Interview dans LA Vie, propos recueillis par Henrik Lindell


Dans votre livre Bloc contre bloc, vous affirmez que la France se fragmente moins qu’elle se polarise autour de deux blocs. Ce phénomène serait renforcé par la politique d’Emmanuel Macron. Qu’est-ce qui vous fait dire cela ?

D’abord un constat. Depuis que je suis sondeur, j’ai toujours entendu que nous sommes une société plus fragmentée et émiettée qu’autrefois. On disait aussi, et on continue de dire, que la vie politique était mieux organisée et plus simple autrefois. Il est vrai que le clivage gauche-droite était d’une lecture facile, même après l’émergence du Front national. A l’inverse, cela fait longtemps que l’on constate la volatilité électorale et une moindre adhésion des citoyens à l’offre politique. Désormais les choses se simplifient. .

Car qu’avons-nous sous les yeux aujourd’hui ? Surtout un clivage social extraordinairement puissant, qui s’est accéléré depuis le début du quinquennat d’Emmanuel Macron. Certes, les critères de choix déterminants en matière électorale sont toujours d’une grande diversité, car ils peuvent être culturels, liés à des situations personnelles ou même religieux. Mais, depuis 2017, ils ont tendance à s’organiser autour de la dimension matérielle, c’est-à-dire les conditions sociales d’existence des individus. Et ces critères de choix s’entrecroisent moins qu’ils se superposent et s’accumulent.

Vous évoquez un vote de classe, qui se renforcerait. Nombre d’observateurs affirment pourtant que les choses sont plus compliquées que cela.

La cohérence entre le vote aux élections et la condition sociale des électeurs aura rarement été aussi évidente qu’aujourd’hui. Le vote Macron au premier tour de la présidentielle en 2017 et aux européennes cette année était directement corrélé au patrimoine matériel, au revenu et à la richesse sociale en général, en y incluant le niveau de diplôme. Inversement, moins vous avez d’argent et moins vous avez de diplômes, plus vous votez pour le Rassemblement national. Selon un sondage IFOP de novembre, 52 % des employés et des ouvriers voteraient Marine Le Pen dès le premier tour. Je ne suis pas sûr que même le Parti communiste n’ait atteint un tel score dans les catégories populaires.

Ces tendances ne cessent de se renforcer dans tous les sondages, au point de constituer deux pôles structurants, ce que j’appelle le bloc élitaire et le bloc populaire. Cela paraît presque trop simple, même si je précise aussitôt qu’il reste du monde entre ces blocs, environ la moitié de la population, particulièrement ceux qui appartiennent aux classes moyennes et qui, plus souvent que les autres, se rattachent encore aux notions de gauche ou de droite.

Pour faire cette analyse-là, il n’y a rien de compliqué. D’où vient donc le déni de cette réalité ? Je crois d’abord que cette simplicité fait peur à beaucoup d’universitaires et de journalistes, car elle ne les fait pas passer pour des observateurs intelligents. Mais il n’est pas normal pour un observateur de la vie politique, comme moi, de vouloir nier les clivages que je constate.

Enfin, je crois que le fait de raisonner en termes de classes sociales évoque le marxisme. Or, nous sommes toujours traumatisés en France par l’importance qu’a eu le Parti communiste et le marxisme politisé qui a régné pendant plusieurs décennies sur l’université. Et ceci malgré tout un travail de refoulement du marxisme dans la sphère intellectuelle et politique française depuis la fin des années 1970. A l’inverse, dans les pays qui ont connu une faible empreinte du marxisme politique, comme le Royaume-Uni ou les Etats-Unis, la méthode marxiste est beaucoup plus présente aujourd’hui dans le monde universitaire.

Vous utilisez franchement un vocabulaire marxiste : bourgeoisie, parti du capital, classes sociales… La France est-elle une société de classes pour vous ?

Bien sûr ! On ne se résume pas soi-même à sa famille ni à sa catégorie socioprofessionnelle de l’Insee, mais on appartient à un ensemble plus vaste, une classe, dont on a une conscience plus ou moins précise. Par contre, je suis moins affirmatif quant à la lutte des classes et surtout à l’idée marxiste selon laquelle cette lutte est moteur de l’histoire. Mon marxisme est méthodologique et analytique, certainement pas politique. D’ailleurs, le marxisme dès le départ était moins un programme politique qu’une philosophie avec des concepts visant à analyser le réel.

Tout au long du livre, en vous référant à Karl Marx, vous dressez un parallèle entre la France sous Macron et la période 1848-51. D’où vient cette idée ?

