Dans l’introduction de votre livre, vous rapprochez 2017 de 1848, pourquoi ? 

       La période entre 1848 et 1851 est très intéressante politiquement car on a à la fois une innovation majeure, l’élection du président de la république au suffrage universel masculin, une lutte sociale sous la forme d’une insurrection et de la répression qui l’accompagne, et une vie parlementaire emplie de contradictions et blocages qui va aboutir au coup d’état du 2 décembre 1851. C’est donc une période qui échoue à stabiliser ses institutions républicaines et va, en trois années, de crise en crise. Elle est restée un modèle pour l’analyse socio-politique qui permet de mettre en relief le lien existant entre les positions politiques et situations sociales.

       Sur un mode moins dramatique, l’élection de 2017 a, elle aussi, constitué une rupture car elle marque l’estompement –peut-être provisoire- du clivage gauche-droite. Les deux candidats du second tour à la présidentielle puis les trois premières listes aux européennes ne se reconnaissent pas dans ce clivage. On sort ainsi des réflexes conditionnés de la vie politique française et on se retrouve confronté à des enjeux majeurs sans avoir la facilité de se laisser guider par d’anciens repères. En outre, se vit depuis deux ans une période de transformations majeures des relations sociales et peut-être même de la démocratie, puisqu’un certain nombre de lois semblent évoluer dans un sens autoritaire. Enfin, il s’agit aussi d’une période marquée par une crise sociale très importante, le phénomène des Gilets jaunes, qui sans connaître le bilan effroyable des journées insurrectionnelles de juin 1848 produit tout de même des effets impressionnants sur l’esprit public.

       Au fil de ces deux années, chacun s’est positionné très clairement selon des critères plus culturels que partisans. Ces clivages ont recoupé pour l’essentiel des clivages de classe. Nombre de ceux qui doutaient de la permanence des classes sociales ont pu changer d’avis en considérant la polarisation extraordinaire entre ceux qui soutiennent le pouvoir en place et ceux qui ont soutenu les gilets jaunes.

2017 marque ainsi la fin de l’ancien ordre politique. Comment expliquer sa décomposition?  

       Ce qui a miné le clivage gauche-droite et provoqué l’instauration d’un nouvel ordre démocratique est d’abord la difficulté qu’avait le système politique à répondre aux demandes sociales des Français : sortir du chômage de masse, restaurer une espérance collective dans la croissance et gérer l’immigration. De la même manière que la IVe République a échoué à résoudre la question coloniale et à s’adapter à la modernité économique, le système gauche-droite sous la Vème n’arrive plus à répondre aux problèmes du temps.

       De plus, on constate avant la présidentielle une forte poussée du souverainisme, avec d’abord Marine Le Pen puis Jean-Luc Mélenchon. Face à cela, en 2017, il est devenu possible et peut-être même nécessaire pour les tenants de l’Union européenne de se rassembler. En unifiant au niveau politique une partie de la droite et de la gauche, au niveau idéologique le libéralisme économique et le libéralisme culturel, au niveau sociologique de deux factions différentes de la bourgeoisie, au sens large. Cette réunification historique a pris pour nom Emmanuel Macron, mais cela aurait pu être quelqu’un d’autre. L’ancien clivage était devenu dysfonctionnel, et le combat politique change de nature.

Comment caractériser l’électorat macroniste ?

       Il est très cohérent et constitue ce que j’appelle le « bloc élitaire ». Il est formé par trois composantes essentielles. D’une part l’élite réelle, ce que l’on appelle parfois les « 1% », ceux qui occupent des positions stratégiques de par leur richesse, leur possession d’entreprises importantes ou leur postion aux postes dans la haute administration. Ce berceau originel du macronisme s’illustre à travers la Commission Attali, mais aussi en détaillant les principaux donateurs de sa campagne.

