«Le sentiment d’unité nationale est bien réel, mais reste fragile»

Tribune dans Le Figaro


Il est peu probable qu’Emmanuel Macron voie sa popularité durablement renforcée une fois la crise sanitaire surmontée. S’agissant de l’appréciation portée par les Français sur le président, nous vivons une parenthèse plus qu’un tournant, argumente l’analyste politique, fondateur de Polling Vox.

Pour dramatique qu’elle soit, la crise sanitaire que nous traversons n’empêche pas de penser aux transformations politiques qu’elle pourrait susciter. Des sondages d’opinion continuent à être réalisés et livrent des informations utiles. Plusieurs sondages ont ainsi montré un net regain de popularité de l’exécutif, que l’on peut estimer en moyenne, en ce qui concerne le président de la République, à une douzaine de points. Pour apprécier la portée de cette évolution, et pour envisager les conditions de pérennité de ce regain unitaire, il est opportun de se remémorer d’autres crises, avec d’autres chefs de l’Etat. Il convient également d’analyser les facteurs de cette faveur nouvelle rencontrée par le pouvoir dans l’opinion publique.

Les références martiales contenues dans l’adresse aux Français prononcée par le président de la République le 16 mars appellent naturellement à scruter les temps de guerre, même si l’on peut par ailleurs estimer que cette assimilation de la crise sanitaire à un conflit armé est inadéquate. Dans un passé relativement récent, il y eu la crise déclenchée par l’invasion du Koweit par les troupes irakiennes. Aussi étrange que cela puisse désormais paraître, vu ce que l’on sait du déséquilibre des forces alors en présence, l’inquiétude des Français fut profonde, car stimulée par une propagande belliciste très imaginative. Il y eut en certains lieux une ruée sur les magasins d’alimentation, comme si la prétendue « quatrième armée du monde » pouvait représenter une menace sérieuse pour les forces de la coalition. Ayant annoncé une « logique de guerre », François Mitterrand connut durant quelques mois une forte popularité, gagnant ainsi, selon l’IFOP, 19 points entre janvier et mars 1991. Très vite après la cessation des hostilités ces gains furent effacés, et si, selon la SOFRES, le président de la République avait suscité la confiance de 65% des Français en mars, ce n’étaient plus le cas que de 31% d’entre eux en décembre. Douze années plus tard, l’image de Jacques Chirac profita également du déclenchement d’une nouvelle guerre au Proche-Orient, mais cette fois en refusant d’y engager le pays. Selon la SOFRES, 60% des Français disaient lui faire confiance en avril 2003. A la fin de la même année, ils n’étaient que 40% à le faire. Dans les deux cas, il s’agissait d’un conflit lointain, mais qui avait soulevé une angoisse sécuritaire, en même temps qu’il suscitait des difficultés économiques. Et dans les deux cas, si la réponse de l’exécutif fut appréciée de l’opinion publique, cela n’eut pas de conséquence durable sur la vie politique française.

Autre choc exogène, la crise financière de 2008 profita, dans des proportions bien moindres, à l’image de Nicolas Sarkozy. A vrai dire, sa forte réactivité en la circonstance eut surtout un effet de réaffirmation de son autorité sur son propre camp, l’évolution de l’opinion des Français dans leur ensemble étant assez limitée. Les attentats islamistes de 2015 eurent un impact à la fois plus net et plus volatile sur l’image présidentielle. Pour la SOFRES, François Hollande vit sa très modeste cote de confiance passer de 15% à 35% en un mois, avant qu’elle ne retombe à son niveau initial dès février. Encore ces deux sujets si différents eurent-ils bien plus de conséquences que les guerres précédemment évoquées. Il s’agissait en effet de problématiques, l’une économique et financière, l’autre culturelle et sécuritaire, porteuses de modifications idéologiques profondes.

L’urgence sanitaire du moment présent renvoie sans doute davantage aux deux dernières crises évoquées. Choc exogène, l’apparition d’un nouveau virus dans une province chinoise est presque aussitôt entrée en résonnance avec des débats nationaux qui lui préexistait, que l’on peut synthétiser en trois volets. Le premier est celui du système de santé français et de son évolution. Entamée bien avant l’accession d’Emmanuel Macron à l’Elysée, la réforme de l’hôpital public suscite depuis des mois une forte contestation de la part du personnel soignant. Les clivages existant dans l’opinion à ce propos rejouent déjà à propos de la pénurie de masques. Cet élément est de nature non seulement à nourrir des polémiques durant la crise, mais surtout à susciter une protestation sociale redoublée lorsque celle-ci aura été surmontée.

Le deuxième débat concerne la gouvernance actuelle. Elle a provoqué de fortes critiques que l’on peut symboliquement dater de l’affaire Benalla et qui n’ont cessé d’être réitérées depuis. La cristallisation se fait aujourd’hui autour des déclarations d’Agnès Buzyn et des prises de parole de Sibeth Ndiaye mais concerne en fait en fait l’ensemble de l’exécutif. Les études de suivi de l’opinion durant le confinement, réalisées notamment par BVA et l’IFOP, indiquent qu’une majorité des Français estiment que le gouvernement a manqué de réactivité, a dissimulé des informations et communique mal. Il s’agit également là d’un élément durable, qui après avoir affaibli l’unité nationale autour du pouvoir provoquera sans doute une colère redoublée d’une partie de l’opinion. Ce sentiment ne peut être que stimulé par la mise en cause récurrente, de la part du président lui-même, de la perméabilité supposée des Français à l’égard des fausses nouvelles ou de leur propension hypothétique à céder à des phénomènes de panique. Là aussi, c’est dans un cadre interprétatif solidement installé depuis le début du quinquennat que se développe les logiques d’opinion au sujet de la crise sanitaire.