Ce parallèle tient d’abord au livre Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte de Marx. En l’écrivant, presque comme un journaliste, il confronte ses concepts déjà élaborés, notamment la notion de classe sociale, à la réalité. Il décrit la brèche historique que fut la révolution de février 1848, qui institua la Seconde République, jusqu’au coup d’Etat en 1851. Surgirent alors des forces sociales que les nouvelles institutions n’arrivaient pas à réguler. Ce qui conduisit à un choc de classes et aux terribles événements du juin 1848, faisant environ 5000 morts dans l’Est parisien. Ces événements avaient un caractère tragique sans commune mesure avec notre actualité.  Si je les évoque à propos de l’élection d’Emmanuel Macron, dumouvement des gilets jaunes, du vote des retraités, c’est avant tout pour essayer de comprendre les logiques d’opinion à l’œuvre, elles-mêmes dépendantes du jeu des forces sociales, et là on peut faire des comparaisons intéressantes.

En France aujourd’hui, l’élite créerait donc un conflit de classes ?

La conscience de classe est surtout forte au sommet de la société. Au fil des années, elle s’était affaiblie à sa base, notamment parce que l’encadrement des partis et des syndicats avait beaucoup baissé et que les rapports s’étaient individualisés. Il me semble que l’élection d’Emmanuel Macron, par le caractère de sa base sociale, par radicalité de son projet et ensuite par la cohérence de son action, a réveillé un imaginaire de classes.

Pour vous, le macronisme forme un « bloc élitaire ». Qu’est-ce que c’est ?

Ce n’est pas une simple formule. Il s’agit de l’élite, bien sûr, mais aussi de tous ceux qui circulent autour et qui s’y rattachent par leur revenu ou par leur statut. Le terme bloc renvoie à la notion de bloc historique du théoricien italien Antonio Gramsci. Je lui donne un sens particulier : c’est un rassemblement de classes sociales unifiées par une idéologie et porteur d’un projet politique prétendant à l’intérêt général et à la direction de la société. Emmanuel Macron a réussi à constituer un tel bloc, c’est-à-dire une vraie unité sociologique, politique et philosophique pour son projet.

Mais c’est qui, le bloc élitaire ?

D’abord l’élite réelle, les 1 % les plus riches. Le symbole absolu en est Emmanuel Macron lui-même, qui incarne la haute finance et la haute administration, c’est-à-dire la direction du capitalisme et la direction de l’État. On ne saurait faire plus clair.

Dans ce bloc, on trouve ensuite l’élite aspirationnelle, qui correspond à ceux qui travaillent dans l’univers managérial : les cadres du privé et en grande partie ceux du public. Ils ont souvent une bonne formation supérieure et ils en tirent un prestige, une estime de soi et la reconnaissance du droit de diriger les autres. Ils aimeraient ressembler à l’élite réelle et ils sont à son service. Ils sont porteurs d’une idéologie au service de l’État et des entreprises. En tant que sondeur, je connais bien cette catégorie. Ils sont pro-européens et se méfient des partis extrêmes. Avant, ils étaient divisés entre la droite et la gauche, mais maintenant, ils sont unifiés dans le macronisme. Ils exercent aussi le rôle d’intellectuels organiques pour le gouvernement et le président.

Troisième composant, plus inattendu : l’élite par procuration. Il s’agit surtout des retraités. Leur statut est particulier. Ils vivent essentiellement des pensions de retraite, donc du travail actuel d’autrui, un droit qu’ils ont contribué à nourrir eux-mêmes. Or, ce droit, qui est fragile, repose sur la garantie de l’État. Les retraités sont donc favorables à la stabilité et à un État fort, et à la pérennité de l’activité économique, sans risquer une aventure monétaire, par exemple.

Comment définir l’idéologie du bloc élitaire ?

Il s’agit d’un libéralisme intégré. Soit la réconciliation entre le libéralisme culturel, défendu surtout par la gauche, et le libéralisme économique, généralement défendu par la droite. Pour cette analyse, je m’appuie sur le philosophe Jean-Claude Michéa et sa généalogie du libéralisme. Selon lui, l’unification des deux libéralismes est théoriquement cohérente. Je pense que cela s’accomplit concrètement dans le macronisme.

Son progressisme appliqué consiste à enlever toutes les contraintes, y compris sociales, à la croissance du capital et à son excédent de rendement. Ainsi, l’idée de limite est totalement extérieure au macronisme. On le voit aussi à travers son désir de transformer notre univers culturel et nos références morales. Il y a une grande cohérence entre la modification du code de travail, le fait de travailler le jour du Seigneur et la libéralisation de la PMA et progressivement de la GPA. Dans tous les cas, il y a une « libération » de l’individu au service de la marchandisation du monde. Le macronisme, qui vise à transformer le modèle social, est donc un projet révolutionnaire par le haut et pour le haut.

Dès qu’Emmanuel Macron a pris ses fonctions, il a pris des mesures en faveur du capital, dites-vous. Lesquelles ?