       Mais cela ne suffit pas à constituer un bloc et celui-ci s’enrichit aussi des cadres, ceux qui aspirent, au fond, à appartenir à la véritable élite et en reproduisent les codes. Ils sont dans une démarche de promotion personnelle, soit au sein de la fonction publique soit au sein de l’entreprise privée. Ils ont des réflexes idéologiques qui correspondent très bien au discours managérial, pro-européen et individualiste d’Emmanuel Macron. Cette inclination des cadres n’apparaît d’ailleurs pas menacée par les mesures prises par le gouvernement depuis deux ans pas, qui ne leur sont pourtant pas si favorables. L’identification est telle que les avantages concrets finissent par être secondaires.

       La troisième composante est devenue un champ de bataille essentiel dans l’espace politique français : les retraités. Ils représentent un électeur sur trois. Au sein de cette catégorie se trouvent des gens prospères qui se reconnaissent donc sans difficultés dans le bloc élitaire. Mais on y trouve aussi des gens au niveau de vie modeste qui apportent leurs suffrages à Emmanuel Macron car ils considèrent que pour garantir leurs moyens d’existence sociale il faut que le système fonctionne sous la direction des élites. Ils se défient énormément des populismes et tout particulièrement de l’aventurisme monétaire.

       Ce bloc élitaire a trouvé sa forme électorale en 2017 mais a accentué sa cohérence avec les élections européennes et le départ d’un certain nombre d’électeurs qui avaient choisi Emmanuel Macron largement par crainte ou rejet des autres partis.

Quelle opposition solide envisager face au bloc élitaire d’Emmanuel Macron?

       Aussi sérieux que soit le projet macronien, son défaut originel repose sur son caractère élitaire qui rend très difficile la possibilité de représenter la majorité des Français.  Mais il a jusqu’à présent un atout : les oppositions et forces politiques qui lui font face sont très divisées.

Pourtant il me semble que le macronisme produit au fil des mois sa propre contradiction. La nouvelle polarisation qu’il impose à la société française, y compris en essayant de théoriser une opposition entre progressistes et nationalistes-conservateurs, pourrait lui être fatale. Une logique binaire se met, en effet, en place ce qui, en miroir du macronisme,  favorise le Rassemblement national.

Cette cristallisation sociologique autour d’Emmanuel Macron, ce bloc élitaire, donne sa chance à un bloc populaire encore non abouti, mais centré autour de Marine Le Pen, d’autant que la France insoumise s’est en quelque sorte auto éliminé de la compétition par la pente qu’elle a suivi en termes de gauchisme culturel, notamment au sujet de l’immigration. Jusqu’à présent, Emmanuel Macron avait la chance que les deux forces captant le vote populaire étaient incompatibles entre elles. Or l’une est en train de s’effondrer, ce qui est une très mauvaise nouvelle pour le macronisme car cela concentre le vote des mécontents, et ils sont naturellement nombreux face à tout pouvoir en place, sur une seule option. Ceci dans la mesure où les formations de gauche ou de droite plus classiques, comme le Parti socialiste ou Les Républicains, peinent à s’opposer à une politique gouvernementale qui, par certains côtés, leur convient.

Beaucoup pensent que l’union des droites offrirait une force d’opposition de premier plan au macronisme…

       Le premier argument de l’union des droites repose sur l’impossibilité supposée de Marine Le Pen d’accéder au pouvoir en raison d’un supposé plafond de verre. L’existence de ce dernier me paraît très hypothétuique : alors que Marine Le Pen avait fait 33% au second tour des présidentielles, les différents sondages la créditent désormais de 43% pour 2022, voire de 45%. En deux ans, il y a donc eu une augmentation d’au moins dix points. Donc la notion de « plafond de verre » est purement descriptive d’un niveau électoral à un moment donné, elle n’est pas un concept explicatif. Ce « plafond de verre » existe d’autant moins que les positions marinistes sur l’islam, l’immigration ou la sécurité sont aujourd’hui  très majoritaires. Il reste seulement son problème de crédibilité en matière économique et gouvernementale, chose plus facile à régler qu’un conflit de valeurs. De ce fait, le principal argument de l’union des droites, qui est de trouver un autre candidat que Marine Le Pen, a beaucoup perdu de sa pertinence.