Il demeure une troisième dimension problématique, qui cette fois participe au regain de popularité limité mais bien réel de l’exécutif. On peut y voir un réflexe bienvenu des Français, soucieux de faire corps autour de leurs institutions et de leurs dirigeants à l’heure du grand péril. Une part de ce mouvement tient sans doute aussi à la nature des prises de parole du Premier ministre ou du président de la République, où certains perçoivent une incarnation réussie de la fonction. Moins souvent envisagée, il est cependant une autre explication possible, complémentaire, à ce mouvement de l’opinion. Depuis que la crise sanitaire est entrée dans une phase aigüe, plusieurs réformes controversées ont vu suspendue leur adoption ou leur exécution. Dans son allocution du 16 avril, le président de la République a souligné que « beaucoup de certitudes, de convictions seront remises en cause » et que « le jour d’après ne sera pas un retour au jour d’avant ». D’aucuns souhaitent y voir une promesse d’infléchissement d’une politique gouvernementale qui, à tort ou à raison, a suscité une tension sociale sans précédent dans le pays. Du coup, fort rationnellement, nombre de citoyens opposés au cours réformateur de la politique macroniste relativisent leurs griefs et apportent leur soutien à l’exécutif. Cependant, dès que la pandémie sera jugulée, et si le pouvoir actuel maintenait sa volonté de transformation des relations sociales, la contestation qu’il suscite réapparaitraît avec force.

Ces différents éléments sont sans doute à prendre en compte non seulement pour préparer la sortie de crise mais aussi, dès à présent, pour maîtriser les facteurs de division d’une opinion publique dont l’unité constitue, en ces circonstances, un bien précieux.

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Élections municipales: le décryptage du politologue Jérôme Sainte-Marie


FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN – Jérôme Sainte-Marie analyse les principaux enjeux des élections municipales qui débutent ce dimanche dans un contexte très particulier. La pandémie de Coronavirus devrait selon lui nous inciter à relativiser les interprétations des résultats.

La première donnée est naturellement la participation électorale. Malgré la bonne image que les Français ont de la commune et du maire, véritables exceptions dans le regard dégradé qu’ils portent sur les institutions et le personnel politiques, l’abstention progresse continûment depuis les municipales de 1983. Elle se situait alors, au premier tour, à 21,6%, elle était en 2014 à 36,45%. Un tout récent sondage de l’IFOP, réalisé cependant avant l’allocution présidentielle de jeudi, indiquait qu’elle atteindrait 42%. Si un tel niveau devait être atteint ou dépassé, il ne serait pas aisé de déterminer la part imputable à la seule crainte de contamination, mais l’autorité de l’institution communale en serait nécessairement affectée. Ceci accentuerait la dérive de notre vie civique vers ce que les sociologues Braconnier et Dormagen ont appelé la « démocratie de l’abstention ». La crise de notre système de représentation en serait naturellement aggravée.

On repère aussi des critères de succès ou d’échec pour les différentes forces politiques. Par exemple, pour le RN, l’éventuelle conquête de Perpignan, pour LR, son maintien à la tête de Marseille ou pour le Parti socialiste la perpétuation de sa domination parisienne. Evidemment, pour la République en Marche, l’enjeu est non seulement la défense de ses quelques positions acquises, comme la ville de Nantes, mais surtout la conquête sous ses propres couleurs de villes importantes, son implantation donc. Les comptes détaillés seront faits les deux dimanche prochains, mais je crains qu’ils soient entachés par le niveau de la participation mais aussi par les conditions anormales de la fin de campagne.

Il y aura aussi un dernier enjeu, très important pour la suite. Comment les forces politiques, ville par ville plutôt qu’au niveau national, vont s’organiser au vu des résultats du premier tour ? Plus simplement, quelles sont les alliances qui vont apparaître ? Ensuite, lors de l’élection du maire par le conseil municipal nouvellement constitué, quels choix vont être faits ? Ceci risque de mettre sous tension deux forces politiques principalement, LREM et LR.

2/ Les partis traditionnels semblent en passe de se maintenir au pouvoir dans les grandes villes. Ces élections peuvent-elles contredire la thèse de la mort de l’ancien monde et de la polarisation Emmanuel Macron- Marine Le Pen?

Depuis des mois, le phénomène majeur de la campagne électorale a été la localisation des enjeux. Les maires sortants, dont le bilan est approuvé globalement par 66% des Français, en tireront sans doute un avantage accru. Elus en 2014, ils sont pour la plupart issus de la gauche ou de la droite dites de gouvernement. Inversement, les forces politiques qui polarisent depuis le début du quinquennat la vie politique, LREM d’un côté, LFI puis le RN de l’autre, ne bénéficient pas de cet ancrage territorial.

