Interview de Jérôme Sainte-Marie, réalisée par Hadrien Mathoux et publiée sur marianne.fr le 2 novembre 2018.
MARIANNE – Au-delà de la comparaison historique entre les années 1920-1930 et aujourd’hui, quelle volonté se cache derrière cette dramatisation des enjeux ?
L’intention durable d’Emmanuel Macron est de faire que la vie politique française ressemble, structurellement, au second tour de l’élection présidentielle qui l’avait opposé à Marine Le Pen. Son projet de rénovation libérale de la France n’a pas pour lui une majorité naturelle dans la population, cette faiblesse doit donc être compensée par des arguments « négatifs ». C’est ce qui avait joué pour Emmanuel Macron au second tour de la présidentielle, mais aussi dès le premier, où beaucoup de gens avaient voté en sa faveur pour éviter un second tour Mélenchon – Le Pen ou Fillon – Le Pen.
Le macronisme est un projet cohérent, mais qui ne réussit pas à constituer un bloc social majoritaire ou même important autour de lui. Les expressions caricaturales du président sur les années 1930 s’expliquent par un véritable glissement dans l’opinion ; son socle est inférieur à celui de Nicolas Sarkozy à la même époque de son mandat, et rejoint le niveau de François Hollande. En clair, la réunion des « libéraux des deux rives » ne tient pas sa promesse de constituer un bloc réformateur plus important que celui dont disposaient Nicolas Sarkozy ou François Hollande.
La volonté d’Emmanuel Macron de faire appel à un passé tragique en l’assimilant à ses adversaires politiques peut-elle être efficace auprès des électeurs ?
Visiblement pour l’instant cela ne prend pas. L’outrance de ce genre de formules peut provoquer une forme d’épuisement dans la population. Cela fait 30 ans que la gauche a usé cette corde-là, évoquant « les heures les plus sombres » ou le souvenir de la Seconde guerre mondiale. Dans le climat d’exaspération actuel, c’est quelque chose qui fait sourire ou agace mais ne produit plus d’effets électoraux mécaniques.
De plus, cette stratégie comporte un risque non négligeable pour le président et ses soutiens. Elle peut aboutir à constituer un « bloc populaire » d’une importance décisive. Le problème du bloc populaire, c’est qu’il est très fortement divisé : or le langage outrancier d’Emmanuel Macron peut permettre sa réunification, en obligeant par exemple une partie de la France insoumise à considérer qu’elle peut s’unifier à d’autres forces sur la base de l’anti-macronisme. Un certain nombre de Français peut considérer tout à fait possible de réunir ses forces (comme le 17 novembre lors de la mobilisation contre la hausse du prix du carburant) ou ses voix. Donc l’argument du président peut faire bouger les lignes… mais peut-être en se retournant contre son auteur.
Il a aussi l’effet de favoriser outrageusement le Rassemblement national, dans une période d’affaiblissement de la France insoumise. Emmanuel Macron se représente son avenir comme en grande partie lié à l’adhésion des sympathisants de droite qu’il a perdus depuis quelques mois. Il reste pour lui extrêmement important de fracturer le parti Les Républicains, en espérant rallier à lui ceux qui adhèrent à une ligne Pécresse – Bertrand. Mais la ficelle utilisée est très grosse, et le mécontentement d’une part toujours plus large de la population française rend l’argument très fragile.
Au-delà de l’objectif politique poursuivi par le Président, le fait d’assimiler les adversaires du macronisme au nationalisme des années 1930 n’a-t-il pas des effets sur le débat politique au sens large ?
La sortie d’Emmanuel Macron témoigne d’une manière de structurer le débat politique en des termes qui le rendent, de facto, impossible. Car nous ne sommes plus ici dans un débat entre plusieurs options également légitimes, mais dans une représentation du monde politique selon une ligne de fracture qui est quasiment une ligne de front, et regroupe dans une communauté de diabolisation les différentes oppositions au gouvernement. C’est un schéma dévastateur pour le débat démocratique car posé en des termes qui l’empêchent. On peut même aller plus loin : une telle rhétorique fait planer un soupçon d’illégitimité sur la plupart des forces d’opposition, ce qui est incompatible avec leur statut d’opposition légale. Si l’on considère que ses adversaires mettent en danger la démocratie, pourquoi accepter qu’ils se présentent aux élections ?
Par ailleurs, ce qui est curieux dans cette comparaison paresseuse avec les années 1930, c’est qu’elle semble montrer une méconnaissance totale de la période, en tout cas en France : cette décennie y est en effet notamment marquée par une progression de la gauche qui aboutit à l’accession au pouvoir du Front populaire et par l’échec des ligues d’extrême droite ! Emmanuel Macron se situe, certes, dans une échelle européenne lorsqu’il évoque la montée des nationalismes et des protectionnismes économiques. Or l’analogie qu’il utilise est un aveu d’échec : il est arrivé au pouvoir en portant un projet d’accélération de la construction européenne, du fédéralisme. Il se retrouve pris à contre-pied par la montée, partout en Europe, de forces politiques qui réclament une affirmation de l’Etat national. Ce souverainisme est souvent relatif ou incomplet, mais il progresse et place Emmanuel Macron dans une position d’isolement qui entache sa crédibilité sur le plan national. Puisque chez le président la dimension européenne est très cohérente avec son projet pour la France, ces difficultés se retrouvent fortement articulées. Et se reflètent dans son discours de dramatisation.