Interview dans CAUSEUR

Propos recueillis par Daoud Boughezala


Causeur. Depuis 2017, Emmanuel Macron a anéanti ces deux grands cadavres à la renverse qu’étaient le PS et LR. Or, tout en reconnaissant sa caducité, vous semblez regretter le bon vieux clivage droite/gauche. Pourquoi ?

Jérôme Sainte Marie. Je ne regrette rien mais je constate que le remplacement partiel du clivage gauche-droite par un clivage entre un bloc élitaire et un bloc populaire n’a fait qu’accroître les tensions sociales. Par le jeu des traditions locales ou familiales, droite et gauche étaient devenus des ensembles largement culturels dans lesquels cohabitaient des classes populaires, moyennes et dominantes. Ces deux synthèses interclassistes sont remplacés  par une polarisation politique en fonction du rapport à la mondialisation, sur des bases directement liées aux ressources économiques et scolaires des individus.

Les gilets jaunes ont mobilisé une partie de ce que vous appelez le « bloc populaire » opposé au « bloc élitaire » pro-Macron. Quelle est la base sociale de l’électorat macroniste ? 

Précisons d’abord que j’emprunte la notion de « bloc historique » au marxiste Antonio Gramsci. Au-delà d’une simple coalition politique, c’est un projet collectif visant à la domination sur la société, à partir d’une construction sur un triple plan, idéologique, politique et surtout sociologique. Or, le bloc élitaire au pouvoir a pour noyau dur l’élite réelle, c’est-à-dire les couches dirigeantes de la société dans le monde des affaires et la haute administration. Ces élites se sont mises en scène dans la Commission Attali, dont Emmanuel Macron fut le rapporteur général adjoint. Mais le bloc élitaire est aussi constitué de deux autres cercles plus larges. Tout d’abord l’élite aspirationnelle, qui correspond au monde des cadres, ceux qui veulent « en être ». Ses membres partagent l’idéologie de l’élite réelle : le culte de la réussite individuelle, l’amour de la construction européenne, un rapport détendu à la mondialisation et un discours managérial. Ensuite, il faut compter avec une partie des retraités, ceux qui forment à mes yeux l’élite par procuration.

On ne saurait résumer l’électeur macroniste à la figure du nomade mondialisé. La petite bourgeoisie urbaine et rurale, traditionnellement modérée, s’est-elle agrégée au bloc macroniste ? 

Dans un premier temps, Macron a plutôt incarné la frange la plus dynamique de la bourgeoisie liée au capitalisme mondialisé. Pour reprendre la classification de David Goodhart, le candidat Macron de 2017 s’adressait davantage aux anywhere qu’aux somewhere par son éloge constant de la mobilité, de l’adaptation et du changement. Les parties conservatrices de la bourgeoisie provinciale se retrouvaient plutôt dans le vote Fillon. Puis, voyant se faire des réformes et du fait de la peur suscitée par le mouvement des gilets jaunes, cette bourgeoisie patrimoniale a migré vers le vote LREMaux européennes. Le macronisme aura donc accompli une triple réunification : politique, sociologique et idéologique. Politique en réunissant la gauche et la droite libérales. Idéologique, en assumant la convergence du libéralisme culturel et du libéralisme économique, comme l’analyse Jean-Claude Michéa.  Sociologique, car Macron a réuni une bourgeoisie jusqu’alors divisée en des forces politiques concurrentes. C’est un phénomène lourd de conséquences sur le climat social et le débat public.

Pourquoi ?

L’autocontrôle des classes dominantes a énormément diminué. Autrefois, les instances de direction et de contrôle de la société – Conseil constitutionnel, Conseil d’État, CSA, instances économiques, judiciaires… – comptaient en leur sein une équipe de gauche et une équipe de droite. Certes tous issus de la France d’en haut, ses membres se surveillaient et maintenaient un certain pluralisme car lorsqu’une des deux équipes en concurrence étaient au pouvoir, l’autre campait dans l’opposition et se préparait à l’alternance. Maintenant que ces élites sont réunifiées, leur pouvoir s’est débridé.

Mais le président Macron semble avoir infléchi sa politique. Plus ferme sur l’immigration, critique du dogme bruxellois des 3% de déficit, Macron amorce-t-il un virage populiste à rebours de son tropisme libéral-libertaire ?

Je ne crois pas. Ce sont plutôt des tentatives de triangulation : Macron va chercher les thèmes de ses concurrents politiques directs. Il a tendance à monopoliser le débat politique pour une raison précise : le macronisme reste structurellement minoritaire. L’attachement profond au modèle social et le caractère minoritaire de la volonté de réforme dans le pays font courir un danger terrible d’isolement au bloc élitaire. Rien d’étonnant à ce que Macron essaie de sortir de l’enclavement de ce bloc dont l’influence oscille entre le quart et le tiers du corps électoral.

Entre les attentes de sa base électorale et les aspirations de la majorité des Français, le président peut-il ménager la chèvre et le chou ?

Non. La parole politique ne peut se détacher des contraintes de son terreau électoral. Avant toute chose, il faut coller aux aspirations, aux intérêts et aux valeurs de ses partisans. Le macronisme est cohérent, stratégiquement très intelligent pour donner le maximum de forces propulsives à la transformation du modèle social français tel qu’il est exigé par la construction européenne, par la mondialisation et, pour certains, par la raison. Mais à force de trianguler, il encourt le danger de populariser les thèmes de ses adversaires.

La frontière entre partisans et adversaires du pouvoir macroniste n’est pas toujours très nette. Penchons-nous sur le cas des retraités. Ils représentent 17 millions de citoyens, soit le tiers du corps électoral et gagnent en moyenne 1400 euros de pension mensuelle. Ont-ils hésité entre les gilets jaunes et le vote LREM ?

Un ensemble social aussi vaste que les retraités ne peut être homogène. Cependant le sur-vote pour Macron parmi les retraités m’a frappé dès la présidentielle. Malgré la concurrence très vive de Fillon, Macron a rassemblé 26% de leurs suffrages. En 2017, contrairement à l’image dynamique donnée par le président, plus on était âgé et plus on votait Macron. Même si de nombreux retraités, pas les mêmes, ont soutenu les gilets jaunes sur les ronds-points durant les premiers mois du mouvement. Mais, de manière générale, les retraités forment une élite par procuration. Quelle que soit leur condition sociale, ils délèguent la protection de leurs intérêts à l’élite et se défient des forces anti-système car elles leur paraissent menacer une stabilité économique dont ils dépendent pour leurs revenus.

Vous comparez les retraités  à ceux que Marx appelait les « paysans parcellaires » de 1848. En quoi ces petits propriétaires agricoles sont-ils comparables aux retraités d’aujourd’hui?

Je m’inspire des réflexions de Karl Marx dans Le 18 Brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte. Marx constate que ces paysans parcellaires, de loin les plus nombreux, pas forcément les plus prospères, se solidarisent avec le pouvoir exécutif. Ils ne parlent pas en leur nom mais délèguent le pouvoir à des forces sociales dominantes. Pourquoi ? Dans la France de 1848, ces agriculteurs qui ont acquis ou consolidé leur droit de propriété sur le sol lors de la Révolution vivent très difficilement. Enfermé dans le périmètre de leur petite parcelle, chacun d’entre eux est suspendu à la garantie de sa propriété par l’État et le pouvoir en place. Face à la contestation sociale, ce donc les principaux garants du système, comme le sont aujourd’hui les retraités.

En 2005, ces derniers ont voté très largement pour le Oui à l’Europe puis ont massivement boudé Mélenchon et Le Pen en 2017 car ils s’inquiètent beaucoup des menaces pesant sur l’euro. Si les retraités approuvent les réformes libérales, c’est parce que leur revenu mensuel dépend du travail des actifs. Or ils représentent près d’un électeur inscrit sur trois.

Cela ne plaide pas pour Mélenchon ! Traditionnellement républicain, le chef de la France insoumise multiplie les signes d’adhésion au multiculturalisme, comme l’illustre sa participation à la manifestation anti-islamophobie du 10 novembre. Comment expliquer ce virage ?

J’ai du mal à expliquer comment on peut se tromper et piétiner à ce point-là ses propres intérêts. En 2017, le bloc populaire se partageait entre Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon. Or, par exemple, la moitié des électeurs insoumis était hostile à l’accueil de l’Aquarius. Alors qu’une part de son électorat du 23 avril exprime une demande forte de rigueur républicaine, de contrôle des flux migratoires et de laïcité, Mélenchon accentue depuis deux ans son parti pris pro-migrants.  Localement, cela peut parfois s’expliquer par des raisons électoralistes. Mais, plus globalement, la culture politique des militants insoumis joue beaucoup. Venant essentiellement de la gauche, ils en partagent les codes dont le refus de critiquer l’immigration hérité de SOS Racisme et d’une certaine culture chrétienne de gauche. A gauche, de Hamon à Mélenchon, tant de monde se raconte les mêmes histoires sur l’immigration !

Sur le plan stratégique, la France insoumise a commis une erreur majeure en croyant que l’affaiblissement du clivage gauche-droite n’était qu’une parenthèse et qu’on y reviendrait vite. Mélenchon avait intelligemment mis sous le boisseau la notion de gauche durant la campagne présidentielle, mais il a ensuite repris tous les codes de la gauche en espérant la réunifier autour de lui. Cela a amené à l’effondrement de La France insoumise (6% aux européennes) et rend impossible l’unification d’un bloc populaire autour de Mélenchon.

Puisque la France insoumise est dans l’impasse, le RN a-t-il une chance de conquérir le pouvoir malgré la déconvenue de Marine Le Pen en 2017 ?

Oui. Autant il était évident qu’en 2017, Le Pen était la principale chance de Macron, qui n’avait qu’à accéder au second tour pour prendre le pouvoir ; autant en 2022, ce raisonnement peut s’inverser. La radicalité du projet macroniste et la force des oppositions qu’il suscite, ainsi que le phénomène classique d’usure du pouvoir, peuvent provoquer sa défaite. Cela donne une chance sérieuse au candidat qui représentera les intérêts des catégories populaires et des classes moyennes inférieures. De fait, le RN est arrivé en tête aux européennes malgré un corps électoral très défavorable, les catégories populaires s’y mobilisant fort peu.

Le RN n’est-il pas prisonnier d’une sociologie trop étroitement populaire qui l’exclut du pouvoir ?