Il existe également un facteur sociologique qui masquera lors des municipales la polarisation « bloc contre bloc ». Plus que jamais, les villes concentrent la prospérité. L’évolution du marché de l’immobilier est éloquente. De ce fait, les courants politiques y sont très inégalement représentés. Les scores de la liste Loiseau soutenue par LREM y ont été importants. De manière symétrique, la liste Bardella a atteint un niveau de voix double dans les communes de moins de 3500 habitants – 28% des suffrages exprimés – que dans les villes de plus de plus de 100 000 habitants – 14%. Le Rassemblement national pâtit de la répartition prioritaire de ses électeurs dans des communes où il ne peut guère se présenter, soit que le scrutin s’y résume à une ou deux listes apolitiques, soit qu’il ne puisse trouver suffisamment de candidats acceptant de s’afficher sous ses couleurs. En d’autres termes, la pièce n’est qu’à moitié éclairée.

Donc, en apparence, et de manière largement artificielle l’ancien monde devrait prendre sa revanche. Cela devrait encourager les tenants d’une nouvelle « gauche plurielle » dans la recherche largement chimérique d’une candidature d’union pour la présidentielle. Le gain politique sera plus important pour LR, qui espère à cette occasion apparaître comme le principal « parti de gouvernement », atout essentiel pour espérer incarner l’alternance au niveau national. 

3/ Quelles peuvent être les conséquences de ces élections municipales en vue de l’élection présidentielle de 2022 ?

Les tendances constatées lors des élections municipales ne se confirment pas systématiquement lors des scrutins nationaux ultérieurs. Si l’on prend l’exemple lointain du triomphe de la gauche aux municipales de 1977, il ne l’avait pas empêché d’échouer au second tour des législatives juste un an plus tard. Il demeure que le scrutin de 2014 avait révélé l’ampleur de la crise à gauche, qui ne contrôlait plus au soir du second tour que 36% des villes de plus de 9000 habitants au lieu de 53% précédemment. Pire que son revers de 1983, cette déroute s’était en outre confirmée ensuite aux européennes puis à la présidentielle.

Encore la lecture du scrutin était-elle encore facile en 2014, puisque nous si étions régis par une tripartition politique, l’essentiel se jouait entre la gauche et la droite. Les effets de sanction du pouvoir national pouvaient être facilement observés et les conséquences des scrutins intermédiaires déduites aisément. Il en va tout autrement aujourd’hui, compte tenu de l’existence d’au moins quatre forces d’opposition (droite, RN, écologistes et gauche dans sa complexité). Il sera peu aisé d’identifier un vainqueur et un vaincu incontestables.

Il existe une autre dimension de ces scrutins municipaux, qui peut importer pour 2022, ce que j’appellerais un « effet casting ». J’entends par cela l’émergence possible de figures crédibles pour concourir à l’élection présidentielle. Même s’il n’y a pas vraiment d’exemple de président de la république apparu principalement aux élections municipales – la conquête de Neuilly par Nicolas Sarkozy ayant été très éloignée dans le temps de son accession à l’Elysée, et Jacques Chirac ayant pris la ville de Paris après avoir été Premier ministre. Pour LR comme pour la gauche, dans leur situation actuelle, cet « effet casting » pourrait cependant exister.

4/ Estimez-vous que la pandémie de Coronavirus aura des conséquences importantes sur ces élections? Si oui, de quel ordre?

La nouveauté radicale de la situation présente appelle évidemment à la prudence. Il faut également considérer, par principe, la possibilité d’une interruption du processus électoral en cas d’une brusque aggravation sanitaire entre les deux tours. Dans cette hypothèse, il serait sans doute reproché au président de la République d’avoir maintenu les dates du scrutin. Dès à présent, il existe une contradiction latente entre les mesures annoncées, par exemple l’interdiction des rassemblements et la fermeture des établissements scolaires, et le maintien des élections municipales. Le discours demandant aux Français de prendre un maximum de précautions ne peut qu’en inciter certains à ne pas se rendre dans leur bureau de vote, lieu de contacts humains possibles.

Non seulement le niveau de participation sera affecté, mais aussi, probablement, la composition du corps électoral effectivement mobilisé. Pour ces élections, la pandémie aura pour principal effet d’en relativiser l’interprétation politique.

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Interview dans CAUSEUR

Propos recueillis par Daoud Boughezala


Causeur. Depuis 2017, Emmanuel Macron a anéanti ces deux grands cadavres à la renverse qu’étaient le PS et LR. Or, tout en reconnaissant sa caducité, vous semblez regretter le bon vieux clivage droite/gauche. Pourquoi ?

Jérôme Sainte Marie. Je ne regrette rien mais je constate que le remplacement partiel du clivage gauche-droite par un clivage entre un bloc élitaire et un bloc populaire n’a fait qu’accroître les tensions sociales. Par le jeu des traditions locales ou familiales, droite et gauche étaient devenus des ensembles largement culturels dans lesquels cohabitaient des classes populaires, moyennes et dominantes. Ces deux synthèses interclassistes sont remplacés  par une polarisation politique en fonction du rapport à la mondialisation, sur des bases directement liées aux ressources économiques et scolaires des individus.

Les gilets jaunes ont mobilisé une partie de ce que vous appelez le « bloc populaire » opposé au « bloc élitaire » pro-Macron. Quelle est la base sociale de l’électorat macroniste ? 

