Interview de Jérôme Sainte-Marie par Ludovic Vigogne publiée par
L’Opinion le 22 novembre 2018.


Quelles peuvent être les conséquences électorales des Gilets jaunes ?

Pour le pouvoir macroniste, cela rend encore plus sombre la perspective des deux scrutins majeurs pour lui : les européennes de mai 2019 et, peut-être encore davantage les municipales de mars 2020. Au-delà des attaques sur le fond, des critiques apparues depuis quelques mois sur la gouvernance d’Emmanuel Macron peuvent être renforcées par ce mouvement. Son image d’excellence était un argument puissant dans son travail de dislocation des partis de gouvernement pendant la campagne présidentielle. Aujourd’hui, c’est le modèle macronien de gouvernement, sa capacité à diriger le pays, sa promesse de rénovation qui sont en crise, notamment parce que l’hyperconcentration autour de sa personne a produit des effets négatifs. Aux européennes, les Gilets jaunes peuvent donc accélérer l’affaiblissement du score de la liste présidentielle – la possibilité d’atteindre son score de premier tour à la présidentielle, 24%, et la première place s’éloigne un peu plus – et donner de l’espace à d’autres listes. Depuis l’été, la popularité d’Emmanuel Macron était déjà en forte baisse. Les effets d’opinion ayant toujours des effets d’appareil, l’attractivité de LREM est aussi en chute libre. Cela se mesure notamment dans la perspective des municipales.  Avant l’été, le problème de beaucoup de maires de villes grandes ou moyennes étaient : comment décrocher l’investiture de LREM. Désormais, leur objectif est de ne surtout pas l’obtenir. C’est une évolution très importante dans l’objectif d’Emmanuel Macron de destruction de l’ancien monde, et d’abord des Républicains. Si elle se confirme, cela voudra dire que le parti présidentiel ne pourra pas s’implanter sur le territoire.

Et quelles sont les conséquences pour les oppositions ?

Face à ce mouvement, le Rassemblement national est comme un poisson dans l’eau. Ce mouvement correspond à son vivier électoral : le monde des salariés d’exécution, les ouvriers, les travailleurs indépendants…Toutes ces catégories sont très bien disposés à l’égard du RN. La thématique anti-fiscale des Gilets jaunes n’est, elle, pas de nature à déranger Marine Le Pen, qui peut même la prolonger en expliquant que c’est la faute de l’Europe. Pour la droite, c’est moins évident : l’électorat de François Fillon à la présidentielle est divisé sur les Gilets jaunes. Il est sensible à la question fiscale, n’apprécie pas forcément le gouvernement et le Président, mais cependant, ce mouvement n’est pas sa sociologie : les retraités qui constituent la grande réserve électorale de LR sont un peu mieux lotis socialement. Ce n’est pas non plus un électorat porté sur les actions directes. L’absence d’organisation et les petits soviets à travers le territoire donnent une image de désordre qui peut lui déplaire. Ce mouvement a de réelles capacités d’autodestruction. Laurent Wauquiez doit donc être très prudent : même s’il soutient les Gilets jaunes, il ne peut pas se permettre d’être jugé coresponsable d’éventuels errements.

Et pour la gauche ?  

Des élus de La France Insoumise, comme Adrien Quatennens ou François Rufin, sont à l’aise avec ce mouvement. Mais dans une partie de l’électorat LFI comme de ses militants, c’est moins évident. Il existe chez ceux-ci une préoccupation environnementale importante. Il peut exister aussi un certain dédain pour des gens qui écoutent Johnny. Entre eux, il n’y a pas forcément de différences de revenus, mais, culturellement, une partie de l’électorat mélenchoniste peut se sentir supérieure. Enfin, la nébuleuse PS, Génération-s, Place publique… est hors jeu. Leurs électeurs sont principalement des bobos, des habitants de grandes villes en tout point différent dans leur façon de vivre des Gilets jaunes.

Revenons à Laurent Wauquiez. Il a choisi pourtant de coller au mouvement…

Laurent Wauquiez considère qu’il est logique avec sa démarche. Depuis le début du quinquennat, Les Républicains connaissent un risque de démembrement entre, d’un côté, des libéraux, qui peuvent céder à LREM, et, de l’autre, la droite hors les murs. Pour éviter cela, Laurent  Wauquiez a choisi d’aller là où sont les potentiels électoraux les plus importants et la cohérence idéologique la plus forte. Il considère que, depuis la victoire de François Fillon à la primaire, une radicalité à droite existe et que par ailleurs un grand courant conservateur traverse le continent européen, mais aussi la France. La droite, pour lui, ne doit pas être une formule de rechange du macronisme, sur la même ligne européenne, au même discours libéral, mais doit proposer un projet différent. Il saisit donc tous les mouvements qui s’y opposent. Pour lui, l’ambition n’est pas de laisser la droite cantonnée aux strates les plus âgés de l’électorat, mais de retrouver une vocation populaire qui existait jusqu’aux débuts de Nicolas Sarkozy. Pour cela, il veut récupérer le monde du travail. C’est je crois l’axe de son projet.

Jusqu’où les Gilets jaunes bousculent-ils les clivages?

A travers le mouvement des Gilets jaunes, on voit se rassembler concrètement, mais aussi virtuellement à travers l’identification devant son ordinateur, sa télé ou dans ses conversations, des gens réunis par leur commune détestation du pouvoir en place. Ceci rappelle l’anti-hollandisme ou l’anti-sarkozysme. Mais il y a, cette fois, une dimension supplémentaire : l’image élitaire projetée par Emmanuel Macron donne le sentiment qu’il y a une forme de mépris social. C’est un bloc élitaire et un bloc populaire qui se font petit à petit face.  Pour moi, dans les Gilets jaunes, il n’y a pas grand-chose de régional, ce n’est pas une opposition entre villes et campagne…, mais une protestation sociale. Au sein de ce bloc populaire, il y a un creuset qui fait se rapprocher des gens aux identités politiques différentes. Ceux-ci sont dans une frustration réelle car ils se sentent majoritaires mais ne se voient offrir aucune forme d’alternance avec le système d’opposition, découpé en quatre blocs, tel qu’il existe aujourd’hui (RN, LR, LFI, PS). C’est un point de blocage, qui permet au macronisme, même s’il est minoritaire, de se maintenir. Mais des mouvements tels que celui des Gilets jaunes sont une forme de rassemblement interpolitique qui poursuit la transformation du système français dont le macronisme fut une accélération décisive. Le macronisme se voulait « et de droite et de gauche ». Les Gilets sont la suite de ce « et de droite et de gauche » mais sur le plan social, à la base et non au sommet.