       L’autre difficulté à laquelle serait confrontée une union des droites serait la convergence des positions en matières économique et sociale. Autant le RN et une grande parité de la droite classique convergent sur les sujets régaliens et culturels, autant ils divergent sur ces sujets, sans même parler de l’Europe. Ceci tient à ce qu’ils représentent des milieux sociaux très différents. Il y a des oppositions de fonds sur ces enjeux matériels que l’on ne peut balayer d’un revers de main. Les différences d’intérêt nourrissent des incompatibilités politiques et c’est pour cela que je ne crois pas à cette convergence des votes, du moins au premier tour de la présidentielle.

       L’élection de 2022 est assez ouverte car les choses ne sont pas figées : il y a deux pôles constitués, d’une grande cohérence sociale et culturelle, mais entre les deux les classes moyennes forment un véritable enjeu car elles sont très difficiles à conquérir par Marine Le Pen mais aussi très difficile à conserver par le président sortant.

Vous avez évoqué le mouvement des gilets jaunes. Est-ce un mouvement généré par l’arrivée d’Emmanuel Macron au pouvoir ?  

       Le mouvement des gilets jaunes est à mes yeux le pendant de la victoire du bloc élitaire à l’élection présidentielle. Il y a un effet de symétrie spectaculaire dont rend compte la détestation mutuelle qui a accompagné ce phénomène : une forme de haine dans les milieux soutenant les gilets jaunes à l’égard de l’exécutif et de ses amis, mais aussi réciproquement une haine venue d’en haut, contre la « foule haineuse ». Ce mouvement m’a étonné par le soutien massif et durable qu’il a rencontré au sein de la population, malgré ses violences, ainsi que par ses formes de mobilisation. Il a créé ses propres références et ses propres codes qui diffèrent profondément de ceux des manifestations habituelles, souvent de gauche et encadré par nombre de syndicats. J’y ai vu la prise de conscience par ces gilets jaunes, qui, pour l’essentiel, étaient des actifs du secteur privé de condition modeste, d’une appartenance commune. On a ainsi eu le sentiment d’assister à la construction d’une classe sociale, avec des gens dotés d’une homogénéité objective de condition, s’unifiant comme tels et se munissaient de références propres. Un passage de la classe en soi à la classe pour soi en quelque sorte, pour parler en termes classiques.

« le système politique est désormais régulé non plus par l’alternance unique, mais par l’alternance interdite. » que voulez-vous dire?

       L’alternance unique est une expression de Jean-Claude Michea pour décrire le jeu régulier et presque systématique depuis 1981 du remplacement à la tête de l’Etat de la droite par la gauche, puis l’inverse, avec une convergence des politiques publiques, notamment en raison de l’apport de plus en plus important de l’Union européenne à la législation française. Les réformes libérales, économiques ou culturelles, n’étaient ainsi plus remises en question par le parti arrivant au pouvoir, tant et si bien que les notions de gauche et droite ont perdu beaucoup de leur pertinence aux yeux de nombreux Français. C’était, au fond, un système de régulation de la société française, qui permettait aux intérêts dominants d’être servis avec une sécurité absolue, au prix de menus compromis.

       Mais ce jeu politique qui ressemblait de plus en plus à un simulacre a épuisé ses charmes et les Français s’en sont détournés, comme l’illustre le scrutin de 2017. On est désormais entrés dans un univers également très dysfonctionnel, où le nouveau clivage a ce caractère étouffant et potentiellement violent qui tient à ce qu’il conçoit difficilement que le bloc élitaire au pouvoir puisse être remplacé par un bloc populaire. La dichotomie mise en place par le pouvoir actuel postule l’impossibilité d’un renversement politique. On parlait autrefois d’alternance unique, pour dire que la même politique était continument suivie, mais désormais nous vivons l’âge de l’alternance interdite. Chacun constate que dans bien des discours, la victoire de ce qu’on appellera les populistes serait considérée comme une aberration démocratique. C’est ce qui nourrit ce climat de tension qui marque le quinquennat. Jamais depuis les années 1970, on n’avait connu une telle crainte mutuelle, avec une partie du peuple français qui se méfie de ses élites et une partie de ses élites qui se méfient du peuple.