Précisons d’abord que j’emprunte la notion de « bloc historique » au marxiste Antonio Gramsci. Au-delà d’une simple coalition politique, c’est un projet collectif visant à la domination sur la société, à partir d’une construction sur un triple plan, idéologique, politique et surtout sociologique. Or, le bloc élitaire au pouvoir a pour noyau dur l’élite réelle, c’est-à-dire les couches dirigeantes de la société dans le monde des affaires et la haute administration. Ces élites se sont mises en scène dans la Commission Attali, dont Emmanuel Macron fut le rapporteur général adjoint. Mais le bloc élitaire est aussi constitué de deux autres cercles plus larges. Tout d’abord l’élite aspirationnelle, qui correspond au monde des cadres, ceux qui veulent « en être ». Ses membres partagent l’idéologie de l’élite réelle : le culte de la réussite individuelle, l’amour de la construction européenne, un rapport détendu à la mondialisation et un discours managérial. Ensuite, il faut compter avec une partie des retraités, ceux qui forment à mes yeux l’élite par procuration.

On ne saurait résumer l’électeur macroniste à la figure du nomade mondialisé. La petite bourgeoisie urbaine et rurale, traditionnellement modérée, s’est-elle agrégée au bloc macroniste ? 

Dans un premier temps, Macron a plutôt incarné la frange la plus dynamique de la bourgeoisie liée au capitalisme mondialisé. Pour reprendre la classification de David Goodhart, le candidat Macron de 2017 s’adressait davantage aux anywhere qu’aux somewhere par son éloge constant de la mobilité, de l’adaptation et du changement. Les parties conservatrices de la bourgeoisie provinciale se retrouvaient plutôt dans le vote Fillon. Puis, voyant se faire des réformes et du fait de la peur suscitée par le mouvement des gilets jaunes, cette bourgeoisie patrimoniale a migré vers le vote LREMaux européennes. Le macronisme aura donc accompli une triple réunification : politique, sociologique et idéologique. Politique en réunissant la gauche et la droite libérales. Idéologique, en assumant la convergence du libéralisme culturel et du libéralisme économique, comme l’analyse Jean-Claude Michéa.  Sociologique, car Macron a réuni une bourgeoisie jusqu’alors divisée en des forces politiques concurrentes. C’est un phénomène lourd de conséquences sur le climat social et le débat public.

Pourquoi ?

L’autocontrôle des classes dominantes a énormément diminué. Autrefois, les instances de direction et de contrôle de la société – Conseil constitutionnel, Conseil d’État, CSA, instances économiques, judiciaires… – comptaient en leur sein une équipe de gauche et une équipe de droite. Certes tous issus de la France d’en haut, ses membres se surveillaient et maintenaient un certain pluralisme car lorsqu’une des deux équipes en concurrence étaient au pouvoir, l’autre campait dans l’opposition et se préparait à l’alternance. Maintenant que ces élites sont réunifiées, leur pouvoir s’est débridé.

Mais le président Macron semble avoir infléchi sa politique. Plus ferme sur l’immigration, critique du dogme bruxellois des 3% de déficit, Macron amorce-t-il un virage populiste à rebours de son tropisme libéral-libertaire ?

Je ne crois pas. Ce sont plutôt des tentatives de triangulation : Macron va chercher les thèmes de ses concurrents politiques directs. Il a tendance à monopoliser le débat politique pour une raison précise : le macronisme reste structurellement minoritaire. L’attachement profond au modèle social et le caractère minoritaire de la volonté de réforme dans le pays font courir un danger terrible d’isolement au bloc élitaire. Rien d’étonnant à ce que Macron essaie de sortir de l’enclavement de ce bloc dont l’influence oscille entre le quart et le tiers du corps électoral.

Entre les attentes de sa base électorale et les aspirations de la majorité des Français, le président peut-il ménager la chèvre et le chou ?

Non. La parole politique ne peut se détacher des contraintes de son terreau électoral. Avant toute chose, il faut coller aux aspirations, aux intérêts et aux valeurs de ses partisans. Le macronisme est cohérent, stratégiquement très intelligent pour donner le maximum de forces propulsives à la transformation du modèle social français tel qu’il est exigé par la construction européenne, par la mondialisation et, pour certains, par la raison. Mais à force de trianguler, il encourt le danger de populariser les thèmes de ses adversaires.

La frontière entre partisans et adversaires du pouvoir macroniste n’est pas toujours très nette. Penchons-nous sur le cas des retraités. Ils représentent 17 millions de citoyens, soit le tiers du corps électoral et gagnent en moyenne 1400 euros de pension mensuelle. Ont-ils hésité entre les gilets jaunes et le vote LREM ?

Un ensemble social aussi vaste que les retraités ne peut être homogène. Cependant le sur-vote pour Macron parmi les retraités m’a frappé dès la présidentielle. Malgré la concurrence très vive de Fillon, Macron a rassemblé 26% de leurs suffrages. En 2017, contrairement à l’image dynamique donnée par le président, plus on était âgé et plus on votait Macron. Même si de nombreux retraités, pas les mêmes, ont soutenu les gilets jaunes sur les ronds-points durant les premiers mois du mouvement. Mais, de manière générale, les retraités forment une élite par procuration. Quelle que soit leur condition sociale, ils délèguent la protection de leurs intérêts à l’élite et se défient des forces anti-système car elles leur paraissent menacer une stabilité économique dont ils dépendent pour leurs revenus.