Marine Le Pen est évidemment très clivante et peut-être trop identifiée aux classes populaires. Il y a un effet de miroir assez fascinant entre Macron et Le Pen car ils sont tous deux prisonniers des milieux sociaux qui votent pour eux. Or, le bloc élitaire et le bloc populaire polarisent la vie sociale et politique mais ne l’épuisent pas. Tout se jouera au niveau des classes moyennes qui, divisées, cherchent encore des options alternatives, telles le vote écologiste aux européennes. Comme le montrent les sondages, un second tour Macron-Le Pen se jouerait actuellement à 55% contre 45%. Malgré l’avantage actuel pour le probable candidat sortant, 2022 s’annonce donc comme une élection à l’issue incertaine.

Certains estiment que le poids démographique de l’immigration musulmane influera sur le vote. Est-ce un fantasme ?

Largement. Autant la question de l’immigration constitue un facteur de vote très important, autant c’est une réalité électorale très surestimée. Il y a sans doute 8 millions de musulmans en France, la plupart issus de l’immigration récente, dont 2 millions sont d’ailleurs étrangers. Une partie d’entre eux n’étant ni majeurs ni inscrits sur les listes électorales, et beaucoup des inscrits s’abstenant, cela n’est pas considérable dans un scrutin national.

Et de la même manière que les chrétiens ou les juifs, les musulmans ne votent pas tant comme musulmans qu’en fonction de leurs intérêts pratiques. Issus de l’immigration récente, ils commencent un parcours plutôt en bas de l’échelle. De ce fait, ils sont souvent bénéficiaires de l’État social. C’est l’une des raisons du sur-vote Hollande contre Sarkozy en 2012.

Les facteurs cuturels ou religieux n’influent donc jamais sur le vote ?

Parmi les électeurs musulmans, cela peut contrarier le vote pour certains candidats identifiés à tort ou à raison comme hostiles à l’islam, notamment Marine Le Pen. De la même manière, par le passé, en certaines régions le catholicisme du milieu ouvrier local pouvait les empêchait de voter communiste. Si les musulmans de condition modeste rechigneront à choisir le candidat de l’élite, ils auront beaucoup de mal à se rallier à celui du RN. Cela devrait les inciter encore davantage à l’abstention. Les facteurs identitaires ou culturels sont importants dans le vote, évidemment, mais selon mon analyse ils forment un élément second par rapport à la problématique sociale.

« Le macronisme est un projet révolutionnaire par le haut et pour le haut »

Interview dans LA Vie, propos recueillis par Henrik Lindell


Dans votre livre Bloc contre bloc, vous affirmez que la France se fragmente moins qu’elle se polarise autour de deux blocs. Ce phénomène serait renforcé par la politique d’Emmanuel Macron. Qu’est-ce qui vous fait dire cela ?

D’abord un constat. Depuis que je suis sondeur, j’ai toujours entendu que nous sommes une société plus fragmentée et émiettée qu’autrefois. On disait aussi, et on continue de dire, que la vie politique était mieux organisée et plus simple autrefois. Il est vrai que le clivage gauche-droite était d’une lecture facile, même après l’émergence du Front national. A l’inverse, cela fait longtemps que l’on constate la volatilité électorale et une moindre adhésion des citoyens à l’offre politique. Désormais les choses se simplifient. .

Car qu’avons-nous sous les yeux aujourd’hui ? Surtout un clivage social extraordinairement puissant, qui s’est accéléré depuis le début du quinquennat d’Emmanuel Macron. Certes, les critères de choix déterminants en matière électorale sont toujours d’une grande diversité, car ils peuvent être culturels, liés à des situations personnelles ou même religieux. Mais, depuis 2017, ils ont tendance à s’organiser autour de la dimension matérielle, c’est-à-dire les conditions sociales d’existence des individus. Et ces critères de choix s’entrecroisent moins qu’ils se superposent et s’accumulent.

Vous évoquez un vote de classe, qui se renforcerait. Nombre d’observateurs affirment pourtant que les choses sont plus compliquées que cela.

La cohérence entre le vote aux élections et la condition sociale des électeurs aura rarement été aussi évidente qu’aujourd’hui. Le vote Macron au premier tour de la présidentielle en 2017 et aux européennes cette année était directement corrélé au patrimoine matériel, au revenu et à la richesse sociale en général, en y incluant le niveau de diplôme. Inversement, moins vous avez d’argent et moins vous avez de diplômes, plus vous votez pour le Rassemblement national. Selon un sondage IFOP de novembre, 52 % des employés et des ouvriers voteraient Marine Le Pen dès le premier tour. Je ne suis pas sûr que même le Parti communiste n’ait atteint un tel score dans les catégories populaires.

Ces tendances ne cessent de se renforcer dans tous les sondages, au point de constituer deux pôles structurants, ce que j’appelle le bloc élitaire et le bloc populaire. Cela paraît presque trop simple, même si je précise aussitôt qu’il reste du monde entre ces blocs, environ la moitié de la population, particulièrement ceux qui appartiennent aux classes moyennes et qui, plus souvent que les autres, se rattachent encore aux notions de gauche ou de droite.

Pour faire cette analyse-là, il n’y a rien de compliqué. D’où vient donc le déni de cette réalité ? Je crois d’abord que cette simplicité fait peur à beaucoup d’universitaires et de journalistes, car elle ne les fait pas passer pour des observateurs intelligents. Mais il n’est pas normal pour un observateur de la vie politique, comme moi, de vouloir nier les clivages que je constate.

Enfin, je crois que le fait de raisonner en termes de classes sociales évoque le marxisme. Or, nous sommes toujours traumatisés en France par l’importance qu’a eu le Parti communiste et le marxisme politisé qui a régné pendant plusieurs décennies sur l’université. Et ceci malgré tout un travail de refoulement du marxisme dans la sphère intellectuelle et politique française depuis la fin des années 1970. A l’inverse, dans les pays qui ont connu une faible empreinte du marxisme politique, comme le Royaume-Uni ou les Etats-Unis, la méthode marxiste est beaucoup plus présente aujourd’hui dans le monde universitaire.

Vous utilisez franchement un vocabulaire marxiste : bourgeoisie, parti du capital, classes sociales… La France est-elle une société de classes pour vous ?

Bien sûr ! On ne se résume pas soi-même à sa famille ni à sa catégorie socioprofessionnelle de l’Insee, mais on appartient à un ensemble plus vaste, une classe, dont on a une conscience plus ou moins précise. Par contre, je suis moins affirmatif quant à la lutte des classes et surtout à l’idée marxiste selon laquelle cette lutte est moteur de l’histoire. Mon marxisme est méthodologique et analytique, certainement pas politique. D’ailleurs, le marxisme dès le départ était moins un programme politique qu’une philosophie avec des concepts visant à analyser le réel.

Tout au long du livre, en vous référant à Karl Marx, vous dressez un parallèle entre la France sous Macron et la période 1848-51. D’où vient cette idée ?

Ce parallèle tient d’abord au livre Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte de Marx. En l’écrivant, presque comme un journaliste, il confronte ses concepts déjà élaborés, notamment la notion de classe sociale, à la réalité. Il décrit la brèche historique que fut la révolution de février 1848, qui institua la Seconde République, jusqu’au coup d’Etat en 1851. Surgirent alors des forces sociales que les nouvelles institutions n’arrivaient pas à réguler. Ce qui conduisit à un choc de classes et aux terribles événements du juin 1848, faisant environ 5000 morts dans l’Est parisien. Ces événements avaient un caractère tragique sans commune mesure avec notre actualité.  Si je les évoque à propos de l’élection d’Emmanuel Macron, dumouvement des gilets jaunes, du vote des retraités, c’est avant tout pour essayer de comprendre les logiques d’opinion à l’œuvre, elles-mêmes dépendantes du jeu des forces sociales, et là on peut faire des comparaisons intéressantes.

En France aujourd’hui, l’élite créerait donc un conflit de classes ?

La conscience de classe est surtout forte au sommet de la société. Au fil des années, elle s’était affaiblie à sa base, notamment parce que l’encadrement des partis et des syndicats avait beaucoup baissé et que les rapports s’étaient individualisés. Il me semble que l’élection d’Emmanuel Macron, par le caractère de sa base sociale, par radicalité de son projet et ensuite par la cohérence de son action, a réveillé un imaginaire de classes.

Pour vous, le macronisme forme un « bloc élitaire ». Qu’est-ce que c’est ?

Ce n’est pas une simple formule. Il s’agit de l’élite, bien sûr, mais aussi de tous ceux qui circulent autour et qui s’y rattachent par leur revenu ou par leur statut. Le terme bloc renvoie à la notion de bloc historique du théoricien italien Antonio Gramsci. Je lui donne un sens particulier : c’est un rassemblement de classes sociales unifiées par une idéologie et porteur d’un projet politique prétendant à l’intérêt général et à la direction de la société. Emmanuel Macron a réussi à constituer un tel bloc, c’est-à-dire une vraie unité sociologique, politique et philosophique pour son projet.

Mais c’est qui, le bloc élitaire ?

D’abord l’élite réelle, les 1 % les plus riches. Le symbole absolu en est Emmanuel Macron lui-même, qui incarne la haute finance et la haute administration, c’est-à-dire la direction du capitalisme et la direction de l’État. On ne saurait faire plus clair.

Dans ce bloc, on trouve ensuite l’élite aspirationnelle, qui correspond à ceux qui travaillent dans l’univers managérial : les cadres du privé et en grande partie ceux du public. Ils ont souvent une bonne formation supérieure et ils en tirent un prestige, une estime de soi et la reconnaissance du droit de diriger les autres. Ils aimeraient ressembler à l’élite réelle et ils sont à son service. Ils sont porteurs d’une idéologie au service de l’État et des entreprises. En tant que sondeur, je connais bien cette catégorie. Ils sont pro-européens et se méfient des partis extrêmes. Avant, ils étaient divisés entre la droite et la gauche, mais maintenant, ils sont unifiés dans le macronisme. Ils exercent aussi le rôle d’intellectuels organiques pour le gouvernement et le président.

Troisième composant, plus inattendu : l’élite par procuration. Il s’agit surtout des retraités. Leur statut est particulier. Ils vivent essentiellement des pensions de retraite, donc du travail actuel d’autrui, un droit qu’ils ont contribué à nourrir eux-mêmes. Or, ce droit, qui est fragile, repose sur la garantie de l’État. Les retraités sont donc favorables à la stabilité et à un État fort, et à la pérennité de l’activité économique, sans risquer une aventure monétaire, par exemple.

Comment définir l’idéologie du bloc élitaire ?

