Tribune publiée par Le Figaro, le 7 juin 2021


A l’émoi provoqué par les récents propos de Jean-Luc Mélenchon répond une grande perplexité sur ses motivations. Plutôt que de céder à des considérations psychologiques hasardeuses ou à d’incertaines allégations de clientélisme, une explication strictement politique peut être avancée à cette conduite, enchâssée dans une faillite politique patente ces dernières années. En peu de mots, depuis que le leader de la France insoumise a choisi de revenir à gauche plutôt que d’aller au peuple, il a été pris dans une singulière spirale d’échecs et de surenchères.

En 2017, Mélenchon n’évoque guère la gauche et se défie d’un terme qu’il considère alors associé dans l’opinion au quinquennat Hollande. Il vise plus large et s’inscrit dans la continuité du populisme de gauche qui semble alors s’épanouir en Europe du Sud. En 2016 son « Parti de gauche » s’efface derrière un mouvement entièrement dévoué à sa personne, « la France insoumise ». Le fait essentiel fut qu’une formation issue de la gauche dite radicale ait choisi le mot « France » pour se désigner. Dans cette mouvance, un tel choix ne passa pas inaperçu et suscita de vives critiques. La même année, lors d’une conférence de presse consécutive au Brexit, Mélenchon n’avait pas hésité à lancer la formule « l’Europe, pour les Français, on la change ou on la quitte ». On imagine l’émoi chez ceux, nombreux à gauche, se défiant de toute référence patriotique et confondant allègrement internationalisme et mondialisme.

Leur embarras allait durer quelques temps, Mélenchon réclamant que le drapeau tricolore soit arboré lors de ses meetings et se tenant à distance de la question migratoire. Olivier Besancenot pouvait alors déplorer chez le candidat sa « conversion au récit national ». Parmi ceux issus de la mouvance LCR puis NPA mais désormais proches de LFI, c’est-à-dire le mouvement Ensemble mené par Clémentine Autain, la gêne était grande mais l’intérêt électoral prévalait. Aujourd’hui, le rapport de force semble inversé. S’il n’existe guère sur le plan électoral, le NPA voit triompher son style idéologique chez LFI, pourtant dirigée par certains de ses frères ennemis du trotskisme français, les ex-« lambertistes »  plus attachés à la lutte des classes qu’aux « nouveaux mouvement sociaux ». On pourra aller voir les tout récents visuels appelant sur les réseaux sociaux à rejoindre les manifestations du 12 juin « contre les idées d’extrême-droite » : il y est dessinée une foule brandissant des pancartes du type « no pasaran », « stop islamophobie », « racism no way » ou encore « stop LGBTQphobie » avec, très discret et bien isolé, un petit panneau « justice sociale ». On ne saurait mieux traduire le nouveau cours où s’inscrit LFI.

Pour comprendre une telle évolution, il faut prendre la mesure de l’impasse électorale où Mélenchon s’est placé. Lors du premier tour de la dernière présidentielle, à l’issue d’une campagne  brillante, il rassemble 7 millions de votes sur son nom, soit 19,6% des exprimés. Avec relativement peu de moyens financiers, il fait mieux que doubler son score en quelques semaines. Ce succès relatif ouvre une période de grand activisme à l’Assemblée comme dans la rue, qui n’aboutit à rien. Les députés LFI se heurtent à un mur dans l’hémicycle, cependant que la modicité de leur nombre contraint Mélenchon à s’accommoder des prises de position de plusieurs membres du groupe de sensibilité gauchiste, pour ne pas dire indigéniste. Les mobilisations contre les réformes échouent les unes après les autres et amènent des tensions entre LFI et le monde syndical, davantage conscient de la réalité des rapports de forces. Lorsque la « marée populaire » annoncée par Mélenchon se produira, ce sera plus tard et sans lui, sous la forme déroutante des Gilets jaunes. A l’automne 2018, LFI cède dans les sondages sa place de principal opposant d’Emmanuel Macron au parti de Marine Le Pen. Le spectacle offert par  Mélenchon lors de la perquisition du siège de son parti n’a rien arrangé, mais la tendance était imprimée auparavant. Aux européennes, les 7 millions de voix seront passées à 1,4 million pour la liste conduite par Manon Aubry, en cinquième position avec 6,3% des exprimés. Dès lors, tout le schéma conçu par Mélenchon s’effondre mais il ne peut revenir en arrière, ce qui ouvre la voie aux dérives actuelles.

Quel était son projet ? A partir de la fin 2017, l’idée s’est répandue dans les rangs de LFI, cette mince strate de militants presque tous issus de la gauche, que l’élection de 2017 n’avait été qu’une parenthèse et que l’ancien clivage reprenait ses droits. Pour eux, Macron revêtait les habits de Nicolas Sarkozy et incarnait, au fil des réformes votées et des mouvements sociaux vaincus, la                       « droite éternelle ». Il fallait donc pour Mélenchon, dans le cadre d’une polarité restaurée, devenir le chef de file de la gauche. De cette idée stratégique particulièrement contestable allait découler toute une série d’erreurs tactiques. Toujours dépeint en populiste invétéré,  Mélenchon allait pourtant coller au plus près de la gauche, modérant son discours sur l’Europe et endossant les combats traditionnels de son ancienne famille politique. La débâcle aux européennes sera la traduction logique de cette ligne anachronique, puisque les gens de la gauche modérée se méfieront d’un personnage à leurs yeux toujours sulfureux, cependant que les catégories populaires seront rebutées par un gauchisme culturel toujours plus évident.

A partir des européennes la messe est dite, et Mélenchon se trouve sur un toboggan idéologique l’amenant toujours plus vite à davantage d’erreurs. L’aile souverainiste de LFI écartée dans l’espoir d’amadouer la gauche, les tenants du gauchisme culturel gagnent en influence. Ils ont pour eux d’avoir une stratégie très minoritaire dans la société, mais en prise avec certaines réalités. Se réclamant éperdument de la gauche, ils permettent des accords locaux, ouvrant des perspectives électorales concrètes aux militants. Les régionales illustrent ce pragmatisme méconnu de LFI, qui passe selon les régions d’une alliance avec le NPA au ralliement à une liste conduite par un ancien député LREM.

Pris dans cet étau, Mélenchon accentue son discours sur tous les marqueurs supposés de la gauche. Il le fait sur l’immigration, mais aussi sur l’écologie en prônant une sortie presque immédiate du nucléaire, ou en s’accommodant de l’écriture dite inclusive. Il semblerait que sa difficulté à qualifier les actes de terrorisme islamiste ne soit que secondairement imputable à un calcul électoral.

Demeurent trois ordres d’explication. La spécificité sociologique du monde militant de LFI – en substance l’univers de la fonction publique avec une dominance de l’éducation nationale. Ensuite l’hégémonie exercée en son sein par la « pensée intersectionnelle », qui permet d’éviter une réflexion sociale trop poussée pour ces représentants de catégories moyennes vaguement déclassées. Enfin l’absence de perspective réaliste au niveau électoral, compte tenu de la domination actuelle du clivage incarné par Macron et Marine Le Pen. Cette triple impasse, au regard de ce que sont les demandes sociales actuelles, explique sans doute, davantage qu’un éventuel calcul politique, la radicalisation du discours de Mélenchon, aussi vaine que troublante.

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