«Le sentiment d’unité nationale est bien réel, mais reste fragile»

Tribune dans Le Figaro


Il est peu probable qu’Emmanuel Macron voie sa popularité durablement renforcée une fois la crise sanitaire surmontée. S’agissant de l’appréciation portée par les Français sur le président, nous vivons une parenthèse plus qu’un tournant, argumente l’analyste politique, fondateur de Polling Vox.

Pour dramatique qu’elle soit, la crise sanitaire que nous traversons n’empêche pas de penser aux transformations politiques qu’elle pourrait susciter. Des sondages d’opinion continuent à être réalisés et livrent des informations utiles. Plusieurs sondages ont ainsi montré un net regain de popularité de l’exécutif, que l’on peut estimer en moyenne, en ce qui concerne le président de la République, à une douzaine de points. Pour apprécier la portée de cette évolution, et pour envisager les conditions de pérennité de ce regain unitaire, il est opportun de se remémorer d’autres crises, avec d’autres chefs de l’Etat. Il convient également d’analyser les facteurs de cette faveur nouvelle rencontrée par le pouvoir dans l’opinion publique.

Les références martiales contenues dans l’adresse aux Français prononcée par le président de la République le 16 mars appellent naturellement à scruter les temps de guerre, même si l’on peut par ailleurs estimer que cette assimilation de la crise sanitaire à un conflit armé est inadéquate. Dans un passé relativement récent, il y eu la crise déclenchée par l’invasion du Koweit par les troupes irakiennes. Aussi étrange que cela puisse désormais paraître, vu ce que l’on sait du déséquilibre des forces alors en présence, l’inquiétude des Français fut profonde, car stimulée par une propagande belliciste très imaginative. Il y eut en certains lieux une ruée sur les magasins d’alimentation, comme si la prétendue « quatrième armée du monde » pouvait représenter une menace sérieuse pour les forces de la coalition. Ayant annoncé une « logique de guerre », François Mitterrand connut durant quelques mois une forte popularité, gagnant ainsi, selon l’IFOP, 19 points entre janvier et mars 1991. Très vite après la cessation des hostilités ces gains furent effacés, et si, selon la SOFRES, le président de la République avait suscité la confiance de 65% des Français en mars, ce n’étaient plus le cas que de 31% d’entre eux en décembre. Douze années plus tard, l’image de Jacques Chirac profita également du déclenchement d’une nouvelle guerre au Proche-Orient, mais cette fois en refusant d’y engager le pays. Selon la SOFRES, 60% des Français disaient lui faire confiance en avril 2003. A la fin de la même année, ils n’étaient que 40% à le faire. Dans les deux cas, il s’agissait d’un conflit lointain, mais qui avait soulevé une angoisse sécuritaire, en même temps qu’il suscitait des difficultés économiques. Et dans les deux cas, si la réponse de l’exécutif fut appréciée de l’opinion publique, cela n’eut pas de conséquence durable sur la vie politique française.

Autre choc exogène, la crise financière de 2008 profita, dans des proportions bien moindres, à l’image de Nicolas Sarkozy. A vrai dire, sa forte réactivité en la circonstance eut surtout un effet de réaffirmation de son autorité sur son propre camp, l’évolution de l’opinion des Français dans leur ensemble étant assez limitée. Les attentats islamistes de 2015 eurent un impact à la fois plus net et plus volatile sur l’image présidentielle. Pour la SOFRES, François Hollande vit sa très modeste cote de confiance passer de 15% à 35% en un mois, avant qu’elle ne retombe à son niveau initial dès février. Encore ces deux sujets si différents eurent-ils bien plus de conséquences que les guerres précédemment évoquées. Il s’agissait en effet de problématiques, l’une économique et financière, l’autre culturelle et sécuritaire, porteuses de modifications idéologiques profondes.

L’urgence sanitaire du moment présent renvoie sans doute davantage aux deux dernières crises évoquées. Choc exogène, l’apparition d’un nouveau virus dans une province chinoise est presque aussitôt entrée en résonnance avec des débats nationaux qui lui préexistait, que l’on peut synthétiser en trois volets. Le premier est celui du système de santé français et de son évolution. Entamée bien avant l’accession d’Emmanuel Macron à l’Elysée, la réforme de l’hôpital public suscite depuis des mois une forte contestation de la part du personnel soignant. Les clivages existant dans l’opinion à ce propos rejouent déjà à propos de la pénurie de masques. Cet élément est de nature non seulement à nourrir des polémiques durant la crise, mais surtout à susciter une protestation sociale redoublée lorsque celle-ci aura été surmontée.

Le deuxième débat concerne la gouvernance actuelle. Elle a provoqué de fortes critiques que l’on peut symboliquement dater de l’affaire Benalla et qui n’ont cessé d’être réitérées depuis. La cristallisation se fait aujourd’hui autour des déclarations d’Agnès Buzyn et des prises de parole de Sibeth Ndiaye mais concerne en fait en fait l’ensemble de l’exécutif. Les études de suivi de l’opinion durant le confinement, réalisées notamment par BVA et l’IFOP, indiquent qu’une majorité des Français estiment que le gouvernement a manqué de réactivité, a dissimulé des informations et communique mal. Il s’agit également là d’un élément durable, qui après avoir affaibli l’unité nationale autour du pouvoir provoquera sans doute une colère redoublée d’une partie de l’opinion. Ce sentiment ne peut être que stimulé par la mise en cause récurrente, de la part du président lui-même, de la perméabilité supposée des Français à l’égard des fausses nouvelles ou de leur propension hypothétique à céder à des phénomènes de panique. Là aussi, c’est dans un cadre interprétatif solidement installé depuis le début du quinquennat que se développe les logiques d’opinion au sujet de la crise sanitaire.

Il demeure une troisième dimension problématique, qui cette fois participe au regain de popularité limité mais bien réel de l’exécutif. On peut y voir un réflexe bienvenu des Français, soucieux de faire corps autour de leurs institutions et de leurs dirigeants à l’heure du grand péril. Une part de ce mouvement tient sans doute aussi à la nature des prises de parole du Premier ministre ou du président de la République, où certains perçoivent une incarnation réussie de la fonction. Moins souvent envisagée, il est cependant une autre explication possible, complémentaire, à ce mouvement de l’opinion. Depuis que la crise sanitaire est entrée dans une phase aigüe, plusieurs réformes controversées ont vu suspendue leur adoption ou leur exécution. Dans son allocution du 16 avril, le président de la République a souligné que « beaucoup de certitudes, de convictions seront remises en cause » et que « le jour d’après ne sera pas un retour au jour d’avant ». D’aucuns souhaitent y voir une promesse d’infléchissement d’une politique gouvernementale qui, à tort ou à raison, a suscité une tension sociale sans précédent dans le pays. Du coup, fort rationnellement, nombre de citoyens opposés au cours réformateur de la politique macroniste relativisent leurs griefs et apportent leur soutien à l’exécutif. Cependant, dès que la pandémie sera jugulée, et si le pouvoir actuel maintenait sa volonté de transformation des relations sociales, la contestation qu’il suscite réapparaitraît avec force.