Il s’agit d’un libéralisme intégré. Soit la réconciliation entre le libéralisme culturel, défendu surtout par la gauche, et le libéralisme économique, généralement défendu par la droite. Pour cette analyse, je m’appuie sur le philosophe Jean-Claude Michéa et sa généalogie du libéralisme. Selon lui, l’unification des deux libéralismes est théoriquement cohérente. Je pense que cela s’accomplit concrètement dans le macronisme.

Son progressisme appliqué consiste à enlever toutes les contraintes, y compris sociales, à la croissance du capital et à son excédent de rendement. Ainsi, l’idée de limite est totalement extérieure au macronisme. On le voit aussi à travers son désir de transformer notre univers culturel et nos références morales. Il y a une grande cohérence entre la modification du code de travail, le fait de travailler le jour du Seigneur et la libéralisation de la PMA et progressivement de la GPA. Dans tous les cas, il y a une « libération » de l’individu au service de la marchandisation du monde. Le macronisme, qui vise à transformer le modèle social, est donc un projet révolutionnaire par le haut et pour le haut.

Dès qu’Emmanuel Macron a pris ses fonctions, il a pris des mesures en faveur du capital, dites-vous. Lesquelles ?

La plus emblématique est la suppression partielle de l’Impôt de solidarité sur la fortune. En l’occurrence, c’est le capital qui s’investit qui est libéré. Alors que le capital immobilier ne l’est pas. Pour résumer, il s’agit de valoriser le profit au détriment de la rente. On pourrait dire que c’est le projet des orléanistes contre les légitimistes. Le mauvais argent, c’est celui qui est conservé. Le bon argent, c’est celui qui circule, qui travaille, qui crée de la mobilité. C’est l’esprit pur du capitalisme, à savoir non pas l’accumulation de l’argent, ni la richesse, mais le travail de l’argent qui met en mouvement l’ensemble de l’économie.

Le bloc élitaire est minoritaire. Peut-il tenir ?

Actuellement, un tiers des Français soutiennent Emmanuel Macron, ce qui n’est pas si mal. Et lors des européennes, si son parti n’a pas élargi sa base,  il l’a rendue plus cohérente, après le départ d’un certain nombre d’électeurs issu de la gauche. Il a profité d’un afflux de ce qu’il lui manquait : des électeurs qui avaient voté Fillon. Dans certains beaux quartiers, il a frôlé les 50%, ce qui est ahurissant. Les beaux étages de l’immeuble haussmannien votent Macron désormais, alors qu’ils étaient auparavant divisés entre la gauche et la droite.

Face au macronisme, on trouve un bloc populaire, selon vous. Par qui est-il constitué ?

Le bloc populaire est toujours en construction, mais il est en train de trouver sa forme. Il s’agit de personnes qui ont des activités professionnelles mais de bas revenus, donc surtout les employés et les ouvriers. Ils constituent la majorité de la population active.

Ils ont voté à 37% pour Marine Le Pen au premier tour. Mais aujourd’hui, ils voteraient majoritairement pour elle. Par ailleurs, un peu plus de 20% d’entre eux ont voté Jean-Luc Mélenchon il y a deux ans. Si aucune alliance n’est envisageable entre son parti La France insoumise et le RN, l’union semble se faire à la base, ou plutôt une sorte de translation. C’est ainsi que seuls 6% des employés et des ouvriers voteraient pour Mélenchon aujourd’hui, au lieu de 52% pour Le Pen.

Comment expliquer cette marginalisation de La France insoumise ?

Dans les premiers mois du quinquennat, la France insoumise aurait pu devenir le principal porte-parole du bloc populaire. Mais Mélenchon a alors commis une erreur d’analyse. Il ne croyait pas au populisme et pensait qu’on allait revenir au clivage gauche/droite. Il a alors voulu prendre la direction de la gauche, en récupérant tout son vocabulaire et ses valeurs. Le problème est que les catégories populaires s’en moque. Elles sont certes en phase avec le programme social de LFI, mais n’adhèrent pas au gauchisme culturel. Or, LFI a eu des prises de position maximalistes lors du vote de la loi sur l’asile et l’immigration. Cette forme de gauchisme culturel s’est renforcée quand La France insoumise a soutenu la manifestation contre l’islamophobie.

Vous écrivez même que la ligne de LFI est « antipopulaire » sur l’immigration…

Oui, parce que La France insoumise s’oppose non seulement à l’opinion majoritaire des Français mais surtout à ce que veulent les catégories populaires. Environ 70% d’entre elles sont hostiles aux flux migratoires, un point de vue parfois partagé par ceux issus de l’immigration. Ce n’est quasiment jamais la première de leurs préoccupations, elle arrive plutôt en troisième ou quatrième position. Mais c’est un enjeu électoral total : on croit que le politique a une capacité à agir là-dessus, et il y a des positions très différentes entre les partis. Sur d’autres enjeux, le chômage par exemple, ce n’est pas le cas. Mais l’immigration est un vrai critère de choix et c’est conflictuel. Ainsi, en 2017, le vote populaire était seulement deux fois plus important pour Le Pen que pour Mélenchon. Aux européennes, le rapport était de 1 à 4. L’élimination progressive de LFI conduit ainsi à une simplification du jeu et à une expression pratiquement unique des aspirations du bloc populaire par le RN. Ce dernier, pour entretenir son avantage, a d’ailleurs appelé à soutenir le mouvement contre la réforme des retraites.

Dans ce contexte, que dit le sondeur sur les capacités du Rassemblement national de dépasser le plafond de verre ?

Selon moi, il n’y a plus de plafond de verre. Marine Le Pen est donnée à 43% ou 45% au second tour selon les derniers sondages portant sur la présidentielle de 2022. Si elle peine à convaincre sur son projet économique, l’époque est finie où une majorité des Français jugeait le corpus idéologique du RN antihumaniste et incompatible avec les valeurs républicaines. Le risque du basculement existe.

http://www.lavie.fr/actualite/politique/le-macronisme-est-un-projet-revolutionnaire-par-le-haut-et-pour-le-haut-19-12-2019-102759_813.php?fbclid=IwAR0mYtb-s1sNmX-NzF54pevdNs7CoyoRktp7AymxdLGQ5MhUiNrlvsveshE

 

 

Interview dans MARIANNE

Propos recueillis par K. VICTOIRE


1/ Vous évoquez un bloc élitaire, composée des gagnants du système, qui se serait mobilisé derrière Macron. N’est-il pourtant pas composé des classes sociales aux intérêts différents ?

De manière très simple, je suis parti de l’analyse des soutiens avérés à Emmanuel Macron, tels qu’on peut les identifier parmi ses donateurs pour sa campagne présidentielle, ses électeurs du premier tour et ses partisans dans les études d’opinion. Trois milieux se dégagent, qui ne forment pas exactement des classes sociales, surtout pour le dernier d’entre eux.

Tout d’abord il y a l’élite réelle, la classe dirigeante, le 1%, ou ce que ses contempteurs appellent la caste ou l’oligarchie. C’est une réalité bien concrète, dont Emmanuel Macron représente une merveilleuse incarnation, lui dont le parcours s’est effectué dans la haute administration et la haute finance. L’endroit où il commence son ascension politique est connu, il s’agit de la commission Attali, véritable incubateur du nouveau monde.

Un second cercle, électoralement substantiel, est constitué par l’univers des cadres. Ceux du privé, qui partagent la vision managériale et les codes sociaux d’Emmanuel Macron, mais aussi ceux du public, qui se reconnaissent pleinement dans son option européiste. Dans cet univers, on trouve des différences de revenus importantes, mais aussi un statut partagé, celui précisément d’encadrer les différentes activités sociales. Ils se reconnaissent dans l’idéal de réussite individuelle prôné par le candidat d’En Marche, et représentent ce que j’appelle, dans une formule barbare délibérément issue du jargon managérial, l’élite aspirationnelle. Nous sommes là très près de la notion de classe sociale, en soi et pour soi. La conscience qu’a d’elle-même la haute bourgeoisie est très bien documentée par les époux Pinçon-Charlot, et pour les cadres, les sondages montrent qu’il s’agit de la catégorie croyant le plus en l’existence des classes sociales et s’identifiant le mieux dans un tel schéma.

Pour la troisième composante du bloc élitaire, ce que je nomme l’élite par procuration, il en va différemment. En effet, Emmanuel Macron peut s’appuyer sur une partie important de cet immense continent que forment désormais les retraités, lesquels représentent un électeur inscrit sur trois. Comme j’essaie de l’expliquer, ils ne constituent pas une classe « pour soi », mais leur commune dépendance au travail d’autrui, dans le cadre du système par répartition, les placent dans la dépendance du pouvoir politique pour garantir leur existence sociale, et les inclinent favorablement aux réformes libérales.

2/ Ce bloc élitaire ne s’est-il pas divisé en 2017 entre Macron et Fillon ?

De fait, il y a eu une division et même un combat interne assez rude dans les couches dominantes de la société. L’option la plus radicale était naturellement Emmanuel Macron, puisqu’il se proposait d’évacuer les signifiants « gauche » et « droite » et les représentations qui leur étaient communément associées.  Ce n’est d’ailleurs qu’avec lui que l’on peut parler de bloc élitaire, en reprenant la conception élaborée par Antonio Gramsci de « bloc historique ». Il s’agit d’une construction à trois niveaux, mettant en adéquation une base sociologique composite mais compatible, une convergence idéologique et une forme politique. L’élite réelle constitue son noyau dur, mais elle doit prendre en compte les intérêts des forces regroupées autour d’elle.

Si l’on prend le premier tour de l’élection présidentielle, un tiers des cadres vote Macron, un cinquième Fillon, lequel prend l’avantage chez les retraités, avec 36% au lieu de 26%. Mais dès que l’on prend d’autres critères, on s’aperçoit que le vote Macron domine le vote Fillon en termes d’aisance financière et de niveau scolaire, et conséquemment de confiance dans l’avenir. Le problème du candidat de droite, finalement, est d’être resté cela, avec des électeurs âgés et souvent catholiques relativement pratiquants. Il incarne bien davantage une bourgeoisie patrimoniale qu’une bourgeoisie entrepreneuriale. On retrouve ici l’écho de la distinction que faisait Karl Marx parmi les élites monarchistes françaises entre les légitimistes, davantage soutenus par la rente, et donc épris de conservation, et les orléanistes, plus orientés vers le profit, et donc thuriféraires du progrès.