Vous comparez les retraités  à ceux que Marx appelait les « paysans parcellaires » de 1848. En quoi ces petits propriétaires agricoles sont-ils comparables aux retraités d’aujourd’hui?

Je m’inspire des réflexions de Karl Marx dans Le 18 Brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte. Marx constate que ces paysans parcellaires, de loin les plus nombreux, pas forcément les plus prospères, se solidarisent avec le pouvoir exécutif. Ils ne parlent pas en leur nom mais délèguent le pouvoir à des forces sociales dominantes. Pourquoi ? Dans la France de 1848, ces agriculteurs qui ont acquis ou consolidé leur droit de propriété sur le sol lors de la Révolution vivent très difficilement. Enfermé dans le périmètre de leur petite parcelle, chacun d’entre eux est suspendu à la garantie de sa propriété par l’État et le pouvoir en place. Face à la contestation sociale, ce donc les principaux garants du système, comme le sont aujourd’hui les retraités.

En 2005, ces derniers ont voté très largement pour le Oui à l’Europe puis ont massivement boudé Mélenchon et Le Pen en 2017 car ils s’inquiètent beaucoup des menaces pesant sur l’euro. Si les retraités approuvent les réformes libérales, c’est parce que leur revenu mensuel dépend du travail des actifs. Or ils représentent près d’un électeur inscrit sur trois.

Cela ne plaide pas pour Mélenchon ! Traditionnellement républicain, le chef de la France insoumise multiplie les signes d’adhésion au multiculturalisme, comme l’illustre sa participation à la manifestation anti-islamophobie du 10 novembre. Comment expliquer ce virage ?

J’ai du mal à expliquer comment on peut se tromper et piétiner à ce point-là ses propres intérêts. En 2017, le bloc populaire se partageait entre Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon. Or, par exemple, la moitié des électeurs insoumis était hostile à l’accueil de l’Aquarius. Alors qu’une part de son électorat du 23 avril exprime une demande forte de rigueur républicaine, de contrôle des flux migratoires et de laïcité, Mélenchon accentue depuis deux ans son parti pris pro-migrants.  Localement, cela peut parfois s’expliquer par des raisons électoralistes. Mais, plus globalement, la culture politique des militants insoumis joue beaucoup. Venant essentiellement de la gauche, ils en partagent les codes dont le refus de critiquer l’immigration hérité de SOS Racisme et d’une certaine culture chrétienne de gauche. A gauche, de Hamon à Mélenchon, tant de monde se raconte les mêmes histoires sur l’immigration !

Sur le plan stratégique, la France insoumise a commis une erreur majeure en croyant que l’affaiblissement du clivage gauche-droite n’était qu’une parenthèse et qu’on y reviendrait vite. Mélenchon avait intelligemment mis sous le boisseau la notion de gauche durant la campagne présidentielle, mais il a ensuite repris tous les codes de la gauche en espérant la réunifier autour de lui. Cela a amené à l’effondrement de La France insoumise (6% aux européennes) et rend impossible l’unification d’un bloc populaire autour de Mélenchon.

Puisque la France insoumise est dans l’impasse, le RN a-t-il une chance de conquérir le pouvoir malgré la déconvenue de Marine Le Pen en 2017 ?

Oui. Autant il était évident qu’en 2017, Le Pen était la principale chance de Macron, qui n’avait qu’à accéder au second tour pour prendre le pouvoir ; autant en 2022, ce raisonnement peut s’inverser. La radicalité du projet macroniste et la force des oppositions qu’il suscite, ainsi que le phénomène classique d’usure du pouvoir, peuvent provoquer sa défaite. Cela donne une chance sérieuse au candidat qui représentera les intérêts des catégories populaires et des classes moyennes inférieures. De fait, le RN est arrivé en tête aux européennes malgré un corps électoral très défavorable, les catégories populaires s’y mobilisant fort peu.

Le RN n’est-il pas prisonnier d’une sociologie trop étroitement populaire qui l’exclut du pouvoir ?

Marine Le Pen est évidemment très clivante et peut-être trop identifiée aux classes populaires. Il y a un effet de miroir assez fascinant entre Macron et Le Pen car ils sont tous deux prisonniers des milieux sociaux qui votent pour eux. Or, le bloc élitaire et le bloc populaire polarisent la vie sociale et politique mais ne l’épuisent pas. Tout se jouera au niveau des classes moyennes qui, divisées, cherchent encore des options alternatives, telles le vote écologiste aux européennes. Comme le montrent les sondages, un second tour Macron-Le Pen se jouerait actuellement à 55% contre 45%. Malgré l’avantage actuel pour le probable candidat sortant, 2022 s’annonce donc comme une élection à l’issue incertaine.

Certains estiment que le poids démographique de l’immigration musulmane influera sur le vote. Est-ce un fantasme ?

Largement. Autant la question de l’immigration constitue un facteur de vote très important, autant c’est une réalité électorale très surestimée. Il y a sans doute 8 millions de musulmans en France, la plupart issus de l’immigration récente, dont 2 millions sont d’ailleurs étrangers. Une partie d’entre eux n’étant ni majeurs ni inscrits sur les listes électorales, et beaucoup des inscrits s’abstenant, cela n’est pas considérable dans un scrutin national.