Ces différents éléments sont sans doute à prendre en compte non seulement pour préparer la sortie de crise mais aussi, dès à présent, pour maîtriser les facteurs de division d’une opinion publique dont l’unité constitue, en ces circonstances, un bien précieux.

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Élections municipales: le décryptage du politologue Jérôme Sainte-Marie


FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN – Jérôme Sainte-Marie analyse les principaux enjeux des élections municipales qui débutent ce dimanche dans un contexte très particulier. La pandémie de Coronavirus devrait selon lui nous inciter à relativiser les interprétations des résultats.

La première donnée est naturellement la participation électorale. Malgré la bonne image que les Français ont de la commune et du maire, véritables exceptions dans le regard dégradé qu’ils portent sur les institutions et le personnel politiques, l’abstention progresse continûment depuis les municipales de 1983. Elle se situait alors, au premier tour, à 21,6%, elle était en 2014 à 36,45%. Un tout récent sondage de l’IFOP, réalisé cependant avant l’allocution présidentielle de jeudi, indiquait qu’elle atteindrait 42%. Si un tel niveau devait être atteint ou dépassé, il ne serait pas aisé de déterminer la part imputable à la seule crainte de contamination, mais l’autorité de l’institution communale en serait nécessairement affectée. Ceci accentuerait la dérive de notre vie civique vers ce que les sociologues Braconnier et Dormagen ont appelé la « démocratie de l’abstention ». La crise de notre système de représentation en serait naturellement aggravée.

On repère aussi des critères de succès ou d’échec pour les différentes forces politiques. Par exemple, pour le RN, l’éventuelle conquête de Perpignan, pour LR, son maintien à la tête de Marseille ou pour le Parti socialiste la perpétuation de sa domination parisienne. Evidemment, pour la République en Marche, l’enjeu est non seulement la défense de ses quelques positions acquises, comme la ville de Nantes, mais surtout la conquête sous ses propres couleurs de villes importantes, son implantation donc. Les comptes détaillés seront faits les deux dimanche prochains, mais je crains qu’ils soient entachés par le niveau de la participation mais aussi par les conditions anormales de la fin de campagne.

Il y aura aussi un dernier enjeu, très important pour la suite. Comment les forces politiques, ville par ville plutôt qu’au niveau national, vont s’organiser au vu des résultats du premier tour ? Plus simplement, quelles sont les alliances qui vont apparaître ? Ensuite, lors de l’élection du maire par le conseil municipal nouvellement constitué, quels choix vont être faits ? Ceci risque de mettre sous tension deux forces politiques principalement, LREM et LR.

2/ Les partis traditionnels semblent en passe de se maintenir au pouvoir dans les grandes villes. Ces élections peuvent-elles contredire la thèse de la mort de l’ancien monde et de la polarisation Emmanuel Macron- Marine Le Pen?

Depuis des mois, le phénomène majeur de la campagne électorale a été la localisation des enjeux. Les maires sortants, dont le bilan est approuvé globalement par 66% des Français, en tireront sans doute un avantage accru. Elus en 2014, ils sont pour la plupart issus de la gauche ou de la droite dites de gouvernement. Inversement, les forces politiques qui polarisent depuis le début du quinquennat la vie politique, LREM d’un côté, LFI puis le RN de l’autre, ne bénéficient pas de cet ancrage territorial.

Il existe également un facteur sociologique qui masquera lors des municipales la polarisation « bloc contre bloc ». Plus que jamais, les villes concentrent la prospérité. L’évolution du marché de l’immobilier est éloquente. De ce fait, les courants politiques y sont très inégalement représentés. Les scores de la liste Loiseau soutenue par LREM y ont été importants. De manière symétrique, la liste Bardella a atteint un niveau de voix double dans les communes de moins de 3500 habitants – 28% des suffrages exprimés – que dans les villes de plus de plus de 100 000 habitants – 14%. Le Rassemblement national pâtit de la répartition prioritaire de ses électeurs dans des communes où il ne peut guère se présenter, soit que le scrutin s’y résume à une ou deux listes apolitiques, soit qu’il ne puisse trouver suffisamment de candidats acceptant de s’afficher sous ses couleurs. En d’autres termes, la pièce n’est qu’à moitié éclairée.

Donc, en apparence, et de manière largement artificielle l’ancien monde devrait prendre sa revanche. Cela devrait encourager les tenants d’une nouvelle « gauche plurielle » dans la recherche largement chimérique d’une candidature d’union pour la présidentielle. Le gain politique sera plus important pour LR, qui espère à cette occasion apparaître comme le principal « parti de gouvernement », atout essentiel pour espérer incarner l’alternance au niveau national. 

3/ Quelles peuvent être les conséquences de ces élections municipales en vue de l’élection présidentielle de 2022 ?

Les tendances constatées lors des élections municipales ne se confirment pas systématiquement lors des scrutins nationaux ultérieurs. Si l’on prend l’exemple lointain du triomphe de la gauche aux municipales de 1977, il ne l’avait pas empêché d’échouer au second tour des législatives juste un an plus tard. Il demeure que le scrutin de 2014 avait révélé l’ampleur de la crise à gauche, qui ne contrôlait plus au soir du second tour que 36% des villes de plus de 9000 habitants au lieu de 53% précédemment. Pire que son revers de 1983, cette déroute s’était en outre confirmée ensuite aux européennes puis à la présidentielle.

Encore la lecture du scrutin était-elle encore facile en 2014, puisque nous si étions régis par une tripartition politique, l’essentiel se jouait entre la gauche et la droite. Les effets de sanction du pouvoir national pouvaient être facilement observés et les conséquences des scrutins intermédiaires déduites aisément. Il en va tout autrement aujourd’hui, compte tenu de l’existence d’au moins quatre forces d’opposition (droite, RN, écologistes et gauche dans sa complexité). Il sera peu aisé d’identifier un vainqueur et un vaincu incontestables.

Il existe une autre dimension de ces scrutins municipaux, qui peut importer pour 2022, ce que j’appellerais un « effet casting ». J’entends par cela l’émergence possible de figures crédibles pour concourir à l’élection présidentielle. Même s’il n’y a pas vraiment d’exemple de président de la république apparu principalement aux élections municipales – la conquête de Neuilly par Nicolas Sarkozy ayant été très éloignée dans le temps de son accession à l’Elysée, et Jacques Chirac ayant pris la ville de Paris après avoir été Premier ministre. Pour LR comme pour la gauche, dans leur situation actuelle, cet « effet casting » pourrait cependant exister.

4/ Estimez-vous que la pandémie de Coronavirus aura des conséquences importantes sur ces élections? Si oui, de quel ordre?

