Entretien dans EMILE


Si depuis le vote de l’état d’urgence sanitaire, l’ensemble des forces politiques françaises soutient les décisions exceptionnelles prises par le gouvernement, l’opposition continue de questionner la chronologie de la crise et les mesures à venir. Par ailleurs, les conséquences économiques et l’exacerbation des différences sociales liées au confinement pourraient générer de fortes tensions et clivages idéologiques. Alors, quelles conséquences la crise du coronavirus pourrait-elle avoir sur le paysage politique français ? Jérôme Sainte-Marie, politologue et président de PollingVox, livre son analyse à la rédaction d’Émile.

1/ Le gouvernement a obtenu du Parlement des pouvoirs exceptionnels ce week-end, avec le vote de l’état d’urgence sanitaire. Toutefois les polémiques qui restaient feutrées jusqu’ici commencent à prendre plus d’ampleur. L’union nationale commence-t-elle à s’enrayer ? Comment expliquer cette inflexion ?

Cette question de l’union nationale recèle bien des ambiguïtés. Tout d’abord par sa proximité sémantique avec l’Union sacrée, comme en 1914, rapprochement que suggère fortement l’invocation récurrente à l’état de guerre dans les adresses présidentielles. Qu’Emmanuel Macron ait enfin renoncé dans son allocution télévisée du 13 avril à cette analogie artificielle ne peut qu’être salué. Par ailleurs, même en période de guerre, même durant la Grande guerre et ses 1,4 millions de Français tués, la vie politique avait continué. Ainsi, lorsque Clémenceau accède au pouvoir à la mi-novembre 1917, ceci survient à l’issue d’une crise parlementaire tout à fait classique.

L’essentiel pour aujourd’hui est de constater l’accord de toutes les forces politiques organisées autour des mesures d’urgence sanitaire. A ce stade, aucune d’entre elles ne remet en cause le confinement et les efforts demandés à la population. Cette attitude correspond à un état de l’opinion qu’elle entretient en retour. Pour l’essentiel, les Français ont consenti sans difficulté au confinement, malgré les difficultés parfois dramatiques qu’il entraine pour nombre d’entre eux, ne serait-ce qu’au plan financier. Aussi critiques puissent-ils être à l’égard de l’exécutif, ils ne remettent pas en cause cette décision, sinon parfois pour regretter son retard. Il demeure que les Français s’informent continûment, débattent sur les réseaux sociaux, évaluent la communication gouvernementale et s’interrogent sur le terme de l’épreuve qu’ils traversent. Je ne vois pas comment l’on pourrait souhaiter qu’il en aille autrement.

2/ Comment analysez-vous l’attitude de l’opposition au cours de cette crise ?

En l’espèce, il est possible de généraliser : les forces d’opposition constituées se comportent de manière tout à fait républicaine et responsable. Chacune selon sa sensibilité, elles traduisent et canalisent les questionnements de l’opinion publique, sans mettre en danger la discipline des Français autour des décisions prises par le gouvernement. Il est naturel que certains thuriféraires du pouvoir en place éprouvent quelque agacement à ce sujet, car l’exercice des responsabilités expose le plus à la critique. Il ne l’est pas moins que les oppositions interrogent non seulement sur les mesures qui vont être prises, mais aussi sur la chronologie de cette crise. En faisant cela, elles rendent un grand service à la démocratie, puisqu’ainsi sont régulés les craintes, les soupçons et les interrogations de l’opinion. A l’inverse, le silence des oppositions favoriserait une génération spontanée de bobards et le risque d’un relâchement désordonné de l’effort collectif.

3/ Qu’en est-il de l’appréciation portée par les Français sur Emmanuel Macron ? Pensez-vous que sa popularité sortira renforcée ou dégradée une fois la crise sanitaire surmontée ?

Lorsque le pays a basculé dans l’urgence sanitaire, la cote présidentielle a bondi d’une douzaine de points. Soutenu jusque-là par, disons, un gros tiers des Français, Emmanuel Macron a vu sa cote de popularité s’approcher des 50%, sans généralement franchir cette barre symbolique. La succession des publications a pu donner l’impression d’une progression régulière de l’exécutif dans l’opinion, mais il s’agit d’une illusion d’optique liée à l’existence d’une demi-douzaine de baromètres arrivant successivement à leur échéance mensuelle. On constate donc un sursaut de popularité, mais bien moindre que celui qu’ont connu ses prédécesseurs lors de grandes crises nationales : François Mitterrand durant la Guerre du Golfe ou bien François Hollande après les attentats du 13 novembre 2018 avaient enregistré une montée d’une vingtaine de points. Toute comparaison est cependant fragilisée par l’énormité des sacrifices que l’état d’urgence sanitaire exige des Français. Il reste que la faveur que rencontre l’exécutif lors des moments extraordinaires de notre histoire disparait généralement lorsque la situation redevient ordinaire, précisément.

4/ Selon vous, la crise sans précédent que nous traversons pourrait entraîner des transformations dans le paysage politique français. A quoi peut-on s’attendre ?

J’en suis convaincu dans la mesure où le terme du confinement généralisé ne sera selon toute vraisemblance qu’un moment de la crise apportée par la pandémie. Les dégâts économiques auront des conséquences multiples. Il serait étonnant de ne pas assister à une vague de faillites et de licenciements. Même si l’on peut espérer un regain rapide de l’activité économique, tous ne pourront en bénéficier. De manière connexe, la situation de confinement n’aura pas annulé mais plutôt accentué la perception des différences sociales, qui risquent encore davantage d’être ressenties comme des injustices. En outre, chacun aura relevé, à commencer par le président de la République, que l’utilité sociale était diversement récompensée. Reste enfin l’épineuse question des retombées fiscales du considérable effort budgétaire actuel. Ce genre de débat est rarement porteur d’unité. Je m’attends donc à une crise sociale accrue et qui se déploiera pour l’essentiel sur les lignes de clivage antérieures à la crise. Je m’en tiens donc à mon analyse d’une montée des tensions entre le « bloc élitaire » et un « bloc populaire » qui prend à son tour conscience de lui-même.

5/ La gestion de la crise par le gouvernement suscite de nombreuses critiques et les récriminations venues des milieux médicaux face aux pénuries de matériel et à la courbe exponentielle des victimes de l’épidémie trouvent écho dans l’opinion française. Au-delà de la responsabilité politique, la responsabilité pénale de nos dirigeants peut-elle être engagée ? Le gouvernement actuel doit-il s’inquiéter de l’après crise ?

Ceci va constituer une ombre persistante. Une bonne partie de l’opinion comprendrait mal qu’après que la justice se soit intéressée de très près à François Fillon, Jean-Luc Mélenchon ou Marine Le Pen, elle ne se penche pas sur la gestion de la crise sanitaire par les autorités. Sans vouloir entrer dans des considérations juridiques, je pense que la question que vous posez sera un élément nouveau de notre vie politique.

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