Interview de Jérôme Sainte-Marie par Lionel Venturini publiée par L’Humanité
le 21 novembre 2018.
L’Humanité –Comment caractériseriez-vous ce mouvement, protéiforme, des gilets jaunes, selon les données à votre disposition ?
Jérôme Sainte-Marie – Les seuls chiffres à ma disposition sont ceux des sympathisants du mouvement, pas des manifestants. Ceci posé, les certitudes sur les sympathisants montrent un mouvement où l’objectif est avant tout d’ordre financier, du pouvoir d’achat, de l’argent qu’ils n’ont pas et de celui qu’ont les autres. Il ne faut pas à mes yeux dénaturer le mouvement pour y voir une revendication confuse de « dignité ». Le profil des sympathisants c’est typiquement les actifs, ouvriers, employés et travailleurs indépendants, dont les revenus s’établissent autour du salaire médian, soit 1700 euros. Plus le revenu du foyer est modeste, plus on soutient le mouvement.
Vous contestez sa lecture géographique, un mouvement de la France périphérique, pour le dire vite.
Le mouvement des gilets jaunes est très étale, l’homogénéité de son implantation sur l’ensemble du territoire ne fait pas de doute, il n’est pas étonnant simplement de le voir surreprésenté dans les zones où se concentrent le profil de gens que je viens de décrire. Très peu de vrais exclus, très peu de bourgeoisie. Ce n’est pas c’est la France d’en bas contre celle d’en haut, c’est selon moi la France des travailleurs modestes, celle qui tient le pays debout. Je me méfie d’un schéma horizontal, la géographie, qu’on plaquerait sur un schéma vertical, les revenus et la position dans l’appareil productif. La lutte des territoires, concept étrange, n’a pas remplacé la lutte des classes ! Le soutien aux gilets jaunes chez les ouvriers et employés est de 80%, moitié moins chez les cadres. Un clivage social s’exprime, la meilleure preuve en est l’hostilité quasi totale des sympathisants d’En marche, au profil social beaucoup plus élevé que la moyenne des Français. Ceci dit, les « gilets jaunes » sont un mouvement neuf, évolutif et dispersé, dont les adversaires misent au fond sur ses capacités d’autodestruction.
Des quatre pôles identifiés depuis l’élection présidentielle de 2017, seul le pôle macroniste est profondément hostile au mouvement. Pour les autres, il s’agit de capter la colère.
Pour moi, cet épisode accompagne une tendance à l’affaissement du clivage gauche-droite –on peut ne pas être d’accord avec ce que j’affirmais en 2015 dans un livre, reste que le paysage est mouvant. Vous avez d’abord un pôle souverainiste-populiste allant du Rassemblement national à Debout la France (Dupont-Aignan avait fait campagne sur l‘automobile aux régionales en Ile-de-France) à l’aise avec le mouvement, et qui n’a pas besoin de s’afficher pour que cela lui profite à terme. Puis vous avez une droite qui ne peut remettre en cause la rigueur budgétaire qui inspire le gouvernement, en ligne avec nos engagements européens. Pour la France insoumise, la situation n’est pas facile non plus, si les gilets jaunes peuvent se confondre peu ou prou avec la base électorale de députés comme François Ruffin ou Adrien Quatennens, d’autres ont une réticence visible à l’égard du monde des artisans et travailleurs indépendants. Comme d’ailleurs une autre partie de la gauche, qui vit plutôt dans les métropoles et pour qui la voiture n’est pas indispensable. Cette gauche travaillée par les idées écologistes est naturellement ambivalente à l’égard des mots d’ordre et du style des gilets jaunes.
Vous voyez tout de même poindre, à côté du « bloc élitaire » qu’a constitué l’électorat Macron, un
Ce bloc élitaire, minoritaire mais cohérent, qui a une pénétration dans l’opinion de l’ordre de 25%, a encore des possibilités d’extension à droite ou à gauche, même si la machine est à ce jour grippée, et faire que le macronisme succède au macronisme. Car face à lui, il n’y a aujourd’hui aucune alliance concevable entre les oppositions au niveau des appareils. A la base en revanche, l’opinion me paraît magmatique, où les éléments au fond, soumis à des températures extrêmes, changent de nature. L’opinion, sauf retournement, s’identifie largement à un mouvement qui est transversal politiquement, et qui suscite chez ceux qui s’y impliquent, un travail politique en commun en dépit d’origines diverses. Il y a une radicalisation progressive de l’opinion face à Emmanuel Macron -39% de « très mécontents » selon le dernier sondage Ifop- dans une communauté de détestation. Face à un mouvement qui n’est pas de gauche, pas de droite, sont peut-être en gestation, avec la crise de la représentation politique et syndicale, des formules inédites de rassemblement des oppositions face à Emmanuel Macron. Leur division actuelle est la meilleure assurance-vie pour sa réélection. Sans qu’on puisse encore imaginer clairement sous quelle forme, ces rassemblements risquent d’emporter les réticences actuelles liées aux identités politiques.