La nouveauté radicale de la situation présente appelle évidemment à la prudence. Il faut également considérer, par principe, la possibilité d’une interruption du processus électoral en cas d’une brusque aggravation sanitaire entre les deux tours. Dans cette hypothèse, il serait sans doute reproché au président de la République d’avoir maintenu les dates du scrutin. Dès à présent, il existe une contradiction latente entre les mesures annoncées, par exemple l’interdiction des rassemblements et la fermeture des établissements scolaires, et le maintien des élections municipales. Le discours demandant aux Français de prendre un maximum de précautions ne peut qu’en inciter certains à ne pas se rendre dans leur bureau de vote, lieu de contacts humains possibles.

Non seulement le niveau de participation sera affecté, mais aussi, probablement, la composition du corps électoral effectivement mobilisé. Pour ces élections, la pandémie aura pour principal effet d’en relativiser l’interprétation politique.

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Interview dans CAUSEUR

Propos recueillis par Daoud Boughezala


Causeur. Depuis 2017, Emmanuel Macron a anéanti ces deux grands cadavres à la renverse qu’étaient le PS et LR. Or, tout en reconnaissant sa caducité, vous semblez regretter le bon vieux clivage droite/gauche. Pourquoi ?

Jérôme Sainte Marie. Je ne regrette rien mais je constate que le remplacement partiel du clivage gauche-droite par un clivage entre un bloc élitaire et un bloc populaire n’a fait qu’accroître les tensions sociales. Par le jeu des traditions locales ou familiales, droite et gauche étaient devenus des ensembles largement culturels dans lesquels cohabitaient des classes populaires, moyennes et dominantes. Ces deux synthèses interclassistes sont remplacés  par une polarisation politique en fonction du rapport à la mondialisation, sur des bases directement liées aux ressources économiques et scolaires des individus.

Les gilets jaunes ont mobilisé une partie de ce que vous appelez le « bloc populaire » opposé au « bloc élitaire » pro-Macron. Quelle est la base sociale de l’électorat macroniste ? 

Précisons d’abord que j’emprunte la notion de « bloc historique » au marxiste Antonio Gramsci. Au-delà d’une simple coalition politique, c’est un projet collectif visant à la domination sur la société, à partir d’une construction sur un triple plan, idéologique, politique et surtout sociologique. Or, le bloc élitaire au pouvoir a pour noyau dur l’élite réelle, c’est-à-dire les couches dirigeantes de la société dans le monde des affaires et la haute administration. Ces élites se sont mises en scène dans la Commission Attali, dont Emmanuel Macron fut le rapporteur général adjoint. Mais le bloc élitaire est aussi constitué de deux autres cercles plus larges. Tout d’abord l’élite aspirationnelle, qui correspond au monde des cadres, ceux qui veulent « en être ». Ses membres partagent l’idéologie de l’élite réelle : le culte de la réussite individuelle, l’amour de la construction européenne, un rapport détendu à la mondialisation et un discours managérial. Ensuite, il faut compter avec une partie des retraités, ceux qui forment à mes yeux l’élite par procuration.

On ne saurait résumer l’électeur macroniste à la figure du nomade mondialisé. La petite bourgeoisie urbaine et rurale, traditionnellement modérée, s’est-elle agrégée au bloc macroniste ? 

Dans un premier temps, Macron a plutôt incarné la frange la plus dynamique de la bourgeoisie liée au capitalisme mondialisé. Pour reprendre la classification de David Goodhart, le candidat Macron de 2017 s’adressait davantage aux anywhere qu’aux somewhere par son éloge constant de la mobilité, de l’adaptation et du changement. Les parties conservatrices de la bourgeoisie provinciale se retrouvaient plutôt dans le vote Fillon. Puis, voyant se faire des réformes et du fait de la peur suscitée par le mouvement des gilets jaunes, cette bourgeoisie patrimoniale a migré vers le vote LREMaux européennes. Le macronisme aura donc accompli une triple réunification : politique, sociologique et idéologique. Politique en réunissant la gauche et la droite libérales. Idéologique, en assumant la convergence du libéralisme culturel et du libéralisme économique, comme l’analyse Jean-Claude Michéa.  Sociologique, car Macron a réuni une bourgeoisie jusqu’alors divisée en des forces politiques concurrentes. C’est un phénomène lourd de conséquences sur le climat social et le débat public.

Pourquoi ?

L’autocontrôle des classes dominantes a énormément diminué. Autrefois, les instances de direction et de contrôle de la société – Conseil constitutionnel, Conseil d’État, CSA, instances économiques, judiciaires… – comptaient en leur sein une équipe de gauche et une équipe de droite. Certes tous issus de la France d’en haut, ses membres se surveillaient et maintenaient un certain pluralisme car lorsqu’une des deux équipes en concurrence étaient au pouvoir, l’autre campait dans l’opposition et se préparait à l’alternance. Maintenant que ces élites sont réunifiées, leur pouvoir s’est débridé.

Mais le président Macron semble avoir infléchi sa politique. Plus ferme sur l’immigration, critique du dogme bruxellois des 3% de déficit, Macron amorce-t-il un virage populiste à rebours de son tropisme libéral-libertaire ?

Je ne crois pas. Ce sont plutôt des tentatives de triangulation : Macron va chercher les thèmes de ses concurrents politiques directs. Il a tendance à monopoliser le débat politique pour une raison précise : le macronisme reste structurellement minoritaire. L’attachement profond au modèle social et le caractère minoritaire de la volonté de réforme dans le pays font courir un danger terrible d’isolement au bloc élitaire. Rien d’étonnant à ce que Macron essaie de sortir de l’enclavement de ce bloc dont l’influence oscille entre le quart et le tiers du corps électoral.

Entre les attentes de sa base électorale et les aspirations de la majorité des Français, le président peut-il ménager la chèvre et le chou ?

Non. La parole politique ne peut se détacher des contraintes de son terreau électoral. Avant toute chose, il faut coller aux aspirations, aux intérêts et aux valeurs de ses partisans. Le macronisme est cohérent, stratégiquement très intelligent pour donner le maximum de forces propulsives à la transformation du modèle social français tel qu’il est exigé par la construction européenne, par la mondialisation et, pour certains, par la raison. Mais à force de trianguler, il encourt le danger de populariser les thèmes de ses adversaires.

La frontière entre partisans et adversaires du pouvoir macroniste n’est pas toujours très nette. Penchons-nous sur le cas des retraités. Ils représentent 17 millions de citoyens, soit le tiers du corps électoral et gagnent en moyenne 1400 euros de pension mensuelle. Ont-ils hésité entre les gilets jaunes et le vote LREM ?

Un ensemble social aussi vaste que les retraités ne peut être homogène. Cependant le sur-vote pour Macron parmi les retraités m’a frappé dès la présidentielle. Malgré la concurrence très vive de Fillon, Macron a rassemblé 26% de leurs suffrages. En 2017, contrairement à l’image dynamique donnée par le président, plus on était âgé et plus on votait Macron. Même si de nombreux retraités, pas les mêmes, ont soutenu les gilets jaunes sur les ronds-points durant les premiers mois du mouvement. Mais, de manière générale, les retraités forment une élite par procuration. Quelle que soit leur condition sociale, ils délèguent la protection de leurs intérêts à l’élite et se défient des forces anti-système car elles leur paraissent menacer une stabilité économique dont ils dépendent pour leurs revenus.

