Entretien dans FIGAROVOX , par Eugénie Bastié.
Le sondeur Jérôme Sainte-Marie, fondateur de Polling Vox, analyse les ressorts de l’engouement autour du chercheur marseillais. Celui-ci est révélateur de la défiance envers les élites, mais ne s’y réduit pas.
1/ Comment expliquer le vaste engouement pour la figure du professeur Raoult dans l’opinion ? Quels en sont les ressorts ?
L’engouement suscité par cette figure originale est avéré. Un récent sondage place Didier Raoult en deuxième position des personnalités les plus populaires. Rappelons simplement que les professeurs de médecine Olivier Véran et Jérôme Salomon réalisent eux aussi une belle percée dans l’opinion, ce qui souligne la dimension conjoncturelle de ces données. Le premier élément dans la construction de cette image personnelle est donc tout simple, il s’agit de l’espérance qu’il apporte d’un remède efficace à certains stades de la contagion. La faveur qu’il rencontre dans l’opinion va cependant plus loin, car elle se nourrit de références culturelles multiples, des savants solitaires de Jules Vernes au stéréotype dans l’imaginaire contemporain de l’individu rebelle face à une institution obtuse. Il y a même un peu de « contre-culture » américaine dans le style même de Didier Raoult, qui lui vaut parfois d’être rapproché du personnage central du film « le Big Lebowski » des frères Cohen. Il constitue donc un personnage aux multiples facettes, permettant en cette période dramatique différentes projections fantasmatiques, à côté de l’enjeu vital de ses recherches.
2/ On a vu une partie de la galaxie gilets jaunes soutenir le professeur Raoult, ainsi que le Michel Onfray. Sa popularité traduit elle une défiance envers les élites ?
La construction du professeur Raoult en héros populaire doit beaucoup à ses adversaires. Chacun a pu observer, à la télévision ou sur les réseaux sociaux, quelques fameux thuriféraires d’Emmanuel Macron se gausser du médecin marseillais, voire le sommer de se taire. Il se trouve que ces mêmes figures médiatiques s’étaient distinguées à l’hiver 2018 par leur détestation volubile des gilets jaunes. Très rapidement, sur un sujet si différent, les lignes de front dans l’opinion se sont reconstituées, à peu près à la même place. On songe ici une nouvelle fois au sociologue Christopher Lasch écrivant en 1994 sur « la révolte des élites et la trahison de la démocratie ». L’antagonisme qui traverse le pays depuis deux ans s’effectue d’abord sous la pression d’un discours élitaire sans frein ni pudeur. En effet, chacun a pu observer à cette occasion que le professeur de médecine, expert en son domaine, même si ses thèses sont récusées par certains de ses pairs, était mis en cause par des gens n’aillant d’autre légitimité que leur capital médiatique et social.
Il est donc difficile de voir dans cet engouement pour le professeur Raoult l’expression d’une simple défiance envers les élites, puisqu’une partie significative de l’élite médicale approuve sa démarche. Ce qui est ici en cause est la « convergence des élites » de toutes sortes, dont la visibilité nouvelle constitue, au somment du « bloc élitaire », une caractéristique de l’ère macronienne. En l’espèce, cette convergence a été prise à défaut par l’autonomie relative du discours scientifique, d’une part, et par des renforts internationaux inattendus, tels les tweets de Donald Trump.
3/ Cependant, une partie du bloc élitaire soutient aussi Raoult (droite du sud, certains médecins). N’est-il pas imprudent d’en faire trop vite le « porte-parole » des gilets jaunes ? Quid d’un rôle plus politique ? Est-ce prématuré ?
Il faut bien entendu résister à la tentation de faire du professeur Raoult une nouvelle figure du dissident. Pourtant, un récent sondage IFOP montrait la vive corrélation entre le fait de « se sentir gilet jaune » et la croyance en l’efficacité de la chloroquine contre le coronavirus : 80% des personnes exprimant une sensibilité des gilets jaunes la partageait, au lieu de 51% des personnes ne les soutenant pas. Dans la même étude, on constatait que si les plus confiants à l’égard du traitement à base de chloroquine étaient les sympathisants de la France insoumise, ils étaient suivis de prêt dans cette opinion par ceux du Rassemblement national et, plus encore, par ceux des Républicains. Le fait même que les répondants ne disposent pas dans leur immense majorité de la capacité à émettre un jugement éclairé sur le sujet rend ces résultats très intéressants.
Plusieurs cultures politiques se rejoignent ainsi en une même prise de position. Une culture souverainiste, une culture contestataire et aussi, chose plus inattendue, une culture de droite classique, largement réticente à l’égard du phénomène des gilets jaunes. L’émulsion médiatique autour du professeur Raoult a certes réveillé les clivages de cette crise sociale majeure, mais ne s’y réduit pas.
4/ Comment interpréter le geste d’Emmanuel Macron qui est allé rencontrer Raoult à Marseille ? Quel danger pour le pouvoir révèle cette main tendue ?
Cette démarche est d’abord celle d’un président de la République en situation de grande fragilité politique. Ayant abordé la crise sanitaire actuelle avec une cote de popularité de faible niveau – à peu près un tiers des Français -, il a gagné une douzaine de points en moyenne, ce qui n’est pas un bond considérable si on compare à d’autres périodes dramatiques. Confronté à la perspective d’une crise économique majeure, il doit éviter la transformation de la crise sociale que connaît le pays depuis près de deux ans en une crise politique. La rhétorique guerrière complaisamment entretenue ne suffit pas à contenir les critiques, ni dans l’opinion publique, ni dans une partie de l’opposition. Déjà en butte à la colère d’une large partie du personnel soignant, mécontent depuis des mois de la réforme de l’hôpital public, mais aussi à la perplexité rageuse d’une majorité des Français à l’égard de sa gestion de la crise sanitaire, Emmanuel Macron ne peut guère se permettre une polémique entre l’exécutif et une figure médicale majeure, aussi controversée soit-elle. Par sa gravité intrinsèque, par ses effets économiques, mais aussi parce qu’elle exacerbe des tensions sociales qui lui préexistaient, la crise sanitaire déstabilise le pouvoir, et au-delà toute la scène politique française.