Interview de Jérôme Sainte-Marie réalisée par Alexandre Devecchio et publiée le 19 septembre par Le Figaro Vox


LE FIGARO VOX – Jean-Luc Mélenchon était le grand absent de la fête de « L’Humanité » ce week-end. Dans sa traditionnelle allocution aux forces de gauche et du mouvement social le secrétaire national du PCF a fustigé les « sirènes dégagistes » portées selon lui durant la campagne présidentielle par « Emmanuel Macron, Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon ».  Que cela vous inspire-t-il ?

Jérôme SAINTE-MARIE – D’abord un sentiment de perplexité par rapport à l’accueil que les propos du Premier secrétaire du PCF  pourraient rencontrer à la base. Ils s’apparentent en effet plus à une attitude qu’à une position politique déterminée. Le principal reproche adressé à Jean-Luc Mélenchon est finalement de ne pas être présent à la Fête de l’Humanité, et d’exprimer en cela un manque de respect et de gratitude pour une formation politique qui l’a finalement soutenu lors de l’élection présidentielle. On a connu critique plus solidement structurée. Comment pourrait-il en être autrement ? Apparemment, les travées du parc de la Courneuve étaient emplies d’électeurs de Jean-Luc Mélenchon, et les débats qui s’y tenaient comptaient nombre d’élus et d’orateurs de la France Insoumise. Les sympathisants du Parti communiste ont dans leur immense majorité voté, en 2012 comme en 2017, pour Jean-Luc Mélenchon. Ils ont pour beaucoup cette année éprouvé la vive satisfaction de laisser loin derrière eux le candidat socialiste, pour la première fois depuis 1969. S’ils sont attentifs aux propos de leurs dirigeants, ils sont attachés à une certaine unité d’action face au gouvernement dirigé par Edouard Philippe. Par ailleurs, ils n’ont pas forcément les mêmes priorités que leurs dirigeants, lesquels sont tout à fait logiquement préoccupé par le maintien logistique du Parti et la défense de ses positions électives, par exemple lors des élections sénatoriales du 24 septembre.

On a le sentiment d’un changement d’ère, en particulier à gauche, avec l’apparition de nouvelles formes …

De fait, la présidentielle de 2017 a révélé le manque d’efficacité des structures partisanes traditionnelles. On disait autrefois qu’il fallait contrôler un grand parti pour gagner la présidentielle, et c’est ailleurs ainsi que l’on avait expliquer la victoire de Jacques Chirac sur Raymond Barre en 1988, puis sur Edouard Balladur en 2005. Cette année, ont été éliminées dès le premier tour les deux formations qui avaient qualifié leur candidat pour le second cinq ans plus tôt. En 2017, le score cumulé du Parti socialiste et du parti Les Républicains est de 26%, au lieu de 56% en 2012. Deux des trois forces qui se sont affirmées à leur place, En Marche ! et la France Insoumise sont construites du haut vers le bas, autour de leur leader et candidat. Reste une situation intermédiaire, celle du Front National, dont la forme partisane existe depuis des décennies, mais qui est essentiellement un rassemblement autour de Marine Le Pen.

En Marche ! est-il en train de remplacer le PS et la France insoumise le PCF ? Quelles sont les différences entre ces différentes formations ?

Le Parti communiste encore un peu, le Parti socialiste davantage, et surtout le parti Les Républicains disposent d’un réseau d’élus locaux, avec donc le contrôle d’exécutifs et des moyens qui vont avec, qu’il ne faut surtout pas oublier. C’est d’ailleurs la clé du comportement du PCF par rapport à Jean-Luc Mélenchon. Il en résulte qu’il faudra attendre les prochaines élections municipales, en 2020, pour savoir si nous changeons d’ère en matière d’organisation démocratique. La République En Marche peut s’appuyer sur le réservoir de places à pourvoir que donne le contrôle du pouvoir national, mais elle risque de pâtir de l’impopularité de l’exécutif. La France Insoumise est dans une situation autrement plus fragile, car même si elle est un puissant vecteur d’opposition, elle n’a guère de biens politiques à distribuer.

Après le relatif échec de leur première mobilisation, les syndicats semblent également affaiblis. Sont-ils eux aussi touchés par le phénomène du « dégagisme » ?

Les problèmes du syndicalisme français sont anciens, et d’une nature bien plus prosaïque. L’individualisation des destins professionnels ainsi que la montée du chômage expliquent largement leurs difficultés, au-delà des erreurs qu’ils ont pu commettre. Aujourd’hui, dans les entreprises privées, l’engagement syndical dépend beaucoup de l’obtention possible d’un statut protégé. La notion passablement énigmatique de « dégagisme », qui confond selon moi le résultat des votes avec leur motivation, s’applique encore plus mal aux syndicats qu’aux partis politiques.

Est-ce l’avènement de « la société liquide » prophétisée par Zygmunt Bauman ?

Pour la connaissance limitée que j’ai de cette théorie, je ne crois pas qu’elle puisse correspondre à la société politique française, sinon comme métaphore. La transformation des clivages, avec l’affaiblissement de l’opposition gauche-droite, ne signifie pas leur disparition. On a même pu observer en 2017 un alignement spectaculaire du vote sur les ressources économiques et culturelles des électeurs, et l’image que chaque groupe social avait de lui-même. Par exemple, le vote des cadres, eux qui exaltent la mobilité et l’individualisme, s’est réellement concentré sur un candidat, Emmanuel Macron, au nom de leur intérêt collectif, réel ou fantasmé. Je pense plutôt, s’il faut citer un auteur, à Régis Debray, qui a beaucoup insisté sur le rôle du médium, de la transformation du moyen communicationnel principal, dans les évolutions idéologiques. Ainsi, En Marche ! comme la France Insoumise ont su beaucoup mieux que les autres utiliser les ressources de mobilisation et d’auto-organisation rendues contenues par l’internet.