Vous comparez les retraités  à ceux que Marx appelait les « paysans parcellaires » de 1848. En quoi ces petits propriétaires agricoles sont-ils comparables aux retraités d’aujourd’hui?

Je m’inspire des réflexions de Karl Marx dans Le 18 Brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte. Marx constate que ces paysans parcellaires, de loin les plus nombreux, pas forcément les plus prospères, se solidarisent avec le pouvoir exécutif. Ils ne parlent pas en leur nom mais délèguent le pouvoir à des forces sociales dominantes. Pourquoi ? Dans la France de 1848, ces agriculteurs qui ont acquis ou consolidé leur droit de propriété sur le sol lors de la Révolution vivent très difficilement. Enfermé dans le périmètre de leur petite parcelle, chacun d’entre eux est suspendu à la garantie de sa propriété par l’État et le pouvoir en place. Face à la contestation sociale, ce donc les principaux garants du système, comme le sont aujourd’hui les retraités.

En 2005, ces derniers ont voté très largement pour le Oui à l’Europe puis ont massivement boudé Mélenchon et Le Pen en 2017 car ils s’inquiètent beaucoup des menaces pesant sur l’euro. Si les retraités approuvent les réformes libérales, c’est parce que leur revenu mensuel dépend du travail des actifs. Or ils représentent près d’un électeur inscrit sur trois.

Cela ne plaide pas pour Mélenchon ! Traditionnellement républicain, le chef de la France insoumise multiplie les signes d’adhésion au multiculturalisme, comme l’illustre sa participation à la manifestation anti-islamophobie du 10 novembre. Comment expliquer ce virage ?

J’ai du mal à expliquer comment on peut se tromper et piétiner à ce point-là ses propres intérêts. En 2017, le bloc populaire se partageait entre Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon. Or, par exemple, la moitié des électeurs insoumis était hostile à l’accueil de l’Aquarius. Alors qu’une part de son électorat du 23 avril exprime une demande forte de rigueur républicaine, de contrôle des flux migratoires et de laïcité, Mélenchon accentue depuis deux ans son parti pris pro-migrants.  Localement, cela peut parfois s’expliquer par des raisons électoralistes. Mais, plus globalement, la culture politique des militants insoumis joue beaucoup. Venant essentiellement de la gauche, ils en partagent les codes dont le refus de critiquer l’immigration hérité de SOS Racisme et d’une certaine culture chrétienne de gauche. A gauche, de Hamon à Mélenchon, tant de monde se raconte les mêmes histoires sur l’immigration !

Sur le plan stratégique, la France insoumise a commis une erreur majeure en croyant que l’affaiblissement du clivage gauche-droite n’était qu’une parenthèse et qu’on y reviendrait vite. Mélenchon avait intelligemment mis sous le boisseau la notion de gauche durant la campagne présidentielle, mais il a ensuite repris tous les codes de la gauche en espérant la réunifier autour de lui. Cela a amené à l’effondrement de La France insoumise (6% aux européennes) et rend impossible l’unification d’un bloc populaire autour de Mélenchon.

Puisque la France insoumise est dans l’impasse, le RN a-t-il une chance de conquérir le pouvoir malgré la déconvenue de Marine Le Pen en 2017 ?

Oui. Autant il était évident qu’en 2017, Le Pen était la principale chance de Macron, qui n’avait qu’à accéder au second tour pour prendre le pouvoir ; autant en 2022, ce raisonnement peut s’inverser. La radicalité du projet macroniste et la force des oppositions qu’il suscite, ainsi que le phénomène classique d’usure du pouvoir, peuvent provoquer sa défaite. Cela donne une chance sérieuse au candidat qui représentera les intérêts des catégories populaires et des classes moyennes inférieures. De fait, le RN est arrivé en tête aux européennes malgré un corps électoral très défavorable, les catégories populaires s’y mobilisant fort peu.

Le RN n’est-il pas prisonnier d’une sociologie trop étroitement populaire qui l’exclut du pouvoir ?

Marine Le Pen est évidemment très clivante et peut-être trop identifiée aux classes populaires. Il y a un effet de miroir assez fascinant entre Macron et Le Pen car ils sont tous deux prisonniers des milieux sociaux qui votent pour eux. Or, le bloc élitaire et le bloc populaire polarisent la vie sociale et politique mais ne l’épuisent pas. Tout se jouera au niveau des classes moyennes qui, divisées, cherchent encore des options alternatives, telles le vote écologiste aux européennes. Comme le montrent les sondages, un second tour Macron-Le Pen se jouerait actuellement à 55% contre 45%. Malgré l’avantage actuel pour le probable candidat sortant, 2022 s’annonce donc comme une élection à l’issue incertaine.

Certains estiment que le poids démographique de l’immigration musulmane influera sur le vote. Est-ce un fantasme ?

Largement. Autant la question de l’immigration constitue un facteur de vote très important, autant c’est une réalité électorale très surestimée. Il y a sans doute 8 millions de musulmans en France, la plupart issus de l’immigration récente, dont 2 millions sont d’ailleurs étrangers. Une partie d’entre eux n’étant ni majeurs ni inscrits sur les listes électorales, et beaucoup des inscrits s’abstenant, cela n’est pas considérable dans un scrutin national.

Et de la même manière que les chrétiens ou les juifs, les musulmans ne votent pas tant comme musulmans qu’en fonction de leurs intérêts pratiques. Issus de l’immigration récente, ils commencent un parcours plutôt en bas de l’échelle. De ce fait, ils sont souvent bénéficiaires de l’État social. C’est l’une des raisons du sur-vote Hollande contre Sarkozy en 2012.

Les facteurs cuturels ou religieux n’influent donc jamais sur le vote ?

Parmi les électeurs musulmans, cela peut contrarier le vote pour certains candidats identifiés à tort ou à raison comme hostiles à l’islam, notamment Marine Le Pen. De la même manière, par le passé, en certaines régions le catholicisme du milieu ouvrier local pouvait les empêchait de voter communiste. Si les musulmans de condition modeste rechigneront à choisir le candidat de l’élite, ils auront beaucoup de mal à se rallier à celui du RN. Cela devrait les inciter encore davantage à l’abstention. Les facteurs identitaires ou culturels sont importants dans le vote, évidemment, mais selon mon analyse ils forment un élément second par rapport à la problématique sociale.

« Le macronisme est un projet révolutionnaire par le haut et pour le haut »

Interview dans LA Vie, propos recueillis par Henrik Lindell


Dans votre livre Bloc contre bloc, vous affirmez que la France se fragmente moins qu’elle se polarise autour de deux blocs. Ce phénomène serait renforcé par la politique d’Emmanuel Macron. Qu’est-ce qui vous fait dire cela ?

D’abord un constat. Depuis que je suis sondeur, j’ai toujours entendu que nous sommes une société plus fragmentée et émiettée qu’autrefois. On disait aussi, et on continue de dire, que la vie politique était mieux organisée et plus simple autrefois. Il est vrai que le clivage gauche-droite était d’une lecture facile, même après l’émergence du Front national. A l’inverse, cela fait longtemps que l’on constate la volatilité électorale et une moindre adhésion des citoyens à l’offre politique. Désormais les choses se simplifient. .

