Tribune de Jérôme Sainte-Marie, publiée par Le Figaro Vox
le 3 décembre 2018.
Nul ne sait aujourd’hui si le 8 décembre sera le point culminant de l’offensive des Gilets jaunes, mais on constate déjà une « montée aux extrêmes » de ce conflit social. Comme l’explique Clausewitz, la lo-gique intrinsèque d’un combat militaire est d’entraîner les protago-nistes à aller au-delà des objectifs politiques initiaux du conflit pour rechercher l’anéantissement de l’adversaire. En d’autres termes, la revendication initiale portant sur la fiscalité du carburant a débouché sur une crise majeure où les deux acteurs principaux ne se donnent plus la liberté de composer. Il en va ainsi du mouvement des Gilets jaunes, poussé à la surenchère par sa nature informelle là où des syn-dicats auraient déjà entamé des négociations, mais aussi de l’exécutif. Celui-ci s’est enfermé dans une logique d’intransigeance, n’acceptant de discuter que de points mineurs ou lointains, en se persuadant que l’avenir des réformes se joue ici et maintenant. Cette montée aux ex-trêmes doit sans doute un peu à la situation politique ou à la psycho-logie de certains, mais elle nous paraît tenir bien plus à la radicalité de l’antagonisme social à l’origine de la crise des Gilets jaunes, et que celle-ci accentue en retour. En effet, peu à peu à partir de la campagne présidentielle, puis de manière accélérée depuis le début de cette crise, les différences de perception entre les citoyens telles que les révèlent les études d’opinion s’éloignent des simples clivages entre catégories sociales pour revêtir l’aspect d’un véritable conflit de classes, formule qui mérite explication.
Si l’utilisation des catégories socio-professionnelles est banale, la no-tion de « classes sociales » elle, a mauvaise presse. Elle renvoie dans l’imaginaire collectif à peu près exclusivement à la « classe ouvrière » et au rôle prométhéen que lui attribuait la doxa communiste. Il faut cependant rappeler que la notion de « classe sociale » était fré-quemment utilisée, y compris par des auteurs libéraux, avant que Karl Marx y ait recours. Malgré ce handicap politique, donc, cette notion constitue un instrument indispensable pour comprendre les dynamiques politiques, et particulièrement ce qui se joue aujourd’hui dans le conflit des Gilets jaunes. « Classe sociale » va plus loin que le terme de « catégorie sociale » utilisé dans les sondages car cela permet de penser une dynamique relationnelle entre groupes sociaux, dont le conflit fait partie. Cependant, cette notion de classe sociale implique que l’appartenance à celle-ci n’existe pas uniquement « en soi », mais aussi « pour soi ». En d’autres termes, il faut qu’il ne s’agisse pas seulement d’une désignation technique (y compris en ra-joutant à la profession des traits culturels, relationnels ou autres) mais d’une identité vécue. Par exemple, si les deux tiers des Français pensent faire partie des « classes moyennes », on peine à définir cette notion de manière univoque. Inversement, alors que plus d’un quart de la population active est composée d’employés, rares sont les salariés qui se définissent socialement, dans leurs propos, comme tels. A grands traits, donc, pour qu’il y ait classe sociale il faut que la place d’un groupe dans l’univers économique, la production de ses moyens d’existence sociale, soit en concordance avec la manière dont se défi-nissent spontanément les individus qui composent ce groupe. Or, la très forte différenciation du soutien au mouvement des Gilets jaunes souligne que la perception subjective de sa place dans la société recoupe de plus en plus sa réalité objective. De plus, par sa dynamique propre, et peut-être plus encore par la détestation ostensible qu’il suscite dans certains milieux aisés, ceux qui se sentent en harmonie avec la mondialisation économique pour le dire vite, le conflit en cours active cette transformation de sentiments épars de colère, d’injustice ou de désespérance en autre chose. Cette autre chose, dans sa forme collective, ressemble bien à l’imaginaire du conflit de classes, et d’ailleurs ce mot presque disparu, « classes sociales », revient avec vigueur, y compris dans le commentaire médiatique.
Pour ébaucher une analyse du conflit des Gilets jaunes en termes de classes sociales, il faut rappeler que son noyau dur est constitué des travailleurs indépendants ou salariés du secteur privé. Ce ne sont ni des exclus, ni des gens aisés. Simplement des personnes dont le labeur n’évite plus l’insécurité financière permanente. Et qui entretien-nent une relation d’incompréhension et de colère mêlées face à un discours présidentiel revenant sans cesse sur la réussite sociale individuelle comme finalité supérieure. C’est la vaste classe salariale modeste*, celle qui recherche davantage la pérennité de son mode de vie que la transformation de celui-ci par une réussite financière improbable. Dès lors, les clivages politiques son secondaires : il y a parmi ces millions de Français dont les revenus tournent autour du salaire médian une communauté relative de conditions d’existence et de perceptions qui donne toute sa force propulsive au mouvement des Gilets jaunes. C’est exactement le contraire de la minuscule « Nuit debout », dont les rares participants procédaient à peu près tous de la petite-bourgeoisie diplômée des centres-villes, souvent liée au sec-teur public, déçue dans ses aspirations de promotion sociale, hors d’état de s’adresser à l’immense continent des actifs et acharnée à se dire de gauche.
Le conflit de classes actuel, donc, et c’est une des raisons fondamen-tales pour lesquelles ce qui se joue ne ressemble guère non plus à Mai 68, se déroule dans un pays ravagé par des décennies de chômage de masse, lesquelles ont désarticulé l’encadrement politique et syndical des salariés du secteur privé. Les anciennes médiations ont disparu ou peu s’en faut, mais elles n’ont pas emporté avec elles les antago-nismes réels et l’affrontement idéologique qui leur correspond. A l’inverse, l’élection d’Emmanuel Macron, porté politiquement mais aussi financièrement par les secteurs les plus aisés de la société, comme le montre la lecture des comptes de campagne de la prési-dentielle, a rendu plus aigües et surtout plus visibles les lignes de fracture de la société française. Ces divisions du pays, en termes fi-nanciers, culturels et même géographiques se cristallisent à l’occasion de la crise actuelle en un conflit unique.
S’ajoute désormais à cet ensemble explosif un élément majeur, le sentiment national. Jamais depuis des décennies n’avaient été vue dans un mouvement d’abord motivé par une question sociale, une telle floraison de drapeaux tricolores brandis et de « Marseillaise » entonnées. Au fil des rassemblement, à Paris mais aussi en province, un creuset apparaît où s’agrègent des groupes et des individus de sensibilité politique très diverse. En quelque sorte, le mouvement des Gilets jaunes forme le vaste « groupe en fusion » qu’évoquait ré-cemment Anastasia Colosimo. Ainsi, sans que ce soit forcément conscient, les Gilets jaunes partici-pent avec vigueur à la démolition du clivage gauche-droite. Avec le projet macronien de convergence par le haut des libéraux de toutes tendances, ce mouvement fait système. La dureté qui caractérise par-fois ses modes d’action renvoie aux difficultés sociales et culturelles que l’on invoque depuis si longtemps, sans en percevoir toutes les conséquences pratiques. L’alliage entre un imaginaire patriotique, un conflit de classes et la défiance à l’égard du système politique en place est la configuration la plus explosive qui soit. C’est pourquoi il y a ces derniers jours, dans les rues et dans les esprits, quelque chose qui évoque aussi bien les analyses de Karl Marx que les romans de Victor Hugo ou les souvenirs d’Alexis de Tocqueville.