Interview de Jérôme Sainte-Marie, réalisée par Ludovic Vigogne, publiée par L’Opinion le 5 mai 2017.


L’OPINION – Quelle conclusion tirez-vous de cet entre-deux-tours ?

Jérôme SAINTE-MARIE – Si les deux candidats qui s’y sont affrontés ont réalisé un assez faible score au premier tour et sont à eux deux minoritaires dans le pays, ils incarnent deux blocs chimiquement purs qui rassemblent des groupes sociaux très définis et radicalement opposés. Il y a d’un côté un bloc élitaire et de l’autre un bloc populaire. Chacun est présent au second tour, et ces deux candidats aimantent la vie politique grâce à la densité et la symétrie parfaite de leur projet. Sont ainsi posées les bases d’un affrontement radical et durable pour le prochain quinquennat.                                 

A-t-on raison de dire qu’il n’y a pas eu de front républicain ?

Oui, il n’y en a pas véritablement eu. Tout au plus a-t-on pu constater la poursuite et l’amplification des ralliements à Emmanuel Macron. La rue a envoyé un message complémentaire. Au lieu de la communion dans l’indignation de 2002, avec des foules immenses, nous constatons une forme de dépression collective. Les sondages montrent qu’une large majorité est insatisfaite du résultat du premier tour, et l’on sait que la moitié des électeurs du favori le choisissent par défaut, voire à contrecœur.

Qui de Marine Le Pen et d’Emmanuel Macron a-t-il fait la meilleure campagne ?

Au départ, Marine Le Pen semble prendre l’ascendant. Dès le dimanche soir, Emmanuel Macron et son entourage font montre de trop d’assurance. Or, comme les sondages l’avaient annoncé, le vote de classe a façonné les résultats du premier tour. Aussi est-il périlleux d’être identifié à une France prospère par rapport à une France qui souffre. Le débat télévisé marque un tournant. Alors que Marine Le Pen avait donné une image de proximité, de compréhension, voire d’empathie par rapport à la France qui est victime de la crise, elle y a dégagé une impression d’agressivité qui a donné le beau rôle à Emmanuel Macron. Même si ce dernier a pu manifester parfois une certaine arrogance, il est surtout apparu comme apporteur de solutions pour résoudre non seulement les problèmes du pays, mais aussi ceux des gens.

Qu’est ce que cela a changé pour Marine Le Pen ?

Il y a eu pour elle plusieurs acquis. Elle a pu vérifier que la dédiabolisation avait profondément fonctionné. On n’a pas rejoué la grande peur de 2002. De la même manière, si le refus de Jacques Chirac de ne pas débattre avec Jean-Marie Le Pen n’avait pas fait polémique, il aurait paru inconcevable qu’Emmanuel Macron adopte la même position. Ensuite, et c’est un élément très important, alors que le FN était un parti sans amis, cette fois une force électorale représentant 5% s’est jointe à lui. Ajoutons à cela qu’un autre courant, La France insoumise, qui représente 20%, n’a pas choisi l’automaticité du vote contre elle.  Malgré tout, ce second tour aura montré aussi qu’il existait toujours un « plafond de verre » bien réel, ou pour être plus clair un refus de principe du vote frontiste chez une majorité des électeurs. Même face  à un candidat comme Emmanuel Macron, plus clivant que Jacques Chirac, Marine Le Pen bute sur cet obstacle. En 2002 ce plafond était autour de 20% des électeurs, il s’est relevé aujourd’hui à environ 40%.

Qu’est ce que cela a changé pour Emmanuel Macron ?

Pour Emmanuel Macron, ce second tour aura apporté une chose essentielle : il peut l’emporter sans modifier son programme. Cela lui donne une force apparente assez grande. Il est devenu suffisamment puissant pour ne pas avoir à composer. Du fait de la configuration du second tour, les ralliements, les sollicitations sont venus automatiquement à lui, il n’a rien eu à négocier. Cela l’a installé comme le maître du jeu politique français. Mais le second tour n’a pas apporté une adhésion majoritaire à son projet et à sa personne. Il demeure en grande partie un choix par défaut. Je serais d’ailleurs très surpris qu’il y ait un « état de grâce ».

Cet affrontement entre deux candidats qui ne sont pas issus de deux partis de gouvernement a-t-il transformé en profondeur le paysage politique ?

C’est le point d’aboutissement d’un processus de décomposition du clivage droite/gauche qui s’est déroulé depuis les municipales de 2014. Le clivage entre le bloc élitaire et le bloc populaire a désormais pris sa place. Emmanuel Macron n’est pas un candidat centriste, il incarne une solution radicale tout autant que libérale. Durant cet entre deux tours, on n’aura pu qu’être frappé par la déliquescence du PS et de LR, aux réactions sporadiques et atomisées. Ils ont été inaudibles et sont apparus pour les deux candidats encore en lice davantage comme des proies que comme des partenaires avec qui il faut négocier.

Qu’est ce que cet entre deux tours change pour le prochain quinquennat ?

La clarification a eu lieu. Au delà des deux candidats, ce sont deux vastes ensembles sociaux qui s’opposent. Ils diffèrent dans leurs conditions, leur destin et leurs valeurs. L’ordre politique a rejoint celui des intérêts sociaux. Au lieu d’avoir des clivages qui s’entremêlent, ce sont des clivages qui se superposent. Cela rend la politique potentiellement plus conflictuelle, et crée une situation qui n’est pas sans rappeler les années 1970. Après des décennies d’apaisement progressif, nous retrouvons un climat de détestation mutuelle et de peur réciproque. C’est pourquoi je m’attends à des affrontements politiques et sociaux comme la France n’en a pas connu depuis quarante ans.

Quelles conséquences faut-il en tirer pour les législatives ?

L’absence d’élan manifeste la déception de l’opinion par rapport à l’offre qui lui a été proposée. D’un côté, il y a l’attractivité en cours d’En Marche ! sur beaucoup de candidats et de députés sortants, mais de l’autre un élan populaire très modéré. Pourtant, nous devons compter avec la volonté de confirmation électorale des Français. Ainsi, en 2002, le candidat élu face à Jean-Marie Le Pen après n’avoir fait que 19,9% au premier tour avait obtenu en juin une majorité absolue à l’Assemblée nationale. A la différence de Jacques Chirac, Emmanuel Macron est porteur d’un projet ambitieux de réformes, qui pourrait empêcher la reproduction de ce schéma, et ne lui donner qu’une majorité relative, à transformer en majorité de projet.