Et de la même manière que les chrétiens ou les juifs, les musulmans ne votent pas tant comme musulmans qu’en fonction de leurs intérêts pratiques. Issus de l’immigration récente, ils commencent un parcours plutôt en bas de l’échelle. De ce fait, ils sont souvent bénéficiaires de l’État social. C’est l’une des raisons du sur-vote Hollande contre Sarkozy en 2012.

Les facteurs cuturels ou religieux n’influent donc jamais sur le vote ?

Parmi les électeurs musulmans, cela peut contrarier le vote pour certains candidats identifiés à tort ou à raison comme hostiles à l’islam, notamment Marine Le Pen. De la même manière, par le passé, en certaines régions le catholicisme du milieu ouvrier local pouvait les empêchait de voter communiste. Si les musulmans de condition modeste rechigneront à choisir le candidat de l’élite, ils auront beaucoup de mal à se rallier à celui du RN. Cela devrait les inciter encore davantage à l’abstention. Les facteurs identitaires ou culturels sont importants dans le vote, évidemment, mais selon mon analyse ils forment un élément second par rapport à la problématique sociale.

« Le macronisme est un projet révolutionnaire par le haut et pour le haut »

Interview dans LA Vie, propos recueillis par Henrik Lindell


Dans votre livre Bloc contre bloc, vous affirmez que la France se fragmente moins qu’elle se polarise autour de deux blocs. Ce phénomène serait renforcé par la politique d’Emmanuel Macron. Qu’est-ce qui vous fait dire cela ?

D’abord un constat. Depuis que je suis sondeur, j’ai toujours entendu que nous sommes une société plus fragmentée et émiettée qu’autrefois. On disait aussi, et on continue de dire, que la vie politique était mieux organisée et plus simple autrefois. Il est vrai que le clivage gauche-droite était d’une lecture facile, même après l’émergence du Front national. A l’inverse, cela fait longtemps que l’on constate la volatilité électorale et une moindre adhésion des citoyens à l’offre politique. Désormais les choses se simplifient. .

Car qu’avons-nous sous les yeux aujourd’hui ? Surtout un clivage social extraordinairement puissant, qui s’est accéléré depuis le début du quinquennat d’Emmanuel Macron. Certes, les critères de choix déterminants en matière électorale sont toujours d’une grande diversité, car ils peuvent être culturels, liés à des situations personnelles ou même religieux. Mais, depuis 2017, ils ont tendance à s’organiser autour de la dimension matérielle, c’est-à-dire les conditions sociales d’existence des individus. Et ces critères de choix s’entrecroisent moins qu’ils se superposent et s’accumulent.

Vous évoquez un vote de classe, qui se renforcerait. Nombre d’observateurs affirment pourtant que les choses sont plus compliquées que cela.

La cohérence entre le vote aux élections et la condition sociale des électeurs aura rarement été aussi évidente qu’aujourd’hui. Le vote Macron au premier tour de la présidentielle en 2017 et aux européennes cette année était directement corrélé au patrimoine matériel, au revenu et à la richesse sociale en général, en y incluant le niveau de diplôme. Inversement, moins vous avez d’argent et moins vous avez de diplômes, plus vous votez pour le Rassemblement national. Selon un sondage IFOP de novembre, 52 % des employés et des ouvriers voteraient Marine Le Pen dès le premier tour. Je ne suis pas sûr que même le Parti communiste n’ait atteint un tel score dans les catégories populaires.

Ces tendances ne cessent de se renforcer dans tous les sondages, au point de constituer deux pôles structurants, ce que j’appelle le bloc élitaire et le bloc populaire. Cela paraît presque trop simple, même si je précise aussitôt qu’il reste du monde entre ces blocs, environ la moitié de la population, particulièrement ceux qui appartiennent aux classes moyennes et qui, plus souvent que les autres, se rattachent encore aux notions de gauche ou de droite.

Pour faire cette analyse-là, il n’y a rien de compliqué. D’où vient donc le déni de cette réalité ? Je crois d’abord que cette simplicité fait peur à beaucoup d’universitaires et de journalistes, car elle ne les fait pas passer pour des observateurs intelligents. Mais il n’est pas normal pour un observateur de la vie politique, comme moi, de vouloir nier les clivages que je constate.

Enfin, je crois que le fait de raisonner en termes de classes sociales évoque le marxisme. Or, nous sommes toujours traumatisés en France par l’importance qu’a eu le Parti communiste et le marxisme politisé qui a régné pendant plusieurs décennies sur l’université. Et ceci malgré tout un travail de refoulement du marxisme dans la sphère intellectuelle et politique française depuis la fin des années 1970. A l’inverse, dans les pays qui ont connu une faible empreinte du marxisme politique, comme le Royaume-Uni ou les Etats-Unis, la méthode marxiste est beaucoup plus présente aujourd’hui dans le monde universitaire.

Vous utilisez franchement un vocabulaire marxiste : bourgeoisie, parti du capital, classes sociales… La France est-elle une société de classes pour vous ?

Bien sûr ! On ne se résume pas soi-même à sa famille ni à sa catégorie socioprofessionnelle de l’Insee, mais on appartient à un ensemble plus vaste, une classe, dont on a une conscience plus ou moins précise. Par contre, je suis moins affirmatif quant à la lutte des classes et surtout à l’idée marxiste selon laquelle cette lutte est moteur de l’histoire. Mon marxisme est méthodologique et analytique, certainement pas politique. D’ailleurs, le marxisme dès le départ était moins un programme politique qu’une philosophie avec des concepts visant à analyser le réel.