La plus emblématique est la suppression partielle de l’Impôt de solidarité sur la fortune. En l’occurrence, c’est le capital qui s’investit qui est libéré. Alors que le capital immobilier ne l’est pas. Pour résumer, il s’agit de valoriser le profit au détriment de la rente. On pourrait dire que c’est le projet des orléanistes contre les légitimistes. Le mauvais argent, c’est celui qui est conservé. Le bon argent, c’est celui qui circule, qui travaille, qui crée de la mobilité. C’est l’esprit pur du capitalisme, à savoir non pas l’accumulation de l’argent, ni la richesse, mais le travail de l’argent qui met en mouvement l’ensemble de l’économie.

Le bloc élitaire est minoritaire. Peut-il tenir ?

Actuellement, un tiers des Français soutiennent Emmanuel Macron, ce qui n’est pas si mal. Et lors des européennes, si son parti n’a pas élargi sa base,  il l’a rendue plus cohérente, après le départ d’un certain nombre d’électeurs issu de la gauche. Il a profité d’un afflux de ce qu’il lui manquait : des électeurs qui avaient voté Fillon. Dans certains beaux quartiers, il a frôlé les 50%, ce qui est ahurissant. Les beaux étages de l’immeuble haussmannien votent Macron désormais, alors qu’ils étaient auparavant divisés entre la gauche et la droite.

Face au macronisme, on trouve un bloc populaire, selon vous. Par qui est-il constitué ?

Le bloc populaire est toujours en construction, mais il est en train de trouver sa forme. Il s’agit de personnes qui ont des activités professionnelles mais de bas revenus, donc surtout les employés et les ouvriers. Ils constituent la majorité de la population active.

Ils ont voté à 37% pour Marine Le Pen au premier tour. Mais aujourd’hui, ils voteraient majoritairement pour elle. Par ailleurs, un peu plus de 20% d’entre eux ont voté Jean-Luc Mélenchon il y a deux ans. Si aucune alliance n’est envisageable entre son parti La France insoumise et le RN, l’union semble se faire à la base, ou plutôt une sorte de translation. C’est ainsi que seuls 6% des employés et des ouvriers voteraient pour Mélenchon aujourd’hui, au lieu de 52% pour Le Pen.

Comment expliquer cette marginalisation de La France insoumise ?

Dans les premiers mois du quinquennat, la France insoumise aurait pu devenir le principal porte-parole du bloc populaire. Mais Mélenchon a alors commis une erreur d’analyse. Il ne croyait pas au populisme et pensait qu’on allait revenir au clivage gauche/droite. Il a alors voulu prendre la direction de la gauche, en récupérant tout son vocabulaire et ses valeurs. Le problème est que les catégories populaires s’en moque. Elles sont certes en phase avec le programme social de LFI, mais n’adhèrent pas au gauchisme culturel. Or, LFI a eu des prises de position maximalistes lors du vote de la loi sur l’asile et l’immigration. Cette forme de gauchisme culturel s’est renforcée quand La France insoumise a soutenu la manifestation contre l’islamophobie.

Vous écrivez même que la ligne de LFI est « antipopulaire » sur l’immigration…

Oui, parce que La France insoumise s’oppose non seulement à l’opinion majoritaire des Français mais surtout à ce que veulent les catégories populaires. Environ 70% d’entre elles sont hostiles aux flux migratoires, un point de vue parfois partagé par ceux issus de l’immigration. Ce n’est quasiment jamais la première de leurs préoccupations, elle arrive plutôt en troisième ou quatrième position. Mais c’est un enjeu électoral total : on croit que le politique a une capacité à agir là-dessus, et il y a des positions très différentes entre les partis. Sur d’autres enjeux, le chômage par exemple, ce n’est pas le cas. Mais l’immigration est un vrai critère de choix et c’est conflictuel. Ainsi, en 2017, le vote populaire était seulement deux fois plus important pour Le Pen que pour Mélenchon. Aux européennes, le rapport était de 1 à 4. L’élimination progressive de LFI conduit ainsi à une simplification du jeu et à une expression pratiquement unique des aspirations du bloc populaire par le RN. Ce dernier, pour entretenir son avantage, a d’ailleurs appelé à soutenir le mouvement contre la réforme des retraites.

Dans ce contexte, que dit le sondeur sur les capacités du Rassemblement national de dépasser le plafond de verre ?

Selon moi, il n’y a plus de plafond de verre. Marine Le Pen est donnée à 43% ou 45% au second tour selon les derniers sondages portant sur la présidentielle de 2022. Si elle peine à convaincre sur son projet économique, l’époque est finie où une majorité des Français jugeait le corpus idéologique du RN antihumaniste et incompatible avec les valeurs républicaines. Le risque du basculement existe.

http://www.lavie.fr/actualite/politique/le-macronisme-est-un-projet-revolutionnaire-par-le-haut-et-pour-le-haut-19-12-2019-102759_813.php?fbclid=IwAR0mYtb-s1sNmX-NzF54pevdNs7CoyoRktp7AymxdLGQ5MhUiNrlvsveshE