3/ Dès les années 1980, Rosanvallon et la Fondation Saint-Simon parlaient de « République au centre ». Dans les années 1990, Minc a défendu un « Cercle de la raison », des modérés. Pourquoi n’est-ce qu’en 2017 que Macron réalise l’union des bourgeois de gauche et de droite ? L’alternance interdite n’est-elle finalement pas que la conséquence de l’alternance unique ?

Il existe une aspiration constante depuis un demi-siècle à la réunion des modernistes, comme ils aimaient à s’appeler, par-dessus le clivage gauche-droite. Sous des formes inachevées, on peut citer Pierre-Mendès France, Jean Lecanuet, Jacques Chaban-Delmas voire par moment Valéry Giscard d’Estaing. A partir des années 1970, le projet s’affine à partir de la gauche, trahissant l’aspiration de la bourgeoisie qui lui était rattachée pour des raisons historiques et culturelles à dissocier ses intérêts de ceux portés par le mouvement ouvrier, au sens large. L’idéal européen sera un excellent paravent pour cette entreprise. Pour l’évoquer, les noms de Michel Rocard, Dominique Strauss-Kahn et Manuel Valls, ou à un moindre rang politique Christian Blanc ou Jérôme Cahuzac s’imposent. Cependant tous butaient sur une difficulté institutionnelle. Pour l’emporter, la gauche libérale avait besoin des suffrages de celle qui ne l’était guère, ce qui obligeait à un compromis social avec les catégories populaires. Or, comme la bourgeoisie libérale et europhile étant divisée entre la gauche et la droite, elle se trouvait affaiblie dans chaque camp. C’était une première gêne, aggravée par la fixation institutionnelle, notamment lors des élections législatives, du paysage politique en deux camps formellement opposés.

La solution est venue paradoxalement de la montée des anti-libéraux dans le pays, ce que l’on appellera par facilité, et en empruntant le langage de leurs adversaires, les populistes. Cela donne d’abord la tripartition électorale, qui signifie que l’équipe de gauche ou de droite qui accède au pouvoir a contre elle les deux tiers des Français, ce qui entrave sa volonté réformatrice. L’alternance unique, pour reprendre le mot de Jean-Claude Michéa, devient dysfonctionnelle pour les intérêts dominants. Ensuite, à partir de la mi-mandat de François Hollande, au vu des sondages mais surtout des résultats des élections intermédiaires, la présence de Marine Le Pen au second tour de la présidentielle est considérée comme certaine, eq qui structure les choix stratégiques. Il devient alors possible d’envisager une triple réunification : celle des élus réformateurs de gauche et de droite, celle du libéralisme culturel et du libéralisme économique, celle, enfin et surtout, de la bourgeoisie. En 2017, la volonté de « faire barrage » garantissait la victoire d’Emmanuel Macron sur un programment pourtant éloigné du point d’équilibre de l’opinion française. Pour 2022, miser sur la reproduction de ce schéma, ce que j’appelle « l’alternance interdite », constitue un pari de plus en plus risqué.

4/  Il semblerait que ça soit la question des valeurs qui est divisé le bloc populaire, entre Front national et France insoumise. Comment expliquer que cela ne pose pas de problème au sein du macronisme ou peuvent se retrouver des libéraux-conservateurs et des libéraux-progressistes ?

Comme il ne vous aura pas échappé que j’utilise dans ce livre l’analyse élaborée par Karl Marx pour rendre compte des événements politiques, je me pose la question des valeurs de manière seconde. Elles existent fortement pour un individu, cela va sans dire, mais lorsque l’on veut expliquer les comportements collectifs, et donc l’homogénéisation des valeurs au niveau d’un groupe, il faut s’intéresser à la fondation de l’édifice.

Pour dire les choses autrement, les différences entre les « libéraux conservateurs » et les « libéraux progressistes » sur des sujets comme la famille ou l’identité nationale sont surmontables parce que les intérêts concrets de ces deux populations souvent aisées sont convergents. Une démonstration spectaculaire du poids relatif des « valeurs » dans le choix électoral a été faite par les élections européennes, où nombre d’électeurs de François Fillon, effrayés par le phénomène des Gilets jaunes et soucieux d’un retour à l’ordre, ont voté pour la liste Loiseau. A cette occasion, le bloc élitaire s’est consolidé, à la fois par le renfort de pans entiers de la bourgeoisie, et des classes moyennes supérieures, restées jusque-là hors de l’influence du macronisme, et par le départ d’un certain nombre d’anciens électeurs de gauche, souvent issus de la petite-bourgeoisie. Tout cela se lit sans encombre sur la carte du vote à Paris, avec le déplacement vers l’Ouest du vote LREM.

Quant au bloc populaire, il n’existait pas en 2017. On pouvait analyser le vote des catégories populaires, mais il n’y avait pas la construction d’un ensemble cohérent, articulant une sociologie particulière avec une idéologie et une forme politique, sous l’égide d’un groupe social particulier. En miroir du triomphe politique du bloc élitaire, et du fait de l’effondrement de la France insoumise, ce bloc populaire est en train d’advenir. Le phénomène des Gilets jaunes a été une étape importante de sa constitution.

5/ Selon vous l’union de la gauche mènerait à une impasse. Pourtant, la France insoumise s’est réalignée sur les valeurs de la gauche, comme vous le soulignez, la rendant à nouveau compatible avec les autres composantes. Surtout qu’aux européennes, en comptant EELV, les listes atteignent les 30%, ce qui serait suffisant lors d’une présidentielle pour les qualifier au second tour…

La ligne de retour vers la gauche a effectivement été menée avec constance par la France insoumise à partir de la fin 2017, postulant qu’Emmanuel Macron devenait le chef de la droite, dans le cadre d’un clivage reconstitué. A partir d’un postulat aussi faux, les conséquences ne pouvaient qu’être spectaculaires. Comme vous le dites, tout fut fait à LFI, y compris sur la question européenne, pour se rendre acceptable et désirable par l’électorat de gauche. Le choix de Manon Aubry fut en parfaite cohérence avec cette mise en conformité idéologique. Et de manière tout à fait logique, le résultat de cette ligne fut un désastre électoral.

En refusant d’entendre les demandes des composantes populaires de son électorat, notamment sur le sujet décisif dans le vote de l’immigration, Jean-Luc Mélenchon s’est replié sur l’univers traditionnel de la gauche, celui de la fonction publique et du libéralisme culturel. Mais il apparaîtra toujours comme trop populiste pour ceux, de moins en moins nombreux d’ailleurs, qui s’identifient à la gauche, tout en devenant trop à gauche pour les populistes. Quant à l’addition des listes pour arriver à un total de gauche qui tangente les 30%, cela m’apparaît comme un exercice très artificiel, et pas seulement parce que la liste Jadot s’est explicitement placé en dehors de l’ancien clivage. En effet, ces 30% recouvrent des gens dont les options sont parfois radicalement opposées sur des enjeux nodaux, à commencer par l’Europe. Souvenons-nous aussi que près de 40% des sympathisants socialistes ou écologistes exprimaient toujours, en octobre 2019, leur approbation à l’égard de l’action d’Emmanuel Macron. Il me semble donc que cette option d’un « bloc alternatif » de gauche n’a pas de stabilité sociologique ni idéologique, et constitue une chimère au regard des réalités politiques. On peut additionner les sigles et confectionner une alliance de toutes les couleurs, ceci est bien éloigné des demandes politiques des gens ordinaires.

6/ Après son soutien à la marche contre l’islamophobie du 10 novembre, la France insoumise pourra-t-elle encore espérer rassembler les classes populaires ?

Je n’accorde pas une importance très grande à cette affaire, dans la mesure où elle se situe dans la continuité d’une grande faiblesse de la France insoumise à l’égard du gauchisme culturel répandu dans sa mouvance militante, d’une part, et qu’elle intervient alors que le mouvement de Jean-Luc Mélenchon s’est déjà vidé d’une large part de ses forces électorales, d’autre part.

7/ Un bloc populaire est-il possible avec le personnel politique actuel ? Finalement, le problème n’est-il pas qu’il n’y ait pas de Macron populaire, dont le parcours ne se rattacherait ni à la droite, ni à la gauche.

Je ne suis pas sûr de comprendre le sens de votre question, dans la mesure où il existe déjà un bloc populaire en formation. Nul n’ignore que le vote des ouvriers et des employés se porte désormais massivement vers le Rassemblement national, que la liste Bardella a été le principal débouché électoral des soutiens aux Gilets jaunes et que Marine Le Pen reconstruit son image comme étant l’antithèse d’Emmanuel Macron et comme lui ni de gauche ni de droite. Ce sont des réalités sans doute déplaisantes pour beaucoup, mais attestées par les données électorales et les études disponibles. Si j’ai intitulé mon essai « bloc contre bloc », c’est bien parce que face au bloc élitaire un bloc populaire se forme, dont le noyau dur est constitué des travailleurs pauvres du secteur privé, dont le vote lepéniste est l’expression politique, et dont l’idéologie est le souverainisme intégral. C’est d’ailleurs pour cela que la dynamique du macronisme pourrait s’avérer profondément paradoxale. Si vous voulez élaborer un scénario alternatif à une telle perspective, il vaut mieux en considérer, aujourd’hui, la vraisemblance. Après, l’apparition d’une personnalité nouvelle, indépendante du milieu politique, et situant son projet au-delà du clivage gauche-droite, constitue une option aussi séduisante qu’imprécise.  Je me permets simplement d’indiquer, ce qui est presque un truisme, que son succès dépendra moins de son image initiale que de sa capacité à répondre aux demandes sociales et culturelles de la population qui résiste à l’attraction du modèle macronien. La perspective que vous suggérez n’est pas exactement un chemin de roses, vu la présence effective de deux blocs certes chacun minoritaires, mais tous deux puissants et cohérents dans leur conflit.

Interview dans L’OPINION

Propos recueillis par L. VIGOGNE


Jugez-vous possible l’élection de Marine Le Pen lors de la présidentielle de 2022 ? 

J’en constate la possibilité. Aujourd’hui, le rapport de force entre Marine Le Pen et Emmanuel Macron, selon les derniers sondages réalisés sur un possible second tour serait autour de 45% pour elle et de 55% pour lui. C’est le type de résultats que l’on retrouvait à l’époque du clivage droite/gauche. Or, depuis le début du quinquennat, la présidente du Rassemblement national progresse régulièrement dans les intentions de vote par rapport au chef de l’Etat. La logique de polarisation de la vie politique qui existait en 2017 n’a depuis cessé de se renforcer, à son profit, notamment sous le coup de la crise des Gilets jaunes. Dans les sondages qui commencent à paraître sur la présidentielle, près de six électeurs sur dix choisiraient soit Macron soit Le Pen dès le premier tour. Cela n’a pas valeur de pronostic mais signale un état d’esprit actuel.

