Interview de Jérôme Sainte-Marie, réalisée par Charlotte d’Ornellas et publiée par Valeurs Actuelles le 31 janvier 2019.


VALEURS ACTUELLES –Voilà deux mois que la vie politique est animée par les gilets jaunes. Certains ont annoncé que le quinquennat d’Emmanuel Macron était terminé, vous n’en croyez pas un mot. Pourquoi ?

Jérôme SAINTE-MARIE –Il est probable que le projet social d’Emmanuel Macron soit désormais minoritaire, puisque différentes études – dont celle menée en décembre pour le Cevipof – montrent que les Français privilégient de nouveau la notion de protection à celle de risque et veulent qu’on leur parle pouvoir d’achat plutôt que compétitivité :73% d’entre eux considèrent même qu’un gouvernement doit changer ses projets politiques en fonction de ce que les gens pensent plutôt que d’appliquer son programme dans son intégralité.

Ceci irait dans le sens d’un arrêt de mouvement réformateur s’il n’y avait pas une autre logique à l’œuvre, celle de la préservation de ce que j’appelle le « bloc élitaire ». Emmanuel Macron est arrivé au pouvoir grâce à la mobilisation autour de lui d’intérêts très puissants – il incarne d’ailleurs l’interpénétration de la haute administration et de la haute finance – et d’un bloc social relativement cohérent. S’il devait faire machine arrière ou simplement stopper le cours des réformes, il en perdrait le soutien.Il est selon moi contraint à continuer, voire à surenchérir, en s’appuyant sur toute la force de l’Etat.

Il avait pourtant employé un ton nettement plus compréhensif dans son intervention du 10 décembre…

Il y a eu une forme de panique au sommet de la société, et pas seulement de l’Etat, début décembre. C’est toute la limite d’un pouvoir aussi personnalisé : le mécontentement se cristallise sur la figure présidentielle et tend vers un blocage général. D’où la propagation très rapide du soutien aux Gilets jaunes, malgré les violences et les dégâts économiques. Le 10 décembre, c’est l’urgence. Et jamais depuis des décennies, depuis 1968 je pense, on avait vu autant d’argent lâché précipitamment par le pouvoir.

Comment expliquer qu’il durcisse alors le ton dans son intervention du 31 décembre ?

Le 31, c’est le début de la reconquête, car le « bloc élitaire » a besoin des réformes pour se maintenir. En fait, il a même besoin du conflit social tant qu’il est contenu dans certaines limites. Ce jour-là, Emmanuel Macron s’adresse à ses électeurs de premier tour, en espérant cependant que la polarisation sociale amène de plus en plus d’anciens électeurs de François Fillon à les rejoindre.

Ces réformes ne peuvent pas profiter à tous, au moins dans un premier temps. Aussi est-il cohérent que la transformation profonde de la société s’accompagne d’un durcissement du pouvoir politique. Et les réformes constituent un transfert massif de propriété et de revenus, ce qui est évident avec les privatisations mais vaut aussi pour la réduction des dépenses publiques. C’est pour cela que le libéralisme économique n’implique pas, c’est le moins que l’on puisse observer dans l’histoire contemporaine, le libéralisme politique.

Par ailleurs Emmanuel Macron vient de deux univers, l’administration et la banque, où le pouvoir ne s’exerce pas de manière délibérative. Le Grand débat national ne change rien à cela. Pour prendre une image adéquate, ce n’est pas parce qu’il y a des cercles de créativité lors d’un séminaire d’entreprise que l’autorité du PDG est menacée !

Le soutien au Président de la République et celui aux « gilets jaunes » sont-ils finalement deux aspirations politiques irréconciliables ?

Il y a un rapport de dépendance mutuelleentre le phénomène politique qu’a été l’apparition du macronisme et le phénomène social que constituent les « gilets jaunes ». La réunification du centre-gauche et du centre-droit sur un seul candidat dès le premier tour en 2017, Emmanuel Macron donc, tenait pour beaucoup à la crainte éprouvée devant la montée de Marine Le Pen puis de Jean-Luc Mélenchon. De manière symétrique, la radicalité idéologique incarnée par l’actuel chef de l’Etat a suscité une insubordination massive, sur fond de frustration sociale et d’inquiétude patriotique.

On assiste à une nouvelle étape de la destruction du clivage gauche-droiteremplacé par d’autres polarités qui sont irréconciliables.

Que reste-t-il du président de tous les Français ?