Tout au long du livre, en vous référant à Karl Marx, vous dressez un parallèle entre la France sous Macron et la période 1848-51. D’où vient cette idée ?

Ce parallèle tient d’abord au livre Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte de Marx. En l’écrivant, presque comme un journaliste, il confronte ses concepts déjà élaborés, notamment la notion de classe sociale, à la réalité. Il décrit la brèche historique que fut la révolution de février 1848, qui institua la Seconde République, jusqu’au coup d’Etat en 1851. Surgirent alors des forces sociales que les nouvelles institutions n’arrivaient pas à réguler. Ce qui conduisit à un choc de classes et aux terribles événements du juin 1848, faisant environ 5000 morts dans l’Est parisien. Ces événements avaient un caractère tragique sans commune mesure avec notre actualité.  Si je les évoque à propos de l’élection d’Emmanuel Macron, dumouvement des gilets jaunes, du vote des retraités, c’est avant tout pour essayer de comprendre les logiques d’opinion à l’œuvre, elles-mêmes dépendantes du jeu des forces sociales, et là on peut faire des comparaisons intéressantes.

En France aujourd’hui, l’élite créerait donc un conflit de classes ?

La conscience de classe est surtout forte au sommet de la société. Au fil des années, elle s’était affaiblie à sa base, notamment parce que l’encadrement des partis et des syndicats avait beaucoup baissé et que les rapports s’étaient individualisés. Il me semble que l’élection d’Emmanuel Macron, par le caractère de sa base sociale, par radicalité de son projet et ensuite par la cohérence de son action, a réveillé un imaginaire de classes.

Pour vous, le macronisme forme un « bloc élitaire ». Qu’est-ce que c’est ?

Ce n’est pas une simple formule. Il s’agit de l’élite, bien sûr, mais aussi de tous ceux qui circulent autour et qui s’y rattachent par leur revenu ou par leur statut. Le terme bloc renvoie à la notion de bloc historique du théoricien italien Antonio Gramsci. Je lui donne un sens particulier : c’est un rassemblement de classes sociales unifiées par une idéologie et porteur d’un projet politique prétendant à l’intérêt général et à la direction de la société. Emmanuel Macron a réussi à constituer un tel bloc, c’est-à-dire une vraie unité sociologique, politique et philosophique pour son projet.

Mais c’est qui, le bloc élitaire ?

D’abord l’élite réelle, les 1 % les plus riches. Le symbole absolu en est Emmanuel Macron lui-même, qui incarne la haute finance et la haute administration, c’est-à-dire la direction du capitalisme et la direction de l’État. On ne saurait faire plus clair.

Dans ce bloc, on trouve ensuite l’élite aspirationnelle, qui correspond à ceux qui travaillent dans l’univers managérial : les cadres du privé et en grande partie ceux du public. Ils ont souvent une bonne formation supérieure et ils en tirent un prestige, une estime de soi et la reconnaissance du droit de diriger les autres. Ils aimeraient ressembler à l’élite réelle et ils sont à son service. Ils sont porteurs d’une idéologie au service de l’État et des entreprises. En tant que sondeur, je connais bien cette catégorie. Ils sont pro-européens et se méfient des partis extrêmes. Avant, ils étaient divisés entre la droite et la gauche, mais maintenant, ils sont unifiés dans le macronisme. Ils exercent aussi le rôle d’intellectuels organiques pour le gouvernement et le président.

Troisième composant, plus inattendu : l’élite par procuration. Il s’agit surtout des retraités. Leur statut est particulier. Ils vivent essentiellement des pensions de retraite, donc du travail actuel d’autrui, un droit qu’ils ont contribué à nourrir eux-mêmes. Or, ce droit, qui est fragile, repose sur la garantie de l’État. Les retraités sont donc favorables à la stabilité et à un État fort, et à la pérennité de l’activité économique, sans risquer une aventure monétaire, par exemple.

Comment définir l’idéologie du bloc élitaire ?

Il s’agit d’un libéralisme intégré. Soit la réconciliation entre le libéralisme culturel, défendu surtout par la gauche, et le libéralisme économique, généralement défendu par la droite. Pour cette analyse, je m’appuie sur le philosophe Jean-Claude Michéa et sa généalogie du libéralisme. Selon lui, l’unification des deux libéralismes est théoriquement cohérente. Je pense que cela s’accomplit concrètement dans le macronisme.

Son progressisme appliqué consiste à enlever toutes les contraintes, y compris sociales, à la croissance du capital et à son excédent de rendement. Ainsi, l’idée de limite est totalement extérieure au macronisme. On le voit aussi à travers son désir de transformer notre univers culturel et nos références morales. Il y a une grande cohérence entre la modification du code de travail, le fait de travailler le jour du Seigneur et la libéralisation de la PMA et progressivement de la GPA. Dans tous les cas, il y a une « libération » de l’individu au service de la marchandisation du monde. Le macronisme, qui vise à transformer le modèle social, est donc un projet révolutionnaire par le haut et pour le haut.

Dès qu’Emmanuel Macron a pris ses fonctions, il a pris des mesures en faveur du capital, dites-vous. Lesquelles ?

