SÉRIE D’ÉTÉ (6/7) par Jérôme Sainte-Marie
En 2018, le gilet jaune est devenu le symbole durable de la colère d’une catégorie de Français qui se sentent délaissés.
«Le conducteur doit revêtir un gilet de haute visibilité conforme à la réglementation lorsqu’il est amené à quitter un véhicule immobilisé sur la chaussée ou ses abords à la suite d’un arrêt d’urgence. En circulation, le conducteur doit disposer de ce gilet à portée de main.» L’arrêté ministériel du 29 septembre 2008 instaure une obligation plus qu’elle ne définit son objet. Celui-ci consiste en un vêtement fluorescent, de couleur jaune pour les conducteurs ordinaires, doté de bandes réfléchissantes. Le couturier Karl Lagerfeld en précise très bien les caractéristiques dans la campagne de sensibilisation lancée par la sécurité routière: «C’est jaune, c’est moche, ça ne va avec rien, mais ça peut vous sauver la vie».
Dix ans plus tard, cette horrible chasuble aura fait vaciller le pouvoir national et transformé le regard de la société française sur elle-même. Et durant quelques mois, ce gilet jaune sera moins considéré comme l’acceptation par les conducteurs de l’autorité de l’État que comme un défi directement adressé aux dirigeants de celui-ci.
Le gilet jaune appartient à l’univers visuel de la route, de la rue, donc du véhicule privé ou utilitaire. Au départ, le symbole de la contestation demeure intimement lié à l’objectif de celle-ci: le renoncement par le gouvernement à l’augmentation de la «taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques» – en clair, le mouvement lancé sur les réseaux sociaux réclame une baisse du prix du carburant à la pompe. Ce n’est pas d’ailleurs en novembre 2018 que les premiers gilets jaunes recouverts de slogans de protestation apparaissent dans les rues, mais au début de la même année, après que des groupes formés sur Facebook et intitulés «colère» ont appelé à des manifestations contre le passage de 90 à 80 km/h de la limitation de vitesse sur «les routes à doubles sens sans séparateur central» (le langage du comité interministériel à la sécurité routière est précis…). Ces «groupes colère» ont une caractéristique qui sera partagée par les groupes de gilets jaunes: de manière systématique, il associe à leur dénomination le numéro de leur département. Exactement ce que l’on trouve sur les plaques d’immatriculation des véhicules.
Cependant, qui porte un gilet de haute visibilité, en temps normal ? Les forces de l’ordre, souvent, les camionneurs, les travailleurs des autoroutes et les agents d’entretien des voies de circulation, également. Mais aussi les livreurs, les salariés du BTP, les artisans à leur compte, les manutentionnaires et les caristes: tout un monde d’ouvriers et d’employés exposés dans leur travail au risque physique sans pour autant être spécifiquement liés à la route. Le gilet jaune sera donc l’emblème du travail souvent manuel et généralement mal payé, celui des «CSP-», ou catégories socioprofessionnelles inférieures, dont on oublie si souvent qu’il concerne, en y intégrant l’ensemble des ouvriers et des employés, la moitié de la population active. Un monde de salariés plus ou moins précaires, d’intérimaires, d’autoentrepreneurs et de modestes patrons, aussi éloigné des cadres supérieurs du privé que de la masse des fonctionnaires.
Très rapidement, le gilet jaune dépasse la cause qui l’a suscitée pour se transformer en outil de reconnaissance mutuelle et de contestation contre l’État ; il extrait ceux qui le brandissent sur les ronds-points de leur condition de conducteurs accablés de taxes pour les projeter dans un vaste ensemble de conditions sociales difficiles. Emmanuel Macron, le 13 avril 2020, en plein confinement et devant 36 millions de téléspectateurs, donnera un lointain écho à la manifestation de cette réalité: «Notre pays, aujourd’hui, tient tout entier sur des femmes et des hommes que nos économies reconnaissent et rémunèrent si mal.»
L’invraisemblable succès de la mobilisation du 17 novembre – le ministère de l’Intérieur dénombra plus de 2 000 points de blocage, de filtration ou simplement de présence des «gilets jaunes» autour des péages, des ronds-points ou des zones commerciales – encourage une fétichisation de leur vêtement. Revêtir le gilet jaune, c’est endosser une armure magique. Par une singulière métonymie, celui qui porte le gilet jaune devient un «gilet jaune». Des débats sans fin apparaissent dès les premiers jours pour savoir ce qu’est un «vrai» «gilet jaune». Et l’on se disputera longtemps pour savoir si les «gilets jaunes» sont de droite ou de gauche, et s’ils ont été l’un puis l’autre, ou toujours un peu les deux, ou encore autre chose. Et lorsqu’en septembre 2019, la presse en viendra à évoquer des rassemblements de «gilets jaunes» sans gilet jaune, dans leur souci d’échapper à la vigilance policière, on saura que la page a été tournée.