Car qu’avons-nous sous les yeux aujourd’hui ? Surtout un clivage social extraordinairement puissant, qui s’est accéléré depuis le début du quinquennat d’Emmanuel Macron. Certes, les critères de choix déterminants en matière électorale sont toujours d’une grande diversité, car ils peuvent être culturels, liés à des situations personnelles ou même religieux. Mais, depuis 2017, ils ont tendance à s’organiser autour de la dimension matérielle, c’est-à-dire les conditions sociales d’existence des individus. Et ces critères de choix s’entrecroisent moins qu’ils se superposent et s’accumulent.

Vous évoquez un vote de classe, qui se renforcerait. Nombre d’observateurs affirment pourtant que les choses sont plus compliquées que cela.

La cohérence entre le vote aux élections et la condition sociale des électeurs aura rarement été aussi évidente qu’aujourd’hui. Le vote Macron au premier tour de la présidentielle en 2017 et aux européennes cette année était directement corrélé au patrimoine matériel, au revenu et à la richesse sociale en général, en y incluant le niveau de diplôme. Inversement, moins vous avez d’argent et moins vous avez de diplômes, plus vous votez pour le Rassemblement national. Selon un sondage IFOP de novembre, 52 % des employés et des ouvriers voteraient Marine Le Pen dès le premier tour. Je ne suis pas sûr que même le Parti communiste n’ait atteint un tel score dans les catégories populaires.

Ces tendances ne cessent de se renforcer dans tous les sondages, au point de constituer deux pôles structurants, ce que j’appelle le bloc élitaire et le bloc populaire. Cela paraît presque trop simple, même si je précise aussitôt qu’il reste du monde entre ces blocs, environ la moitié de la population, particulièrement ceux qui appartiennent aux classes moyennes et qui, plus souvent que les autres, se rattachent encore aux notions de gauche ou de droite.

Pour faire cette analyse-là, il n’y a rien de compliqué. D’où vient donc le déni de cette réalité ? Je crois d’abord que cette simplicité fait peur à beaucoup d’universitaires et de journalistes, car elle ne les fait pas passer pour des observateurs intelligents. Mais il n’est pas normal pour un observateur de la vie politique, comme moi, de vouloir nier les clivages que je constate.

Enfin, je crois que le fait de raisonner en termes de classes sociales évoque le marxisme. Or, nous sommes toujours traumatisés en France par l’importance qu’a eu le Parti communiste et le marxisme politisé qui a régné pendant plusieurs décennies sur l’université. Et ceci malgré tout un travail de refoulement du marxisme dans la sphère intellectuelle et politique française depuis la fin des années 1970. A l’inverse, dans les pays qui ont connu une faible empreinte du marxisme politique, comme le Royaume-Uni ou les Etats-Unis, la méthode marxiste est beaucoup plus présente aujourd’hui dans le monde universitaire.

Vous utilisez franchement un vocabulaire marxiste : bourgeoisie, parti du capital, classes sociales… La France est-elle une société de classes pour vous ?

Bien sûr ! On ne se résume pas soi-même à sa famille ni à sa catégorie socioprofessionnelle de l’Insee, mais on appartient à un ensemble plus vaste, une classe, dont on a une conscience plus ou moins précise. Par contre, je suis moins affirmatif quant à la lutte des classes et surtout à l’idée marxiste selon laquelle cette lutte est moteur de l’histoire. Mon marxisme est méthodologique et analytique, certainement pas politique. D’ailleurs, le marxisme dès le départ était moins un programme politique qu’une philosophie avec des concepts visant à analyser le réel.

Tout au long du livre, en vous référant à Karl Marx, vous dressez un parallèle entre la France sous Macron et la période 1848-51. D’où vient cette idée ?

Ce parallèle tient d’abord au livre Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte de Marx. En l’écrivant, presque comme un journaliste, il confronte ses concepts déjà élaborés, notamment la notion de classe sociale, à la réalité. Il décrit la brèche historique que fut la révolution de février 1848, qui institua la Seconde République, jusqu’au coup d’Etat en 1851. Surgirent alors des forces sociales que les nouvelles institutions n’arrivaient pas à réguler. Ce qui conduisit à un choc de classes et aux terribles événements du juin 1848, faisant environ 5000 morts dans l’Est parisien. Ces événements avaient un caractère tragique sans commune mesure avec notre actualité.  Si je les évoque à propos de l’élection d’Emmanuel Macron, dumouvement des gilets jaunes, du vote des retraités, c’est avant tout pour essayer de comprendre les logiques d’opinion à l’œuvre, elles-mêmes dépendantes du jeu des forces sociales, et là on peut faire des comparaisons intéressantes.

En France aujourd’hui, l’élite créerait donc un conflit de classes ?

La conscience de classe est surtout forte au sommet de la société. Au fil des années, elle s’était affaiblie à sa base, notamment parce que l’encadrement des partis et des syndicats avait beaucoup baissé et que les rapports s’étaient individualisés. Il me semble que l’élection d’Emmanuel Macron, par le caractère de sa base sociale, par radicalité de son projet et ensuite par la cohérence de son action, a réveillé un imaginaire de classes.

Pour vous, le macronisme forme un « bloc élitaire ». Qu’est-ce que c’est ?

Ce n’est pas une simple formule. Il s’agit de l’élite, bien sûr, mais aussi de tous ceux qui circulent autour et qui s’y rattachent par leur revenu ou par leur statut. Le terme bloc renvoie à la notion de bloc historique du théoricien italien Antonio Gramsci. Je lui donne un sens particulier : c’est un rassemblement de classes sociales unifiées par une idéologie et porteur d’un projet politique prétendant à l’intérêt général et à la direction de la société. Emmanuel Macron a réussi à constituer un tel bloc, c’est-à-dire une vraie unité sociologique, politique et philosophique pour son projet.

Mais c’est qui, le bloc élitaire ?

D’abord l’élite réelle, les 1 % les plus riches. Le symbole absolu en est Emmanuel Macron lui-même, qui incarne la haute finance et la haute administration, c’est-à-dire la direction du capitalisme et la direction de l’État. On ne saurait faire plus clair.

Dans ce bloc, on trouve ensuite l’élite aspirationnelle, qui correspond à ceux qui travaillent dans l’univers managérial : les cadres du privé et en grande partie ceux du public. Ils ont souvent une bonne formation supérieure et ils en tirent un prestige, une estime de soi et la reconnaissance du droit de diriger les autres. Ils aimeraient ressembler à l’élite réelle et ils sont à son service. Ils sont porteurs d’une idéologie au service de l’État et des entreprises. En tant que sondeur, je connais bien cette catégorie. Ils sont pro-européens et se méfient des partis extrêmes. Avant, ils étaient divisés entre la droite et la gauche, mais maintenant, ils sont unifiés dans le macronisme. Ils exercent aussi le rôle d’intellectuels organiques pour le gouvernement et le président.

