plus de 100 000 habitants pour chuter à 7 % dans la capitale.

Dans quelle mesure s’agit-il d’un phénomène européen ?

L’opposition entre le bloc populaire et le bloc élitaire est très prégnante un peu partout : en Grande-Bretagne, en Italie, en Pologne, en Hongrie… Elle renvoie à la spéculation immobilière, en explosion dans les grandes villes, et beaucoup plus faible ailleurs. Cette concentration des richesses, que certains attribuaient au jacobinisme en France, est avant tout aujourd’hui le produit d’une dynamique propre au marché mondial.

Existe-t-il, malgré tout, des exceptions ?

Marseille, qui est une grande ville tellement étendue qu’elle absorbe sa propre banlieue, reste plus pauvre que les autres. Mais, comme ses consœurs, elle accueille un nombre important d’arrivants souvent venus d’autres centres urbains et de l’étranger. Ces nouvelles populations broient les spécificités locales. Elles sont, selon la classification de David Goodhart, des « anywhere » (Ceux qui sont de partout), en opposition aux « somewhere » (Ceux qui sont de quelque part).

Ces vagues de nouveaux arrivants n’expliquent-elles pas le succès des écologistes aux dernières municipales dans les métropoles, en particulier dans la capitale des Gaules où c’est un néo-lyonnais, David Doucet, qui est devenu maire ?

Je partage cette analyse. Ces nouveaux arrivants, qui appartiennent aux classes moyennes diplômées, ont fait la différence à Marseille comme l’a montré une étude de la Fondation Jean Jaurès. Le vote écologiste a cependant ceci de spécifique qu’il constitue une tentative d’échapper à l’affrontement social bloc contre bloc.

En quoi les électeurs EELV n’appartiennent-ils pas au « bloc élitaire » ?

Dans les arrondissements de l’est parisien par exemple, ils ne s’identifient pas au au discours de la réussite d’Emmanuel Macron et à la bourgeoisie. Certes, ils bénéficient de revenus supérieurs à la moyenne nationale. Mais beaucoup d’entre eux tirent la langue, car ils n’ont pas accès à la propriété et doivent payer des loyers élevés. De ce point de vue, les nouveaux maires écologistes sont le reflet des aspirations et des frustrations de la petite bourgeoisie urbaine.

Ne sont-ils pas aussi davantage attachés au libéralisme culturel qu’au libéralisme économique ?

Bien sûr, on observe chez les écologistes des protestations contre la technologie et les traités internationaux de libre-échange. Mais il y a aussi, chez eux, un individualisme forcené et une opposition à l’Etat-nation qui rendent leur anticapitalisme pittoresque… Leur pente naturelle va plutôt, à mon sens, vers un capitalisme vert, fondé sur la rénovation énergétique des bâtiments par exemple.

La place accordée à la voiture n’est-elle pas devenue le point névralgique de votre théorie des deux blocs, avec, d’un côté, la fronde des gilets jaunes issus de la France périphérique et, de l’autre, les métropoles qui, comme Paris, vouent aux gémonies la circulation automobile ?

Non. Beaucoup de cadres, dans les zones urbaines, possèdent encore deux voitures. Cette opposition territoriale tient, à mon sens, davantage à l’apparition de villes-mondes détachées de leur arrière-pays. Cela a été théorisé par Anne Hidalgo et son collègue le maire de Londres Sadiq Khan juste au lendemain le Brexit. Tous deux plaidaient, pour un retour aux cités-Etats sur le modèle des villes marchandes d’Italie et des Pays-Bas de la fin du Moyen-Age. Cela avait en partie du sens à Paris. En partie seulement, car la capitale serait à la peine sans ses fonctions administratives centrales. En tout cas, cela en dit long sur la représentation que Paris se fait d’elle-même.

N’existe-t-il pas un hiatus entre une scène politique locale encore aux mains des anciens partis LR et, à un degré moindre, le PS et une scène politique nationale dominée par LREM et le RN ?

Au moment même du second tour des municipales de juin où LREM et le RN n’ont pas existé, un sondage accordait 60 % à ces deux partis au premier tour de la présidentielle. Cela montre que le bloc élitaire et le bloc populaire sont bien en place. Mais, c’est vrai, les anciens partis dominent toujours la vie locale. Cela justifie pleinement l’existence du Sénat, qui en est l’émanation.

Est-ce que cela n’invalide pas votre théorie des deux blocs ?

Je ne crois pas que l’on puisse tirer de grandes leçons d’un scrutin municipal pour lequel la participation a été aussi faible. L’offre politique y était totalement illisible, avec des listes qui n’affichaient pas leur couleur politique. Elle était aussi partielle car, du fait de sa faible implantation, le RN n’a pas présenté de candidats partout. A mes yeux, le fait majeur de ces municipales reste l’abstention. C’est préoccupant, car la commune est un pilier de la République, comme l’a écrit Maurice Agulhon dans La République au village.

En quoi le résultat des municipales peut-il, malgré tout, donner le la pour les régionales et les départementales de mars prochain ?

Du fait de la faible identification, chez les électeurs, des nouveaux grands ensembles territoriaux, les régionales constituent un scrutin plus national que local. Le résultat s’annonce différent des départementales où les candidats bénéficient souvent de leur ancrage municipal. Les Français sont d’ailleurs attachés à cet échelon. S’ils n’évoquent jamais, comme Jean Castex et la technocratie parisienne, « les territoires », rarement leur « région », ils se sentent pleinement de leur département. Prototypes des Gilets jaunes, les groupes « Colère » contre le passage de la limitation de vitesse de 90 à 80 km/h se désignaient en fonction du numéro de leur département. Cela a perduré. Les gilets jaunes inscrivaient aussi leur numéro de département sur leur chasuble.

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