Les «gilets jaunes» n’ont pas eu d’organisation centralisée et leur système de porte-parole fut un vaste bricolage entre les attentes des médias, la demande d’interlocuteurs des autorités et enfin les désirs contradictoires des personnes mobilisées, partagées entre la volonté d’être entendues et le refus d’être représentées. Dès lors, le gilet jaune a parlé pour les «gilets jaunes». Au sens strict, souvent, car cette chasuble est devenue au fils des samedis le support privilégié de leur expression. Sur ce gilet jaune ont d’abord été inscrits les différents «actes» auxquels celui qui le portait avait participé, comme autant de preuves de sa légitimité à porter cet habit.
Ensuite, on y lisait, notamment dans les rassemblements au centre des grandes villes, le numéro du département d’origine, marquant l’attache provinciale sur le lointain modèle des patriotes montant à la capitale, l’été 1790, pour participer à la fête de la Fédération. Le gilet jaune servait naturellement aussi de support à quelques slogans hostiles aux «puissants» et d’abord au président de la République. La vieille formule de Mai 68, «Les murs ont la parole», se trouvait ainsi détournée, chacun portant désormais son propre slogan avant de s’agréger à la foule des rues ou aux groupes des ronds-points. Le vêtement devient un moderne dazibao, ces pancartes de la Révolution culturelle chinoise. Les inscriptions forment avant tout une parole populaire, assez éloignée des habituels slogans des cortèges syndicaux ou politiques, et une parole individualisée s’agrégeant au discours aussi véhément que fragmenté de la nébuleuse «gilets jaunes».
À partir de la mobilisation du 17 novembre, la première et la plus massive de ce mouvement qui aura été différent en tout de tous les autres, la magie du gilet jaune suscite un mimétisme presque immédiat. D’abord, on s’intéresse à l’habit. Des «gilets verts» apparaissent bientôt, qui prétendent réconcilier préoccupation écologique et justice sociale. Puis viendront les «gilets noirs», qui, au nom de la lutte pour les «sans papiers» – en d’autres termes les immigrés clandestins -, racialisent l’emblème de la lutte sociale. Il y aura même, pour ajouter à la confusion des couleurs et des habits de lutte, les «foulards rouges», mobilisés en janvier 2019 pour soutenir la politique gouvernementale. Tout cela ne marche guère, car à trop fétichiser l’objet, on en vient à oublier la symbolique populaire du gilet jaune. Cela n’a jamais été un «signifiant vide», pour reprendre l’expression de Lacan, car dès l’origine il correspondait à des usages sociaux spécifiques. On pense ici à Alexis de Tocqueville, lorsqu’il évoque dans ses Souvenirs les ouvriers parisiens insurgés de juin 1848: «Ces hommes étaient tous en blouse, ce qui est pour eux comme on sait l’habit de combat aussi bien que l’habit de travail».
De la même manière, le jaune du gilet dit en creux quelque chose de précis. Que des groupes sur internet aient pu proposer d’en faire l’emblème d’une lutte, d’abord surtout antifiscale, marquait avec éloquence leur éloignement de la culture contestatrice traditionnelle: on sait que le «jaune» désigne celui qui se tient à l’écart de la grève, qui continue à travailler, bref, en langage militant, celui qui fait le jeu du patronat contre le collectif ouvrier. Cette couleur est depuis longtemps bannie de l’univers de la contestation sociale. Le gilet jaune se distingue radicalement par là de la chasuble rouge de la CGT, voire du gilet orange de la CFDT. Le choix de cette couleur et son durable succès constituent dès l’origine un désaveu cinglant pour les syndicats de salariés, il est vrai bien peu présents parmi les travailleurs pauvres du secteur privé qui forment le gros des troupes autour des ronds-points.
La couleur du gilet sera l’objet d’un dur combat sémantique. En novembre 2018, tandis que le ministre de l’Intérieur considère que la mobilisation est d’abord celle de «l’ultra droite», son futur successeur, Gérald Darmanin, déclare que «sur les Champs Élysées, c’est la peste brune qui a manifesté». Certains veulent à l’inverse considérer que l’extrême gauche mène le bal, derrière les blacks blocs. Cette dénonciation alternative du rouge ou du brun derrière le jaune des gilets se résout dans une solution simple, chez certains thuriféraires du pouvoir: «les “gilets jaunes”? ce sont des “rouges-bruns”, bien entendu!»
À son apparition sur les routes de France, le «gilet jaune» était un mystère. D’où venaient ces gens, qui étaient-ils, que voulaient-ils, jusqu’où étaient-ils prêts à aller et pourquoi? Très vite, il est devenu un mythe. Chaque force politique ou sociale se dispute aujourd’hui encore la signification de ce vaste ensemble de signes et de mots, que ce soit pour s’en prévaloir ou pour s’en distinguer. Les personnes les plus réticentes à s’y mêler, par exemple celles appartenant à la vaste mouvance de la gauche universitaire, ne sont pas les dernières à prétendre en posséder les codes. La parole qui interprète le gilet jaune a depuis longtemps échappé aux «gilets jaunes». Sur leur chasuble étrangère à tous les univers symboliques de la politique française, chacun brode sa rhétorique intéressée. Cette nouvelle dépossession des classes populaires constitue le moment présent, ni très surprenant ni très réjouissant, du mythe du gilet jaune.