Troisième composant, plus inattendu : l’élite par procuration. Il s’agit surtout des retraités. Leur statut est particulier. Ils vivent essentiellement des pensions de retraite, donc du travail actuel d’autrui, un droit qu’ils ont contribué à nourrir eux-mêmes. Or, ce droit, qui est fragile, repose sur la garantie de l’État. Les retraités sont donc favorables à la stabilité et à un État fort, et à la pérennité de l’activité économique, sans risquer une aventure monétaire, par exemple.

Comment définir l’idéologie du bloc élitaire ?

Il s’agit d’un libéralisme intégré. Soit la réconciliation entre le libéralisme culturel, défendu surtout par la gauche, et le libéralisme économique, généralement défendu par la droite. Pour cette analyse, je m’appuie sur le philosophe Jean-Claude Michéa et sa généalogie du libéralisme. Selon lui, l’unification des deux libéralismes est théoriquement cohérente. Je pense que cela s’accomplit concrètement dans le macronisme.

Son progressisme appliqué consiste à enlever toutes les contraintes, y compris sociales, à la croissance du capital et à son excédent de rendement. Ainsi, l’idée de limite est totalement extérieure au macronisme. On le voit aussi à travers son désir de transformer notre univers culturel et nos références morales. Il y a une grande cohérence entre la modification du code de travail, le fait de travailler le jour du Seigneur et la libéralisation de la PMA et progressivement de la GPA. Dans tous les cas, il y a une « libération » de l’individu au service de la marchandisation du monde. Le macronisme, qui vise à transformer le modèle social, est donc un projet révolutionnaire par le haut et pour le haut.

Dès qu’Emmanuel Macron a pris ses fonctions, il a pris des mesures en faveur du capital, dites-vous. Lesquelles ?

La plus emblématique est la suppression partielle de l’Impôt de solidarité sur la fortune. En l’occurrence, c’est le capital qui s’investit qui est libéré. Alors que le capital immobilier ne l’est pas. Pour résumer, il s’agit de valoriser le profit au détriment de la rente. On pourrait dire que c’est le projet des orléanistes contre les légitimistes. Le mauvais argent, c’est celui qui est conservé. Le bon argent, c’est celui qui circule, qui travaille, qui crée de la mobilité. C’est l’esprit pur du capitalisme, à savoir non pas l’accumulation de l’argent, ni la richesse, mais le travail de l’argent qui met en mouvement l’ensemble de l’économie.

Le bloc élitaire est minoritaire. Peut-il tenir ?

Actuellement, un tiers des Français soutiennent Emmanuel Macron, ce qui n’est pas si mal. Et lors des européennes, si son parti n’a pas élargi sa base,  il l’a rendue plus cohérente, après le départ d’un certain nombre d’électeurs issu de la gauche. Il a profité d’un afflux de ce qu’il lui manquait : des électeurs qui avaient voté Fillon. Dans certains beaux quartiers, il a frôlé les 50%, ce qui est ahurissant. Les beaux étages de l’immeuble haussmannien votent Macron désormais, alors qu’ils étaient auparavant divisés entre la gauche et la droite.

Face au macronisme, on trouve un bloc populaire, selon vous. Par qui est-il constitué ?

Le bloc populaire est toujours en construction, mais il est en train de trouver sa forme. Il s’agit de personnes qui ont des activités professionnelles mais de bas revenus, donc surtout les employés et les ouvriers. Ils constituent la majorité de la population active.

Ils ont voté à 37% pour Marine Le Pen au premier tour. Mais aujourd’hui, ils voteraient majoritairement pour elle. Par ailleurs, un peu plus de 20% d’entre eux ont voté Jean-Luc Mélenchon il y a deux ans. Si aucune alliance n’est envisageable entre son parti La France insoumise et le RN, l’union semble se faire à la base, ou plutôt une sorte de translation. C’est ainsi que seuls 6% des employés et des ouvriers voteraient pour Mélenchon aujourd’hui, au lieu de 52% pour Le Pen.

Comment expliquer cette marginalisation de La France insoumise ?

Dans les premiers mois du quinquennat, la France insoumise aurait pu devenir le principal porte-parole du bloc populaire. Mais Mélenchon a alors commis une erreur d’analyse. Il ne croyait pas au populisme et pensait qu’on allait revenir au clivage gauche/droite. Il a alors voulu prendre la direction de la gauche, en récupérant tout son vocabulaire et ses valeurs. Le problème est que les catégories populaires s’en moque. Elles sont certes en phase avec le programme social de LFI, mais n’adhèrent pas au gauchisme culturel. Or, LFI a eu des prises de position maximalistes lors du vote de la loi sur l’asile et l’immigration. Cette forme de gauchisme culturel s’est renforcée quand La France insoumise a soutenu la manifestation contre l’islamophobie.

Vous écrivez même que la ligne de LFI est « antipopulaire » sur l’immigration…

Oui, parce que La France insoumise s’oppose non seulement à l’opinion majoritaire des Français mais surtout à ce que veulent les catégories populaires. Environ 70% d’entre elles sont hostiles aux flux migratoires, un point de vue parfois partagé par ceux issus de l’immigration. Ce n’est quasiment jamais la première de leurs préoccupations, elle arrive plutôt en troisième ou quatrième position. Mais c’est un enjeu électoral total : on croit que le politique a une capacité à agir là-dessus, et il y a des positions très différentes entre les partis. Sur d’autres enjeux, le chômage par exemple, ce n’est pas le cas. Mais l’immigration est un vrai critère de choix et c’est conflictuel. Ainsi, en 2017, le vote populaire était seulement deux fois plus important pour Le Pen que pour Mélenchon. Aux européennes, le rapport était de 1 à 4. L’élimination progressive de LFI conduit ainsi à une simplification du jeu et à une expression pratiquement unique des aspirations du bloc populaire par le RN. Ce dernier, pour entretenir son avantage, a d’ailleurs appelé à soutenir le mouvement contre la réforme des retraites.

Dans ce contexte, que dit le sondeur sur les capacités du Rassemblement national de dépasser le plafond de verre ?

Selon moi, il n’y a plus de plafond de verre. Marine Le Pen est donnée à 43% ou 45% au second tour selon les derniers sondages portant sur la présidentielle de 2022. Si elle peine à convaincre sur son projet économique, l’époque est finie où une majorité des Français jugeait le corpus idéologique du RN antihumaniste et incompatible avec les valeurs républicaines. Le risque du basculement existe.

http://www.lavie.fr/actualite/politique/le-macronisme-est-un-projet-revolutionnaire-par-le-haut-et-pour-le-haut-19-12-2019-102759_813.php?fbclid=IwAR0mYtb-s1sNmX-NzF54pevdNs7CoyoRktp7AymxdLGQ5MhUiNrlvsveshE

 

 

Interview dans MARIANNE

Propos recueillis par K. VICTOIRE


1/ Vous évoquez un bloc élitaire, composée des gagnants du système, qui se serait mobilisé derrière Macron. N’est-il pourtant pas composé des classes sociales aux intérêts différents ?