Est-ce d’abord la fin du clivage droite/gauche qui rend selon vous cette hypothèse aujourd’hui crédible?

La vie politique française sous la Vème République se structure autour du second tour de l’élection présidentielle. Or en 2017, celui-ci a opposé deux personnes qui ne se reconnaissaient pas dans le clivage droite/gauche et c’est le même affrontement qui est anticipé à l’identique en 2022. Si le clivage gauche/droite n’a pas disparu dans la mesure où 40% des Français, notamment parmi les classes moyennes, se reconnaissent encore en lui, une autre polarisation sociologique, culturel, politique s’impose toujours davantage en ce quinquennat. Il y a d’un côté une France d’en haut qui se reconnaît dans Emmanuel Macron, ce que j’appelle le bloc élitaire, et de l’autre côté une France d’en bas qui s’identifie principalement à Marine Le Pen, et qui forme un autre bloc, moins abouti, le bloc populaire. Ce processus se déroule sur fond de radicalisation des relations sociales, ce qui réveille un imaginaire de lutte des classes. C’est un changement décisif car en la matière, le clivage gauche/droite avait une particularité : il brassait à gauche comme à droite des catégories sociales très variées. Bien sûr, c’était un peu plus bourgeois à droite et un peu plus populaire à gauche, mais au fil du temps, les références culturelles, les traditions familiales ou locales, avaient fini par compliquer les facteurs de positionnement politique. Aujourd’hui, c’est beaucoup plus simple : les différences ne se croisent plus, mais se superposent. Je ne nie pas qu’il puisse exister des formes de séparation liées à l’immigration extra-européenne, mais ce phénomène ne pèse guère, pour le moment et au niveau national. Parmi les Français qui votent, j’observe une convergence vers un conflit central, binaire, au contenu essentiellement social.

C’est-à-dire ?

Une fois précisé que demeurent entre les deux blocs des millions de Français qui refusent de se situer dans le cadre du nouveau clivage, j’insiste sur la cohérence de celui-ci. Prenons le rapport à l’exécutif : plus vous êtes aisés financièrement, plus vous habitez dans une ville-centre ou une banlieue prospère, plus vous avez de bons diplômes, et plus vous avez confiance en l’avenir, mais aussi plus vous soutenez le pouvoir actuel. En sens inverse, la sympathie pour le mouvement des gilets jaunes ou le soutien à Marine Le Pen est directement corrélé à la faiblesse des revenus et du patrimoine, à la faiblesse du niveau scolaire ou à l’éloignement du centre-ville. C’est à peu près le même clivage que celui observé dans les votes au référendum de 2005 sur le Traité constitutionnel européen. Une société pyramidale étant plus large à sa base qu’à son sommet, cela peut donc provoquer une surprise : la victoire du populisme sur le progressisme, pour utiliser ces termes galvaudés, et de Marine Le Pen sur Emmanuel Macron. Reste une large partie de la population qui échappe à cette logique, les retraités. Ils forment le principal renfort au bloc élitaire, d’où l’intérêt qu’aurait le pouvoir à les ménager.

Mais le bloc populaire ne manque-t-il pas encore d’homogénéité ?

Le bloc élitaire est facile à décrire et à analyser : ses bases sociales sont limpides, son idéologie explicite, avec un progressisme ouvert à la mondialisation et à l’Europe, et sa forme politique évidente, avec Emmanuel Macron. Regardons de l’autre côté. Marine Le Pen a bénéficié en 2017 du vote des ouvriers et des employés, mais elle y était concurrencée par Jean-Luc Mélenchon. Avec l’effondrement électoral de la France insoumise, elle centralise le vote populaire : dès le premier tour, selon l’IFOP, 52% des employés et ouvriers voteraient pour elles, et, pour ceux qui ne s’abstiendraient pas, 64% au second, au lieu de 18% des cadres ! Son noyau dur est constituée des travailleurs pauvres du privé, notion qui englobe des salariés mais aussi beaucoup d’indépendants en difficulté financière. Son idéologie est le souverainisme intégral, mêlant euroscepticisme et refus de l’immigration. Son expression politique est de plus en plus le Rassemblement national. Avec le renfort de fractions des classes moyennes se constitue sous nos yeux un bloc populaire.

Dans votre ouvrage, Bloc contre bloc, vous notez néanmoins qu’il reste cependant au bloc populaire de « représenter à son tour une formulation crédible de l’intérêt général, dans laquelle des segments substantiels des classes moyennes pourraient se retrouver »…  

Pour accéder au pouvoir, il lui manque des relais dans les hautes sphères de la société, ainsi qu’une crédibilité pour diriger l’Etat. Le problème de Marine Le Pen n’est plus celui des valeurs – le fameux plafond de verre n’existe plus -, mais sa capacité gouvernementale. Même, et peut-être surtout, les gens modestes savent très bien qu’en cas de catastrophe économique, ils pourraient couler. Il ne faut pas sous-estimer le schéma de normalité électorale qui s’est mis en place. En 2017, n’importe qui aurait pu être élu au second tour face à Marine Le Pen. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Elle a bénéficié indéniablement du phénomène des Gilets jaunes. Ce mouvement a été soutenu par les catégories populaires mais aussi par une bonne partie des classes moyennes. L’antagonisme qu’il a illustré face à Emmanuel Macron est un facteur d’unification.

Selon vous, la grande faiblesse d’Emmanuel Macron sera le vote par défaut…

En 2022, par définition, on aura un Président sortant qui aura donc cristallisé tous les mécontentements, qu’ils soient raisonnables ou pas, des Français. Depuis 1981, nous sommes installés dans un schéma d’alternance quasi  systématique, que cela passe par la présidentielle ou les législatives. Cela paraissait inconcevable en 2017, mais la logique sociale, idéologique et même institutionnelle amène à envisager cette perspective pour 2022 comme possible, même si elle n’est pas à ce jour la plus probable.

Interview dans VALEURS ACTUELLES


Dans l’introduction de votre livre, vous rapprochez 2017 de 1848, pourquoi ? 

       La période entre 1848 et 1851 est très intéressante politiquement car on a à la fois une innovation majeure, l’élection du président de la république au suffrage universel masculin, une lutte sociale sous la forme d’une insurrection et de la répression qui l’accompagne, et une vie parlementaire emplie de contradictions et blocages qui va aboutir au coup d’état du 2 décembre 1851. C’est donc une période qui échoue à stabiliser ses institutions républicaines et va, en trois années, de crise en crise. Elle est restée un modèle pour l’analyse socio-politique qui permet de mettre en relief le lien existant entre les positions politiques et situations sociales.

       Sur un mode moins dramatique, l’élection de 2017 a, elle aussi, constitué une rupture car elle marque l’estompement –peut-être provisoire- du clivage gauche-droite. Les deux candidats du second tour à la présidentielle puis les trois premières listes aux européennes ne se reconnaissent pas dans ce clivage. On sort ainsi des réflexes conditionnés de la vie politique française et on se retrouve confronté à des enjeux majeurs sans avoir la facilité de se laisser guider par d’anciens repères. En outre, se vit depuis deux ans une période de transformations majeures des relations sociales et peut-être même de la démocratie, puisqu’un certain nombre de lois semblent évoluer dans un sens autoritaire. Enfin, il s’agit aussi d’une période marquée par une crise sociale très importante, le phénomène des Gilets jaunes, qui sans connaître le bilan effroyable des journées insurrectionnelles de juin 1848 produit tout de même des effets impressionnants sur l’esprit public.

       Au fil de ces deux années, chacun s’est positionné très clairement selon des critères plus culturels que partisans. Ces clivages ont recoupé pour l’essentiel des clivages de classe. Nombre de ceux qui doutaient de la permanence des classes sociales ont pu changer d’avis en considérant la polarisation extraordinaire entre ceux qui soutiennent le pouvoir en place et ceux qui ont soutenu les gilets jaunes.

2017 marque ainsi la fin de l’ancien ordre politique. Comment expliquer sa décomposition?  

       Ce qui a miné le clivage gauche-droite et provoqué l’instauration d’un nouvel ordre démocratique est d’abord la difficulté qu’avait le système politique à répondre aux demandes sociales des Français : sortir du chômage de masse, restaurer une espérance collective dans la croissance et gérer l’immigration. De la même manière que la IVe République a échoué à résoudre la question coloniale et à s’adapter à la modernité économique, le système gauche-droite sous la Vème n’arrive plus à répondre aux problèmes du temps.

       De plus, on constate avant la présidentielle une forte poussée du souverainisme, avec d’abord Marine Le Pen puis Jean-Luc Mélenchon. Face à cela, en 2017, il est devenu possible et peut-être même nécessaire pour les tenants de l’Union européenne de se rassembler. En unifiant au niveau politique une partie de la droite et de la gauche, au niveau idéologique le libéralisme économique et le libéralisme culturel, au niveau sociologique de deux factions différentes de la bourgeoisie, au sens large. Cette réunification historique a pris pour nom Emmanuel Macron, mais cela aurait pu être quelqu’un d’autre. L’ancien clivage était devenu dysfonctionnel, et le combat politique change de nature.

Comment caractériser l’électorat macroniste ?

       Il est très cohérent et constitue ce que j’appelle le « bloc élitaire ». Il est formé par trois composantes essentielles. D’une part l’élite réelle, ce que l’on appelle parfois les « 1% », ceux qui occupent des positions stratégiques de par leur richesse, leur possession d’entreprises importantes ou leur postion aux postes dans la haute administration. Ce berceau originel du macronisme s’illustre à travers la Commission Attali, mais aussi en détaillant les principaux donateurs de sa campagne.

       Mais cela ne suffit pas à constituer un bloc et celui-ci s’enrichit aussi des cadres, ceux qui aspirent, au fond, à appartenir à la véritable élite et en reproduisent les codes. Ils sont dans une démarche de promotion personnelle, soit au sein de la fonction publique soit au sein de l’entreprise privée. Ils ont des réflexes idéologiques qui correspondent très bien au discours managérial, pro-européen et individualiste d’Emmanuel Macron. Cette inclination des cadres n’apparaît d’ailleurs pas menacée par les mesures prises par le gouvernement depuis deux ans pas, qui ne leur sont pourtant pas si favorables. L’identification est telle que les avantages concrets finissent par être secondaires.