Le conflit social actuel a des effets politiques paradoxaux. Sans être vraiment un mouvement – ce que l’on appelle les « gilets jaunes » n’ont ni idéologie ni structures unifiantes, et il n’y a pas de grèves ni d’ailleurs de manifestations de masse – il crée une perturbation majeure de la vie publique qui s’apparente aux yeux de nombreux Français à une forme d’anarchie. Cela réveille chez certains un besoin d’autorité qui profite depuis quelques semaines, dans les sondages, au chef de l’Etat. Ce rebond dans l’opinion se fait largement grâce aux sympathisants de droite.

Sauf que, malheureusement pour lui, Emmanuel Macron a – au moins la fête de la musique à l’Elysée – largement écornée son image présidentielle. Son regain de popularité est réel mais il demeure, comme le montre un récent sondage BVA, au niveau où se trouvait François Hollande au bout de la même période au pouvoir. Pour le dire autrement, on est très loin d’un effet « juin 1968 », et l’on s’accordera sur le contraste entre la manifestation massive de soutien du 30 mai 1968 et celle du 27 janvier 2019, réunissant seulement quelques milliers de « foulards rouges » !

Vous parlez du clivage gauche-droite qu’Emmanuel Macron voulait dépasser. Ou en est son entreprise de destruction des partis traditionnels ?

En apparence, cette entreprise continue. Pour autant, il n’est pas sûr que le supposé vieux monde soit si menacé car l’étape politique majeure pour la réorganisation du paysage politique n’est pas le scrutin européen de mai prochain mais les municipales de 2020. L’implantation de la République en Marche dans les villes n’est plus du tout évidente, alors qu’elle paraissait probable en juin dernier : on rencontrait alors bien des maires de gauche ou de droite prêts à solliciter l’investiture du parti du Président. Mais depuis les péripéties de l’affaire Benalla et jusqu’à aujourd’hui la fragilité de LREM a été manifeste.

En outre, la profonde impopularité de l’exécutif, si elle n’empêchera pas forcément la liste LREM aux européennes de faire un bon score dans ce scrutin à la proportionnelle, risque d’être très pénalisante lors des municipales, puisque l’élection se joue à deux tours et qu’il faut donc être majoritaire. Tout cela concourt au maintien des équipes sortantes, pour l’essentiel issues du PS ou de LR.

Avec Emmanuel Macron, nous avons découvert un parlement affaibli, des ministres absents, et certains avancent l’idée d’une crise institutionnelle. Qu’en pensez-vous ?

Je crains que le mal ne soit plus profond et plus ancien, même si le style managérial d’Emmanuel Macron a pu l’aggraver. La logique bien connue de la Vème République, qui tend à affaiblir la vie parlementaire sauf période de cohabitation, a été accentuée par plusieurs phénomènes convergents. Tout d’abord l’extension du domaine d’intervention de structures non-élues, comme le Conseil constitutionnel. Ensuite l’application de nos engagements européens, qui donnent le tempo et l’orientation des réformes, comme on l’a vu pour celle de la SNCF. Enfin les notions de parité et de diversité participent de cette idée selon laquelle le monde politique doit refléter la société civile au moins autant que la diriger.

Tout cela dévitalise les structures existantes de la vie démocratique, d’où le balancement du pouvoir actuel entre l’extrême verticalité, pour ne pas dire l’autoritarisme, et l’extrême horizontalité, avec la participation du Président et de ses ministres à d’improbables discussions de plain-pied avec des citoyens lambda. Cependant, je ne crois pas que nous soyons actuellement dans une crise institutionnelle, quel que soit par ailleurs l’état de l’opinion.

Ce mouvement des « gilets jaunes » pourrait-il un jour devenir une réelle menace pour Emmanuel Macron ?

Si à court terme Emmanuel Macron peut tirer quelques avantages politiques de la crise sociale, en tablant sur la peur de l’anarchie ou du populisme, ces gains paradoxaux pourraient être largement compensés à ses dépens. Le mouvement des gilets jaunes a politisé les enjeux du quotidien et entraîné vers l’action collective des milieux populaires jusque-là peu mobilisés.

Surtout, il a banalisé le mélange des électeurs des partis contestatairesaussi bien dans les manifestations et les ronds-points que dans les forums et les partages  sur internet. La division des oppositions, notamment des plus radicales, constitue la meilleure garantie de pérennité au pouvoir pour le « bloc élitaire » – avec ou sans Emmanuel Macron, d’ailleurs. Inversement, leur convergence serait une redoutable menace pour la stabilité de notre système politique. Je pense donc que le phénomène des « gilets jaunes » a produit un amalgame de sensibilités différentes qui sera de longue portée.