De manière très simple, je suis parti de l’analyse des soutiens avérés à Emmanuel Macron, tels qu’on peut les identifier parmi ses donateurs pour sa campagne présidentielle, ses électeurs du premier tour et ses partisans dans les études d’opinion. Trois milieux se dégagent, qui ne forment pas exactement des classes sociales, surtout pour le dernier d’entre eux.

Tout d’abord il y a l’élite réelle, la classe dirigeante, le 1%, ou ce que ses contempteurs appellent la caste ou l’oligarchie. C’est une réalité bien concrète, dont Emmanuel Macron représente une merveilleuse incarnation, lui dont le parcours s’est effectué dans la haute administration et la haute finance. L’endroit où il commence son ascension politique est connu, il s’agit de la commission Attali, véritable incubateur du nouveau monde.

Un second cercle, électoralement substantiel, est constitué par l’univers des cadres. Ceux du privé, qui partagent la vision managériale et les codes sociaux d’Emmanuel Macron, mais aussi ceux du public, qui se reconnaissent pleinement dans son option européiste. Dans cet univers, on trouve des différences de revenus importantes, mais aussi un statut partagé, celui précisément d’encadrer les différentes activités sociales. Ils se reconnaissent dans l’idéal de réussite individuelle prôné par le candidat d’En Marche, et représentent ce que j’appelle, dans une formule barbare délibérément issue du jargon managérial, l’élite aspirationnelle. Nous sommes là très près de la notion de classe sociale, en soi et pour soi. La conscience qu’a d’elle-même la haute bourgeoisie est très bien documentée par les époux Pinçon-Charlot, et pour les cadres, les sondages montrent qu’il s’agit de la catégorie croyant le plus en l’existence des classes sociales et s’identifiant le mieux dans un tel schéma.

Pour la troisième composante du bloc élitaire, ce que je nomme l’élite par procuration, il en va différemment. En effet, Emmanuel Macron peut s’appuyer sur une partie important de cet immense continent que forment désormais les retraités, lesquels représentent un électeur inscrit sur trois. Comme j’essaie de l’expliquer, ils ne constituent pas une classe « pour soi », mais leur commune dépendance au travail d’autrui, dans le cadre du système par répartition, les placent dans la dépendance du pouvoir politique pour garantir leur existence sociale, et les inclinent favorablement aux réformes libérales.

2/ Ce bloc élitaire ne s’est-il pas divisé en 2017 entre Macron et Fillon ?

De fait, il y a eu une division et même un combat interne assez rude dans les couches dominantes de la société. L’option la plus radicale était naturellement Emmanuel Macron, puisqu’il se proposait d’évacuer les signifiants « gauche » et « droite » et les représentations qui leur étaient communément associées.  Ce n’est d’ailleurs qu’avec lui que l’on peut parler de bloc élitaire, en reprenant la conception élaborée par Antonio Gramsci de « bloc historique ». Il s’agit d’une construction à trois niveaux, mettant en adéquation une base sociologique composite mais compatible, une convergence idéologique et une forme politique. L’élite réelle constitue son noyau dur, mais elle doit prendre en compte les intérêts des forces regroupées autour d’elle.

Si l’on prend le premier tour de l’élection présidentielle, un tiers des cadres vote Macron, un cinquième Fillon, lequel prend l’avantage chez les retraités, avec 36% au lieu de 26%. Mais dès que l’on prend d’autres critères, on s’aperçoit que le vote Macron domine le vote Fillon en termes d’aisance financière et de niveau scolaire, et conséquemment de confiance dans l’avenir. Le problème du candidat de droite, finalement, est d’être resté cela, avec des électeurs âgés et souvent catholiques relativement pratiquants. Il incarne bien davantage une bourgeoisie patrimoniale qu’une bourgeoisie entrepreneuriale. On retrouve ici l’écho de la distinction que faisait Karl Marx parmi les élites monarchistes françaises entre les légitimistes, davantage soutenus par la rente, et donc épris de conservation, et les orléanistes, plus orientés vers le profit, et donc thuriféraires du progrès.

3/ Dès les années 1980, Rosanvallon et la Fondation Saint-Simon parlaient de « République au centre ». Dans les années 1990, Minc a défendu un « Cercle de la raison », des modérés. Pourquoi n’est-ce qu’en 2017 que Macron réalise l’union des bourgeois de gauche et de droite ? L’alternance interdite n’est-elle finalement pas que la conséquence de l’alternance unique ?

Il existe une aspiration constante depuis un demi-siècle à la réunion des modernistes, comme ils aimaient à s’appeler, par-dessus le clivage gauche-droite. Sous des formes inachevées, on peut citer Pierre-Mendès France, Jean Lecanuet, Jacques Chaban-Delmas voire par moment Valéry Giscard d’Estaing. A partir des années 1970, le projet s’affine à partir de la gauche, trahissant l’aspiration de la bourgeoisie qui lui était rattachée pour des raisons historiques et culturelles à dissocier ses intérêts de ceux portés par le mouvement ouvrier, au sens large. L’idéal européen sera un excellent paravent pour cette entreprise. Pour l’évoquer, les noms de Michel Rocard, Dominique Strauss-Kahn et Manuel Valls, ou à un moindre rang politique Christian Blanc ou Jérôme Cahuzac s’imposent. Cependant tous butaient sur une difficulté institutionnelle. Pour l’emporter, la gauche libérale avait besoin des suffrages de celle qui ne l’était guère, ce qui obligeait à un compromis social avec les catégories populaires. Or, comme la bourgeoisie libérale et europhile étant divisée entre la gauche et la droite, elle se trouvait affaiblie dans chaque camp. C’était une première gêne, aggravée par la fixation institutionnelle, notamment lors des élections législatives, du paysage politique en deux camps formellement opposés.

La solution est venue paradoxalement de la montée des anti-libéraux dans le pays, ce que l’on appellera par facilité, et en empruntant le langage de leurs adversaires, les populistes. Cela donne d’abord la tripartition électorale, qui signifie que l’équipe de gauche ou de droite qui accède au pouvoir a contre elle les deux tiers des Français, ce qui entrave sa volonté réformatrice. L’alternance unique, pour reprendre le mot de Jean-Claude Michéa, devient dysfonctionnelle pour les intérêts dominants. Ensuite, à partir de la mi-mandat de François Hollande, au vu des sondages mais surtout des résultats des élections intermédiaires, la présence de Marine Le Pen au second tour de la présidentielle est considérée comme certaine, eq qui structure les choix stratégiques. Il devient alors possible d’envisager une triple réunification : celle des élus réformateurs de gauche et de droite, celle du libéralisme culturel et du libéralisme économique, celle, enfin et surtout, de la bourgeoisie. En 2017, la volonté de « faire barrage » garantissait la victoire d’Emmanuel Macron sur un programment pourtant éloigné du point d’équilibre de l’opinion française. Pour 2022, miser sur la reproduction de ce schéma, ce que j’appelle « l’alternance interdite », constitue un pari de plus en plus risqué.