       La troisième composante est devenue un champ de bataille essentiel dans l’espace politique français : les retraités. Ils représentent un électeur sur trois. Au sein de cette catégorie se trouvent des gens prospères qui se reconnaissent donc sans difficultés dans le bloc élitaire. Mais on y trouve aussi des gens au niveau de vie modeste qui apportent leurs suffrages à Emmanuel Macron car ils considèrent que pour garantir leurs moyens d’existence sociale il faut que le système fonctionne sous la direction des élites. Ils se défient énormément des populismes et tout particulièrement de l’aventurisme monétaire.

       Ce bloc élitaire a trouvé sa forme électorale en 2017 mais a accentué sa cohérence avec les élections européennes et le départ d’un certain nombre d’électeurs qui avaient choisi Emmanuel Macron largement par crainte ou rejet des autres partis.

Quelle opposition solide envisager face au bloc élitaire d’Emmanuel Macron?

       Aussi sérieux que soit le projet macronien, son défaut originel repose sur son caractère élitaire qui rend très difficile la possibilité de représenter la majorité des Français.  Mais il a jusqu’à présent un atout : les oppositions et forces politiques qui lui font face sont très divisées.

Pourtant il me semble que le macronisme produit au fil des mois sa propre contradiction. La nouvelle polarisation qu’il impose à la société française, y compris en essayant de théoriser une opposition entre progressistes et nationalistes-conservateurs, pourrait lui être fatale. Une logique binaire se met, en effet, en place ce qui, en miroir du macronisme,  favorise le Rassemblement national.

Cette cristallisation sociologique autour d’Emmanuel Macron, ce bloc élitaire, donne sa chance à un bloc populaire encore non abouti, mais centré autour de Marine Le Pen, d’autant que la France insoumise s’est en quelque sorte auto éliminé de la compétition par la pente qu’elle a suivi en termes de gauchisme culturel, notamment au sujet de l’immigration. Jusqu’à présent, Emmanuel Macron avait la chance que les deux forces captant le vote populaire étaient incompatibles entre elles. Or l’une est en train de s’effondrer, ce qui est une très mauvaise nouvelle pour le macronisme car cela concentre le vote des mécontents, et ils sont naturellement nombreux face à tout pouvoir en place, sur une seule option. Ceci dans la mesure où les formations de gauche ou de droite plus classiques, comme le Parti socialiste ou Les Républicains, peinent à s’opposer à une politique gouvernementale qui, par certains côtés, leur convient.

Beaucoup pensent que l’union des droites offrirait une force d’opposition de premier plan au macronisme…

       Le premier argument de l’union des droites repose sur l’impossibilité supposée de Marine Le Pen d’accéder au pouvoir en raison d’un supposé plafond de verre. L’existence de ce dernier me paraît très hypothétuique : alors que Marine Le Pen avait fait 33% au second tour des présidentielles, les différents sondages la créditent désormais de 43% pour 2022, voire de 45%. En deux ans, il y a donc eu une augmentation d’au moins dix points. Donc la notion de « plafond de verre » est purement descriptive d’un niveau électoral à un moment donné, elle n’est pas un concept explicatif. Ce « plafond de verre » existe d’autant moins que les positions marinistes sur l’islam, l’immigration ou la sécurité sont aujourd’hui  très majoritaires. Il reste seulement son problème de crédibilité en matière économique et gouvernementale, chose plus facile à régler qu’un conflit de valeurs. De ce fait, le principal argument de l’union des droites, qui est de trouver un autre candidat que Marine Le Pen, a beaucoup perdu de sa pertinence.

       L’autre difficulté à laquelle serait confrontée une union des droites serait la convergence des positions en matières économique et sociale. Autant le RN et une grande parité de la droite classique convergent sur les sujets régaliens et culturels, autant ils divergent sur ces sujets, sans même parler de l’Europe. Ceci tient à ce qu’ils représentent des milieux sociaux très différents. Il y a des oppositions de fonds sur ces enjeux matériels que l’on ne peut balayer d’un revers de main. Les différences d’intérêt nourrissent des incompatibilités politiques et c’est pour cela que je ne crois pas à cette convergence des votes, du moins au premier tour de la présidentielle.

       L’élection de 2022 est assez ouverte car les choses ne sont pas figées : il y a deux pôles constitués, d’une grande cohérence sociale et culturelle, mais entre les deux les classes moyennes forment un véritable enjeu car elles sont très difficiles à conquérir par Marine Le Pen mais aussi très difficile à conserver par le président sortant.

Vous avez évoqué le mouvement des gilets jaunes. Est-ce un mouvement généré par l’arrivée d’Emmanuel Macron au pouvoir ?  

       Le mouvement des gilets jaunes est à mes yeux le pendant de la victoire du bloc élitaire à l’élection présidentielle. Il y a un effet de symétrie spectaculaire dont rend compte la détestation mutuelle qui a accompagné ce phénomène : une forme de haine dans les milieux soutenant les gilets jaunes à l’égard de l’exécutif et de ses amis, mais aussi réciproquement une haine venue d’en haut, contre la « foule haineuse ». Ce mouvement m’a étonné par le soutien massif et durable qu’il a rencontré au sein de la population, malgré ses violences, ainsi que par ses formes de mobilisation. Il a créé ses propres références et ses propres codes qui diffèrent profondément de ceux des manifestations habituelles, souvent de gauche et encadré par nombre de syndicats. J’y ai vu la prise de conscience par ces gilets jaunes, qui, pour l’essentiel, étaient des actifs du secteur privé de condition modeste, d’une appartenance commune. On a ainsi eu le sentiment d’assister à la construction d’une classe sociale, avec des gens dotés d’une homogénéité objective de condition, s’unifiant comme tels et se munissaient de références propres. Un passage de la classe en soi à la classe pour soi en quelque sorte, pour parler en termes classiques.

« le système politique est désormais régulé non plus par l’alternance unique, mais par l’alternance interdite. » que voulez-vous dire?

       L’alternance unique est une expression de Jean-Claude Michea pour décrire le jeu régulier et presque systématique depuis 1981 du remplacement à la tête de l’Etat de la droite par la gauche, puis l’inverse, avec une convergence des politiques publiques, notamment en raison de l’apport de plus en plus important de l’Union européenne à la législation française. Les réformes libérales, économiques ou culturelles, n’étaient ainsi plus remises en question par le parti arrivant au pouvoir, tant et si bien que les notions de gauche et droite ont perdu beaucoup de leur pertinence aux yeux de nombreux Français. C’était, au fond, un système de régulation de la société française, qui permettait aux intérêts dominants d’être servis avec une sécurité absolue, au prix de menus compromis.

       Mais ce jeu politique qui ressemblait de plus en plus à un simulacre a épuisé ses charmes et les Français s’en sont détournés, comme l’illustre le scrutin de 2017. On est désormais entrés dans un univers également très dysfonctionnel, où le nouveau clivage a ce caractère étouffant et potentiellement violent qui tient à ce qu’il conçoit difficilement que le bloc élitaire au pouvoir puisse être remplacé par un bloc populaire. La dichotomie mise en place par le pouvoir actuel postule l’impossibilité d’un renversement politique. On parlait autrefois d’alternance unique, pour dire que la même politique était continument suivie, mais désormais nous vivons l’âge de l’alternance interdite. Chacun constate que dans bien des discours, la victoire de ce qu’on appellera les populistes serait considérée comme une aberration démocratique. C’est ce qui nourrit ce climat de tension qui marque le quinquennat. Jamais depuis les années 1970, on n’avait connu une telle crainte mutuelle, avec une partie du peuple français qui se méfie de ses élites et une partie de ses élites qui se méfient du peuple.

Interview croisée avec Jérôme Fourquet dans Le Figaro

Propos recueillis pas A. DEVECCHIO – 14/11/19


Dans vos livres respectifs, vous défendez des thèses en apparence opposées. Pour vous, Jérôme Fourquet, nous assistons à l’archipélisation de la société française tandis que vous Jérôme Sainte-Marie, vous insistez davantage sur un phénomène de polarisation. Ces deux thèses sont-elles réconciliables ?  

SAINTE-MARIE : Sans doute, dans la mesure où il existe de manière certaine un risque de séparation d’une partie de la population d’origine immigrée, ce que Jérôme Fourquet développe brillamment dans L’Archipel français. Mais le fait majeur, celui qui structure toujours davantage l’opinion publique et le vote, me semble être leur polarisation sociologique. Cela se passe dans le corps principal de la société française, y compris d’ailleurs avec des gens issus de l’immigration. Que la France soit traversée par des courants culturels et idéologiques multiples j’en conviens, d’autant plus que c’est une constante. Cependant le fait actuel majeur me semble être la simplification des attitudes en fonction d’une variable principale, la condition sociale des individus.

FOURQUET : Quand je définis la société française comme une société archipélisée, je mentionne notamment qu’au plan politique on est face à un nouveau clivage qui a supplanté le clivage gauche/droite et qui devient le clivage dominant. En ceci, je suis  assez proche de la thèse défendue par Jérôme Sainte Marie, à ceci près que l’on peut débattre de la notion de polarisation. A partir de quel moment un clivage dominant devient-il le clivage unique et structurant ? On peut constater aujourd’hui, tant dans les intentions de vote que dans les scrutins, que les deux nouveaux pôles dominants de la vie politique française rassemblent au mieux à peine 50% du corps électoral. Et donc il y a toute une autre partie très importante de la population qui ne se retrouve pas pour l’instant dans cette opposition, pour aller vite, entre macronisme et lepenisme. Ce clivage- là a certes supplanté l’ancien clivage gauche droite, qui n’a pas pour autant disparu. Comme Jérôme Saint-Marie, je pense que cette nouvelle opposition est idéologique mais aussi géographique et sociologique avec en gros une France qui va bien et une France qui est plus en difficultés. Mais cette grille de lecture binaire ne me semble pas suffisante pour rendre compte de l’intégralité de la société française. Il y a beaucoup de gens qui ne se retrouvent pas pour l’instant dans ce clivage-là. C’est pour cela que je préfère le concept d’archipélisation qui montre une fragmentation, même si dans ce chaos on a bien deux blocs qui s’opposent et qui par la force de notre modèle électoral, de notre mode de scrutin, vont être sans doute amenés à être les forces dominantes, sans qu’elles rassemblent pour autant tout le monde dans de vastes coalitions comme la gauche et la droite savaient le faire.

