Interview de Jérôme Sainte-Marie par Alexandre Lemarié, publiée par Le Monde
le 20 octobre 2018.


LE MONDE – Emmanuel Macron veut doter son camp d’un nouveau corpus idéologique, le progressisme. Pour quelle raison ? 

Jérôme SAINTE-MARIE –Cela correspond à trois objectifs. Emmanuel Macron entend d’abord nommer son projet idéologique pour le faire partager autant que possible. Avec l’idée de dépasser le clivage gauche-droite pour s’inscrire dans un axe perpendiculaire à celui-ci, qui est l’opposition entre les progressistes et les voire les nationalistes, assimilés aux réactionnaires. Le deuxième aspect est électoraliste. En imposant une nouvelle lecture du conflit politique, le chef de l’État cherche à entretenir les tensions et les contradictions au sein des partis de gouvernement traditionnels, que sont Les Républicains et le Parti socialiste, en espérant que la vie politique française ressemble durablement au second tour de la présidentielle. Le troisième aspect, enfin, est sociologique. Les catégories sociales, qui ont amené Emmanuel Macron au pouvoir, que je regroupe dans « le bloc élitaire », sont convaincues de porter un projet réellement progressiste.

Qu’est-ce que le progressisme revendiqué par M. Macron et La République en marche ? 

Il est facile à définir, dans la mesure où il a été décrit par anticipation par le philosophe Jean-Claude Michéa, en 2011, dans son ouvrage Le complexe d’Orphée, avec en son sous-titre « La religion du progrès ». Cela correspond à une projection dans l’avenir débarrassée aussi bien des contraintes au développement capitaliste que pouvait constituer la morale traditionnelle, chère à une partie de la droite, que des limites issues du mouvement ouvrier, chères à une partie de la gauche. C’est aussi un projet adapté au stade actuel d’un capitalisme à la fois mondialisé et financiarisé. Il est porté sans restriction par ceux que le chercheur du Cevipof, Luc Rouban, a défini dans son livre, Le paradoxe du macronisme, comme les « socio-libéraux ». C’est-à-dire des gens acquis à la fois au libéralisme culturel et au libéralisme économique le plus abouti. Les cadres supérieurs des grandes entreprises privés en constituent le noyau.

Le macronisme est-il un progressisme ? 

Il me paraît clairement une forme de progressisme dans la mesure où il correspond à un accompagnement, voire à une accélération, du cours des choses. Assimilant progrès et croissance il poursuit l’adaptation de la France à la mondialisation économique et financière. Quant à savoir si cela correspond à un réel progrès, un avenir désirable, la réponse pour chacun dépend de ses valeurs personnelles mais aussi de sa position dans la structure sociale.

 

En quoi l’emploi de ce mot est-il une rupture avec le traditionnel clivage gauche-droite ? 

La gauche pensait pouvoir proposer le libéralisme culturel sans le libéralisme économique. La droite classique, elle, promettait davantage de libéralisme économique, couplé à la défense des valeurs traditionnelles. Le progressisme d’Emmanuel Macron postule que ces entre-deux sont une illusion. Il lui préfère un libéralisme intégré, plus conséquent.  Pour autant, le chef de l’État ne parle jamais de libéralisme.

Pour quelle raison ?

Il sait qu’il ne peut y avoir de majorité autour du mot libéralisme, qui, comme celui de populisme, est chargé de connotation très négative dans l’opinion française. Le terme de libéralisme risquerait de reconstituer le clivage gauche-droite aux dépens d’Emmanuel Macron, en situant ce dernier à droite. Le progressisme, à l’inverse, renvoie davantage à une sémantique de gauche.

 Avec un tel concept, le président se situe donc plutôt à gauche… 

Au XXème siècle, ce fut un terme porté par la gauche, voire à une époque par le Parti communiste pour désigner ses « compagnons de route ». Son emploi comporte donc un risque pour Emmanuel Macron car il est encore de nature à effrayer une partie d’un électorat issu de la droite traditionnelle, dont le chef de l’Etat a pourtant besoin pour élargir sa base électorale. Son enjeu est de faire subir au mot progressisme ce qui a été infligé au mot réforme. C’est-à-dire le faire passer du camp de la revendication sociale à celui de la promotion de la dynamique économique.

N’est-ce pas un concept un peu fourre-tout, au risque d’être difficilement lisible par l’opinion ? 

C’est un autre risque. Ce mot parle avant tout aux milieux aisés, aux gagnants de la mondialisation. Et très peu aux milieux populaires. Surtout, il dénote d’un optimisme très décalé avec ce que ressentent la majorité des Français, qui anticipent plutôt une dégradation de leurs conditions de vie. Veulent-ils plus de concurrence, plus d’individualisme ? Dans les Trente Glorieuses, les Français anticipaient l’avenir de manière positive. Aujourd’hui, face au chômage, au déclassement et aux mutations culturelles subies, ils ne souhaitent pas forcément une accélération des processus.

Pourquoi M. Macron veut-il résumer les européennes à un combat entre populistes et nationalistes ? 

Chez le chef de l’État, le progressisme se définit un peu par lui-même mais davantage par opposition. Parfois face aux conservateurs et aux réactionnaires. Le plus souvent face aux nationalistes et aux souverainistes, comme il l’a fait dans son discours devant le Congrès réuni à Versailles, le 9 juillet. En cela, il s’inscrit dans une visée essentielle de son projet : maintenir l’arrimage de la France à l’Europe. C’est ce qui lui a valu ses soutiens initiaux. Il réanime ce concept pour mettre en scène à l’occasion des européennes un conflit entre ce qu’il appelle la « lèpre » populiste et les forces de progrès, c’est-à-dire peu ou prou, entre le camp du mal et celui du bien.

Cette approche binaire ne risque-t-elle pas d’étouffer le débat démocratique? 

Schématiser l’enjeu des européennes à un conflit entre progressistes et nationalistes est une dramatisation telle du débat politique qu’elle rend celui-ci pratiquement impossible. Plutôt que de penser une scène démocratique où des projets divers s’affrontent, également légitimes, il instaure une césure morale, une ligne de front. Cette diabolisation de l’adversaire aboutirait à étendre aux eurosceptiques, voire à tous les eurocritiques, la stigmatisation dont font l’objet depuis trente ans les électeurs du Front national.