4/  Il semblerait que ça soit la question des valeurs qui est divisé le bloc populaire, entre Front national et France insoumise. Comment expliquer que cela ne pose pas de problème au sein du macronisme ou peuvent se retrouver des libéraux-conservateurs et des libéraux-progressistes ?

Comme il ne vous aura pas échappé que j’utilise dans ce livre l’analyse élaborée par Karl Marx pour rendre compte des événements politiques, je me pose la question des valeurs de manière seconde. Elles existent fortement pour un individu, cela va sans dire, mais lorsque l’on veut expliquer les comportements collectifs, et donc l’homogénéisation des valeurs au niveau d’un groupe, il faut s’intéresser à la fondation de l’édifice.

Pour dire les choses autrement, les différences entre les « libéraux conservateurs » et les « libéraux progressistes » sur des sujets comme la famille ou l’identité nationale sont surmontables parce que les intérêts concrets de ces deux populations souvent aisées sont convergents. Une démonstration spectaculaire du poids relatif des « valeurs » dans le choix électoral a été faite par les élections européennes, où nombre d’électeurs de François Fillon, effrayés par le phénomène des Gilets jaunes et soucieux d’un retour à l’ordre, ont voté pour la liste Loiseau. A cette occasion, le bloc élitaire s’est consolidé, à la fois par le renfort de pans entiers de la bourgeoisie, et des classes moyennes supérieures, restées jusque-là hors de l’influence du macronisme, et par le départ d’un certain nombre d’anciens électeurs de gauche, souvent issus de la petite-bourgeoisie. Tout cela se lit sans encombre sur la carte du vote à Paris, avec le déplacement vers l’Ouest du vote LREM.

Quant au bloc populaire, il n’existait pas en 2017. On pouvait analyser le vote des catégories populaires, mais il n’y avait pas la construction d’un ensemble cohérent, articulant une sociologie particulière avec une idéologie et une forme politique, sous l’égide d’un groupe social particulier. En miroir du triomphe politique du bloc élitaire, et du fait de l’effondrement de la France insoumise, ce bloc populaire est en train d’advenir. Le phénomène des Gilets jaunes a été une étape importante de sa constitution.

5/ Selon vous l’union de la gauche mènerait à une impasse. Pourtant, la France insoumise s’est réalignée sur les valeurs de la gauche, comme vous le soulignez, la rendant à nouveau compatible avec les autres composantes. Surtout qu’aux européennes, en comptant EELV, les listes atteignent les 30%, ce qui serait suffisant lors d’une présidentielle pour les qualifier au second tour…

La ligne de retour vers la gauche a effectivement été menée avec constance par la France insoumise à partir de la fin 2017, postulant qu’Emmanuel Macron devenait le chef de la droite, dans le cadre d’un clivage reconstitué. A partir d’un postulat aussi faux, les conséquences ne pouvaient qu’être spectaculaires. Comme vous le dites, tout fut fait à LFI, y compris sur la question européenne, pour se rendre acceptable et désirable par l’électorat de gauche. Le choix de Manon Aubry fut en parfaite cohérence avec cette mise en conformité idéologique. Et de manière tout à fait logique, le résultat de cette ligne fut un désastre électoral.

En refusant d’entendre les demandes des composantes populaires de son électorat, notamment sur le sujet décisif dans le vote de l’immigration, Jean-Luc Mélenchon s’est replié sur l’univers traditionnel de la gauche, celui de la fonction publique et du libéralisme culturel. Mais il apparaîtra toujours comme trop populiste pour ceux, de moins en moins nombreux d’ailleurs, qui s’identifient à la gauche, tout en devenant trop à gauche pour les populistes. Quant à l’addition des listes pour arriver à un total de gauche qui tangente les 30%, cela m’apparaît comme un exercice très artificiel, et pas seulement parce que la liste Jadot s’est explicitement placé en dehors de l’ancien clivage. En effet, ces 30% recouvrent des gens dont les options sont parfois radicalement opposées sur des enjeux nodaux, à commencer par l’Europe. Souvenons-nous aussi que près de 40% des sympathisants socialistes ou écologistes exprimaient toujours, en octobre 2019, leur approbation à l’égard de l’action d’Emmanuel Macron. Il me semble donc que cette option d’un « bloc alternatif » de gauche n’a pas de stabilité sociologique ni idéologique, et constitue une chimère au regard des réalités politiques. On peut additionner les sigles et confectionner une alliance de toutes les couleurs, ceci est bien éloigné des demandes politiques des gens ordinaires.

6/ Après son soutien à la marche contre l’islamophobie du 10 novembre, la France insoumise pourra-t-elle encore espérer rassembler les classes populaires ?

Je n’accorde pas une importance très grande à cette affaire, dans la mesure où elle se situe dans la continuité d’une grande faiblesse de la France insoumise à l’égard du gauchisme culturel répandu dans sa mouvance militante, d’une part, et qu’elle intervient alors que le mouvement de Jean-Luc Mélenchon s’est déjà vidé d’une large part de ses forces électorales, d’autre part.

7/ Un bloc populaire est-il possible avec le personnel politique actuel ? Finalement, le problème n’est-il pas qu’il n’y ait pas de Macron populaire, dont le parcours ne se rattacherait ni à la droite, ni à la gauche.

Je ne suis pas sûr de comprendre le sens de votre question, dans la mesure où il existe déjà un bloc populaire en formation. Nul n’ignore que le vote des ouvriers et des employés se porte désormais massivement vers le Rassemblement national, que la liste Bardella a été le principal débouché électoral des soutiens aux Gilets jaunes et que Marine Le Pen reconstruit son image comme étant l’antithèse d’Emmanuel Macron et comme lui ni de gauche ni de droite. Ce sont des réalités sans doute déplaisantes pour beaucoup, mais attestées par les données électorales et les études disponibles. Si j’ai intitulé mon essai « bloc contre bloc », c’est bien parce que face au bloc élitaire un bloc populaire se forme, dont le noyau dur est constitué des travailleurs pauvres du secteur privé, dont le vote lepéniste est l’expression politique, et dont l’idéologie est le souverainisme intégral. C’est d’ailleurs pour cela que la dynamique du macronisme pourrait s’avérer profondément paradoxale. Si vous voulez élaborer un scénario alternatif à une telle perspective, il vaut mieux en considérer, aujourd’hui, la vraisemblance. Après, l’apparition d’une personnalité nouvelle, indépendante du milieu politique, et situant son projet au-delà du clivage gauche-droite, constitue une option aussi séduisante qu’imprécise.  Je me permets simplement d’indiquer, ce qui est presque un truisme, que son succès dépendra moins de son image initiale que de sa capacité à répondre aux demandes sociales et culturelles de la population qui résiste à l’attraction du modèle macronien. La perspective que vous suggérez n’est pas exactement un chemin de roses, vu la présence effective de deux blocs certes chacun minoritaires, mais tous deux puissants et cohérents dans leur conflit.