SAINTE-MARIE : Il me semble que le macronisme a sa propre dynamique, qui entraine une polarisation générale. Si je reprends les chiffres de l’IFOP d’intentions de vote pour les élections présidentielles ceux qui choisissent ne serait-ce que Marine le Pen et Emmanuel Macron dès le premier tour représentant pratiquement 60% des intentions de vote exprimées. Par ailleurs, pour parler d’abord du rôle des institutions électorales, ces résultats produisent des effets retours sur l’opinion puisque dans la Vème république, le second tour de la présidentielles structure la vie politique. François Mitterrand l’avait compris dans les années 60 et alors que les forces politiques, notamment au centre, avaient cru pouvoir maintenir les règles du jeu ancien. Peu à peu, c’est à l’époque le clivage gauche/droite le plus rigoureux qui s’est imposé comme structurant, non seulement à l’élection présidentielle mais aussi dans tous les autres votes, et cela pendant des décennies. Le duel de la présidentielle passée et celui qui est anticipé par tous les sondages pour le scrutin prochain me parait de nature à déterminer le comportement des acteurs politiques mais également le comportement des électeurs. Il y a une seconde raison plus profonde à cette dynamique de polarisation nouvelle que j’essaye d’analyser, et qui va bien au-delà de la volonté attribuée parfois à Emanuel Macron. C’est que ce clivage, celui qui se cristallise dans l’affrontement du RN et de LREM, trouve toute sa cohérence au niveau idéologique dans l’opposition entre un souverainisme intégral et un libéralisme intégral. Enfin, ce clivage existe à un troisième niveau, social, qui s’apparente à un clivage de classes. La synthèse de cette triple opposition aboutit à définir un bloc populaire, centré sur les actifs modestes et fragilisés du secteur privé, et un bloc élitaire, regroupant la classe dominante, une bonne partie des cadres supérieures et nombre de retraités qui, même s’ils ne sont pas particulièrement prospères, font confiance à l’élite pour protéger leur situation. Cette fracture est particulièrement évidente à travers tous les sondages, portant sur les événements politiques comme sur les enjeux sociaux. Même si des millions de Français ne s’identifient pas à l’un de ces deux blocs, ils en subissent la force de gravitation, qui affaiblissent les solutions intermédiaires.

Ce phénomène de polarisation est-il spécifiquement français ou bien peut-on l’observer de la même manière dans en Europe et dans les démocraties occidentales en général ?

FOURQUET : On observe la montée en puissance de ce clivage structurel en lieu et place du vieux clivage gauche/droite dans bon nombre de démocraties occidentales. Jérôme Sainte Marie a évoqué l’opposition sociologique qui sous-tend ce nouveau clivage et qui tient en grande partie au positionnement des différents groupes sociaux vis-à-vis de la question de la mondialisation. Est-ce que l’on est du bon ou du mauvais côté de la barrière soit socialement soit territorialement ? Est-ce que l’on habite dans les endroits, où l’on travaille dans des secteurs protégés ou en tirant des bénéfices ? Ou au contraire est-ce que l’on est dans des secteurs géographiques ou sociaux qui sont les plus exposés ? C’est pour ça que les cartes électorales, celle du referendum sur le Brexit, celle de l’élection de Donald Trump aux Etats-Unis ou bien celle de l’élection présidentielle en France ont montré des grandes similitudes. Les grands centres urbains et métropoles versus les territoires périphériques. Les zones touristiques versus les vieux bassins industriels en crise. Partout, on voit monter cette nouvelle ligne d’affrontement, d’opposition. Même si encore une fois, elle n’est pas suffisamment puissante pour reconfigurer l’intégralité du paysage électoral de chacun de ces pays. Cette nouvelle polarisation peut être aidée par des types de scrutin. Le scrutin binaire du Brexit, qui était un référendum est la forme la plus lisible, comme le système américain ou le deuxième tour chez nous. Mais dans d’autres pays, le phénomène n’est pas complétement aussi chimiquement pur et aussi achevé.

Autre point, ce que l’on constate un peu partout, c’est qu’à coté de cette polarisation, il existe aussi un processus de fragmentation avec l’émergence rapide de nouvelles formations électorales qui étaient jusque-là inconnues. Le scrutin espagnol récent vient de nous montrer que le vieux duopole entre le Parti Populaire et le PSOE était moins dominant que par le passé. Il y a un mouvement d’extrême droite, Vox, qui s’installe à un haut niveau. On a vu en Allemagne lors des dernières élections européennes, l’AfD d’un côté et les Grünen de l’autre faisaient chez les moins de 35 ans plus de voix que respectivement le SPD et la CDU. Pour essayer de faire converger nos points de vue, on peut dire que l’on est à un moment de basculement. Il y a un nouveau duopole qui est en train de se mettre en place avec des forces plus anciennes qui font de la résistance. Pour compléter le paysage et le modèle balkanisé, on doit également s’interroger sur la traduction électorale de la prise de conscience écologique et sur les scores de cette force aux européennes en France mais aussi dans d’autres pays, notamment l’Allemagne. Les écologistes sont aujourd’hui une force montante, inscrite en quelque sorte dans un ailleurs par rapport à la confrontation que l’on a décrite précédemment, sauf à penser que le bloc élitaire, dans sa grande plasticité, serait capable de récupérer ce courant-là ce qui n’est pas forcément évident.

SAINTE-MARIE : Comme le dit Jérôme Fourquet, on ne peut assimiler le vote écologiste à l’expression politique de l’un des deux blocs que j’évoque. Il ne se situe pas clairement, cependant, dans l’ancien clivage, puisqu’aux élections européennes, si la liste écologiste est parfois classée à gauche par les commentateurs et par les citoyens, Yannick Jadot ne s’est pas réclamée de la gauche pendant sa campagne. Ce double refus de se classer correspond en grande partie selon moi à l’identité sociale composite ou disons intermédiaire de ses électeurs, notamment parmi les jeunes. Pour la prochaine élection présidentielle les sondages n’indiquent pas pour le moment que les écologistes y feraient un grand score. Revenons sur l’existence de forces affaiblies se réclamant toujours de la gauche ou de la droite, et qui complexifient en apparence le paysage politique. Je crois précisément que cette impression de fragmentation tient à la poussée de ces forces telluriques, de ces deux blocs en extension, qui disloquent l’ancien jeu politique. Leur force tient à ce que chacun exprime une relation simple à la mondialisation, dans une situation antagoniste qui les renforce tous deux. Le souverainisme intégral d’un côté, le libéralisme intégral de l’autre. D’autres formules, nouvelles et intéressantes, qui seraient le populisme de gauche d’un côté et l’union des droites de l’autre, c’est-à-dire une sorte de populisme de droite, n’ont pas autant de cohérence idéologique et ne disposent pas d’une base sociologique aussi cohérente. Entre les deux pôles qu’y-t-il, au fond ?  Les classes moyennes. C’est le champ de la bataille politique.

 

Un an jour pour jour après le mouvement des gilets jaunes, ce mouvement a-t-il participé de la fragmentation, ou de la polarisation de la France ?

FOURQUET : Il y a effectivement eu dans cette crise une traduction dans la rue de cet affrontement de classe qui a bien été décrit par Jérôme Sainte Maire. Cela s’est manifesté physiquement et pas uniquement dans les lignes de ventilation des sondages. On a bien vu qu’il y avait deux France qui se faisaient face de manière très symbolique avec des soutiens des gilets jaunes émanant du bas des classes moyennes qui défilaient samedi après samedi dans les beaux quartiers des grandes villes sous les fenêtres de la France qui va bien, qui regardait de manière circonspecte puis très inquiète ces défilés. Et le recours parfois fréquent à une certaine forme de violence. On a eu un précipité de cette opposition. Mais « en même temps », pour reprendre la formule consacrée, toute la France ne s’est pas polarisée autour de cet affrontement et pas mal de catégories de la population sont restées spectateurs. Je pense notamment à une partie de la droite, qui au début a soutenu les gilets jaunes avant de se ranger derrière Emmanuel Macron et ne savait en fait plus vraiment où elle habitait. On peut aussi mentionner l’électorat des banlieues, qui en dépit des efforts de l’extrême gauche à faire converger les luttes ne s’est pas retrouvé dans ce mouvement. Et puisque l’on parle de la gauche de la gauche, ce qui reste des forces syndicales organisées, a bien essayé de faire sa jonction avec le mouvement des gilets jaunes, mais cela n’a pas été très concluant. Chacun est resté sur son Aventin.

Electoralement, cette crise a permis de franchir une étape supplémentaire dans la confrontation de ces deux blocs, avec Marine le Pen qui a accompagné ce mouvement des gilets jaunes et Emmanuel Macron, qui a poursuivi son OPA sur toute une partie de la droite modérée. On peut y voir la consolidation du bloc élitaire dans un réflexe de « parti de l’ordre » (expression née au XIXème siècle, période que Jérôme Saint-Marie utilise d’ailleurs comme point de comparaison). Mais on peut aussi observer que toute une partie de la population n’a pas pris part à cet affrontement majeur et est resté sur le bord de la route en spectateur, plus ou moins inquiet et plus ou moins compréhensif.

SAINTE-MARIE : C’est tout à fait exact, mais j’ai été également frappé par le très grand contraste, dans le traitement politique du conflit, entre l’aisance des deux nouvelles forces et l’embarras des forces plus classiques, de gauche ou de droit, et ceci non seulement au niveau de leur appareil mais aussi dans leur électorat. Cet évènement a également percuté l’entreprise de jean-Luc Mélenchon qui était de reconstituer la gauche autour de lui. Il a été pris à contrepied dans sa stratégie politique. Le caractère hétérogène, hétéroclite des électorats traditionnels de la gauche et de la droite, qui a longtemps été leur force, devient une faiblesse face à un conflit social aussi intense. Car ce phénomène des Gilets jaunes est allé bien au-delà des mécontentements qui l’ont fait naître, il a développé un véritable instinct de classe, aussi bien chez ses partisans que parmi ses détracteurs. A cette occasion, et c’est une conséquence fondamentale pour l’avenir politique du pays, s’est accéléré la construction des deux blocs. Je m’explique : il y avait déjà un bloc élitaire, surtout stabilisé autour d’Emmanuel Macron : les cadres supérieurs, une partie des retraités … Donc la France d’en haut ou celle qui veut s’y reconnaitre ou lui déléguer ses intérêts et sa représentation politique, soit à peu près un français sur quatre. Il lui manquait nombre d’électeurs qui avaient choisi François Fillon, mais aux européennes, sous le choc de l’affrontement social en cours, une partie a rallié le vote LREM.  En face, le bloc populaire demeurait virtuel, dans la mesure où son expression politique était presque également divisée entre le vote Mélenchon et Le Pen. Et que par ailleurs, d’un point de vue sociologique, il n’avait pas vraiment de noyau dur. Mais en novembre et décembre 2018, nous avons assisté à la mobilisation d’un groupe social bien particulier. Non pas les classes populaires en général, mais bien les actifs du privé, salarié d’exécution, petits commerçants, petits artisans c’est à dire ceux qui vivent difficilement de leur travail quand ils ne sont pas au chômage, et se trouvent dans des positions sociales subalternes. Cela fait du monde, et même un monde qui ne se mobilisait plus, qui n’est pas syndiqué et qui est mal encadré politiquement, donc naturellement émietté. Or la forme de ce mouvement, à travers toute la France, à travers les ronds-points, est en adéquation avec la dispersion de ce milieu, pourtant assez homogène dans son niveau de diplôme et de revenus, ainsi que dans la précarité de sa condition. Donc, il y a désormais un noyau sociologique à ce bloc populaire, autour duquel s’agrègent des individus d’autres milieux, dans la rue comme dans le vote. Aux européennes, il est apparu que le principal débouché politique de ce bloc, outre l’abstention et le vote blanc, a été de déposer un bulletin pour la liste Bardella. Et inversement, la liste Manon Aubry, qui assumait une identité de gauche, en a très peu profité. On sait que la gauche prospère dans la fonction publique, ou plus généralement parmi ceux qui prônent et bénéficient de la dépense publique. Dès lors, ils ont eu du mal à unir leurs forces avec des gens qui réclamaient moins de taxes. L’idéologie du souverainisme intégral porté par le Rassemblement national l’aide à mieux surmonter ses contradictions et favorise la consolidation d’un bloc populaire dont l’expression politique est, de fait, en voie d’unification.

DEVECCHIO : Ce mouvement a peut-être quand même une ambiguïté. S’agit-il réellement d’un mouvement de classe ou marque-t-il le triomphe de l’individualisme et de la société de consommation ?  

FOURQUET  : Si on reprend un certain nombre de concepts gramsciens, on peut voir dans ce mouvement l’expression d’une mobilisation des classes subalternes. Gramsci utilisait le concept de subalternité pour parler des catégories qui étaient dominées mais qui n’avaient pas forcement accédé à un niveau de structuration idéologique et d’organisation partisane suffisantes pour être considérées comme un acteur politique et historique à part entière. On a beaucoup comparé les gilets jaunes aux jacqueries et Gramsci classait justement les jacqueries dans la catégorie de ces mobilisations de classes subalternes. On est face à des groupes sociaux qui ont certes des expériences communes, mais qui s’expriment de manière extrêmement basiste et spontanéiste. Cela se fait souvent avec force et violence, sans qu’il n’y ait de débouché politique par la suite. Ces groupes sociaux ont du mal à s’agréger et à se structurer. On a bien vu qu’à chaque fois qu’un leader a voulu émerger, on lui a coupé la tête. Pour reprendre la grille de lecture de Gramsci, ces groupes sociaux n’ont pas accédé au stade de la conscience de classe et de l’organisation en tant que classe. En l’état, ils sont voués à des formes d’expression éruptives qui peuvent être très spectaculaire mais qui dans la durée ne donnent rien de solide.

SAINTE-MARIE : Cette question de l’individualisme contemporain peut être prise à deux niveaux.  Est-ce qu’il existe une culture individualiste en progression dans le pays ? Cela parait évident. La représentation qu’ont les individus d’eux-mêmes est de plus en plus individualiste et la volonté de participer à des structures collectives est nettement plus faibles. Je ne parlerais pas ni de l’Eglise catholique ni du Parti communiste car leur capacité d’encadrement s’est affaiblie depuis très longtemps, mais de la progression générale de la subjectivité. Que les Français refusent souvent de considérer la part collective de leur existence, une telle idée s’impose. Mais, deuxième niveau, cela ne signifie pas que dans leur comportement réel, et le plus souvent à leur insu, ils échappent aux déterminations collectives. Je suis même frappé par le caractère de plus en plus prédictif de la condition sociale sur le vote. En effet, il y a quelques années, avec la gauche et la droite on avait affaire à deux massifs anciens, un peu érodés, fruits d’une accumulation de traditions politiques familiales ou locales qui faisaient que l’on pouvait très bien avoir de bons revenus et voter à gauche et être de condition modeste et voter à droite. C’était devenu en grande partie des ensembles culturels. Désormais que l’ancien clivage s’est estompé, le positionnement électoral dans le nouveau monde se fait d’abord en fonction de ses ressources scolaires, patrimoniales, financières, de sa capacité à être à l’aise, ne serait-ce que dans la pratique de l’anglais, dans la mondialisation. En quelque sorte, l’irruption de cette grande entreprise de refonte sociale qu’est le macronisme a eu pour effet de ramener le vote ses fondamentaux matériels. Tant et si bien que l’on arrive à une traduction électorale des clivages sociaux principaux qui est d’une grande clarté, et même sans équivalent dans les votes antérieurs, sinon lors des deux référendums sur l’Union européenne, notamment celui de 2005, qui avait opposé le choix de la France d’en bas à celui de la France d’en haut. C’est pour cela qu’il m’apparaît que si l’individu est de plus en plus individualiste, son vote est aujourd’hui moins individualisé.

Il y aussi probablement un nouveau clivage qui n’existait pas auparavant : le clivage identitaire …

FOURQUET : La transformation de notre société en une société multiculturelle introduit évidement de nouveaux paramètres à l’équation et notamment cette dimension du rapport à l’identité et de son instrumentalisation ou utilisation politique. De cette entrée dans une ère multiculturelle découlent de nombreuses transformations sur le plan du peuplement dans certains quartiers, des conduites individuelles (contournement de carte scolaire …) et sur le plan des comportements électoraux. C’est un sujet qui est majeur. J’y vois aussi un élément qui vient fragmenter le bloc populaire. Cette fameuse France du « Non » (en référence au référendum de 2005), que Marine le Pen a cherché à incarner dans l’entre-deux tours de la présidentielle, et bien elle n’est pas homogène et même antagoniste sur cette question du rapport à l’identité et à l’immigration. On peut avoir des salariés qui ont exactement les mêmes caractéristiques socio-professionnelles, qui donc sur le papier devraient voter de la même manière mais il y a une variable qui introduit un facteur de clivage, ce sont les origines culturelles de ces publics.  Cette ligne fracture fortement le bloc populaire dont parle Jérôme.

SAINTE-MARIE : De fait, comme il est classique à travers le temps, le phénomène migratoire a plutôt tendance à favoriser les catégories dirigeantes de la société. Les immigrés arrivant plutôt au bas de l’échelle sociale, ils ont tendance à diviser les catégories populaires et à y créer une concurrence dans l’accès aux biens collectifs, dont l’école. Comme l’évoque Jérôme Fourquet, le fait d’être originaire de l’immigration extra-européenne peut amener à des comportements électoraux différents, ce qui pour l’essentiel divise le vote populaire. Par exemple, le fait d’être musulman pourra empêcher de choisir un candidat issu du Rassemblement national même si l’on est séduit par son programme social et sécuritaire. En tendance cette question identitaire va se présenter de plus en plus. Mais si je résonne plus modestement, à l’horizon de 2022, pour la prochaine présidentielle, il me semble que c’est encore un peu tôt. On surestime beaucoup la proportion d’électeurs musulmans parmi les votants, qui est plus proche de 5% que de 10%, du fait d’une moindre participation. Pour l’instant il me semble que l’immigration joue beaucoup plus dans les réalités politiques et électorales comme représentation que comme réalité électorale. Comme représentation, cela a tendance à fragmenter davantage encore la gauche et cela joue un rôle central dans l’effondrement dans les urnes de la France Insoumise, elle qui refuse d’endosser les positons d’une bonne partie de ses électeurs, notamment d’origine populaire, sur le contrôle et la réduction des flux migratoires. A court terme, cela favorise puissamment Marine Le Pen, privée d’un concurrent sérieux dans le vote populaire. Dernier point, la plupart des électeurs musulmans votent comme tous autres en fonction d’aspirations diverses et notamment je pense à une étude IFOP pour Le Pèlerin qui montre qu’ils expriment beaucoup de demandes sociales. Tout simplement parce qu’issus de l’immigration plus récente, ils sont très souvent dans des fonctions subalternes et bénéficient de l’Etat social. Cela ne les incite pas, dans leur masse, à choisir Emmanuel Macron, et s’il existe toute une frange, notamment chez les jeunes, qui adhère au libéralisme entrepreneurial, cela demeure une minorité. Ainsi, dans le cadre du nouveau clivage, une double contrainte pèse sur le vote des gens issus de l’immigration, et plus particulièrement de ceux d’entre eux de confession musulmane. Il me semble que cela favorisera surtout l’abstention lors du second tour de la prochaine présidentielle.

Est-ce que cet affrontement-là, Macron-Le Pen, que tout le monde nous prédit, est irrémédiablement figé ?

FOURQUET : En tant que sondeur, l’histoire, encore récente, nous a appris à la plus grande prudence. La vitesse avec laquelle les évolutions sont intervenues depuis 2017, Mélenchon passant de 20 à 6, la droite de 20 à 8 montre que la situation politique est très instable. Si aujourd’hui en terme de polarisation ce sont bien ces deux forces qui dominent, et l’élection européenne a de nouveau mis ces deux forces en pole position, il n’en demeure pas moins que cela serait un peu présomptueux que de s’aventurer sur ce pronostic.

SAINTE-MARIE : On se souvient qu’en septembre 2016, la perspective hautement vraisemblable était qu’Alain Juppé deviennent président de la république. En décembre 2016, la vraisemblance de l’élection de François Fillon semblait aussi très forte. Il n’en n’a pas été ainsi. Est-ce que le second tour verra s’affronter Emmanuel Macron et Marine Le Pen ? Ce n’est pas sûr, mais il est très probable que ce sera bien l’expression politique du bloc élitaire et celle du bloc populaire qui s’affronteront. Donc que le nouveau clivage politique s’installe encore davantage, au détriment de l’ancien. La configuration me parait à peu près certaine, même si le nom des candidats ne l’est pas, et si, contrairement à 2017, l’issue de cet affrontement est aujourd’hui ouverte.

https://www.lefigaro.fr/vox/societe/un-an-apres-le-debut-des-gilets-jaunes-france-ou-en-sont-tes-divisions-20191114