La plus emblématique est la suppression partielle de l’Impôt de solidarité sur la fortune. En l’occurrence, c’est le capital qui s’investit qui est libéré. Alors que le capital immobilier ne l’est pas. Pour résumer, il s’agit de valoriser le profit au détriment de la rente. On pourrait dire que c’est le projet des orléanistes contre les légitimistes. Le mauvais argent, c’est celui qui est conservé. Le bon argent, c’est celui qui circule, qui travaille, qui crée de la mobilité. C’est l’esprit pur du capitalisme, à savoir non pas l’accumulation de l’argent, ni la richesse, mais le travail de l’argent qui met en mouvement l’ensemble de l’économie.

Le bloc élitaire est minoritaire. Peut-il tenir ?

Actuellement, un tiers des Français soutiennent Emmanuel Macron, ce qui n’est pas si mal. Et lors des européennes, si son parti n’a pas élargi sa base,  il l’a rendue plus cohérente, après le départ d’un certain nombre d’électeurs issu de la gauche. Il a profité d’un afflux de ce qu’il lui manquait : des électeurs qui avaient voté Fillon. Dans certains beaux quartiers, il a frôlé les 50%, ce qui est ahurissant. Les beaux étages de l’immeuble haussmannien votent Macron désormais, alors qu’ils étaient auparavant divisés entre la gauche et la droite.

Face au macronisme, on trouve un bloc populaire, selon vous. Par qui est-il constitué ?

Le bloc populaire est toujours en construction, mais il est en train de trouver sa forme. Il s’agit de personnes qui ont des activités professionnelles mais de bas revenus, donc surtout les employés et les ouvriers. Ils constituent la majorité de la population active.

Ils ont voté à 37% pour Marine Le Pen au premier tour. Mais aujourd’hui, ils voteraient majoritairement pour elle. Par ailleurs, un peu plus de 20% d’entre eux ont voté Jean-Luc Mélenchon il y a deux ans. Si aucune alliance n’est envisageable entre son parti La France insoumise et le RN, l’union semble se faire à la base, ou plutôt une sorte de translation. C’est ainsi que seuls 6% des employés et des ouvriers voteraient pour Mélenchon aujourd’hui, au lieu de 52% pour Le Pen.

Comment expliquer cette marginalisation de La France insoumise ?

Dans les premiers mois du quinquennat, la France insoumise aurait pu devenir le principal porte-parole du bloc populaire. Mais Mélenchon a alors commis une erreur d’analyse. Il ne croyait pas au populisme et pensait qu’on allait revenir au clivage gauche/droite. Il a alors voulu prendre la direction de la gauche, en récupérant tout son vocabulaire et ses valeurs. Le problème est que les catégories populaires s’en moque. Elles sont certes en phase avec le programme social de LFI, mais n’adhèrent pas au gauchisme culturel. Or, LFI a eu des prises de position maximalistes lors du vote de la loi sur l’asile et l’immigration. Cette forme de gauchisme culturel s’est renforcée quand La France insoumise a soutenu la manifestation contre l’islamophobie.

Vous écrivez même que la ligne de LFI est « antipopulaire » sur l’immigration…

Oui, parce que La France insoumise s’oppose non seulement à l’opinion majoritaire des Français mais surtout à ce que veulent les catégories populaires. Environ 70% d’entre elles sont hostiles aux flux migratoires, un point de vue parfois partagé par ceux issus de l’immigration. Ce n’est quasiment jamais la première de leurs préoccupations, elle arrive plutôt en troisième ou quatrième position. Mais c’est un enjeu électoral total : on croit que le politique a une capacité à agir là-dessus, et il y a des positions très différentes entre les partis. Sur d’autres enjeux, le chômage par exemple, ce n’est pas le cas. Mais l’immigration est un vrai critère de choix et c’est conflictuel. Ainsi, en 2017, le vote populaire était seulement deux fois plus important pour Le Pen que pour Mélenchon. Aux européennes, le rapport était de 1 à 4. L’élimination progressive de LFI conduit ainsi à une simplification du jeu et à une expression pratiquement unique des aspirations du bloc populaire par le RN. Ce dernier, pour entretenir son avantage, a d’ailleurs appelé à soutenir le mouvement contre la réforme des retraites.

Dans ce contexte, que dit le sondeur sur les capacités du Rassemblement national de dépasser le plafond de verre ?

Selon moi, il n’y a plus de plafond de verre. Marine Le Pen est donnée à 43% ou 45% au second tour selon les derniers sondages portant sur la présidentielle de 2022. Si elle peine à convaincre sur son projet économique, l’époque est finie où une majorité des Français jugeait le corpus idéologique du RN antihumaniste et incompatible avec les valeurs républicaines. Le risque du basculement existe.

http://www.lavie.fr/actualite/politique/le-macronisme-est-un-projet-revolutionnaire-par-le-haut-et-pour-le-haut-19-12-2019-102759_813.php?fbclid=IwAR0mYtb-s1sNmX-NzF54pevdNs7CoyoRktp7AymxdLGQ5MhUiNrlvsveshE

 

 

Interview dans MARIANNE

Propos recueillis par K. VICTOIRE


1/ Vous évoquez un bloc élitaire, composée des gagnants du système, qui se serait mobilisé derrière Macron. N’est-il pourtant pas composé des classes sociales aux intérêts différents ?

De manière très simple, je suis parti de l’analyse des soutiens avérés à Emmanuel Macron, tels qu’on peut les identifier parmi ses donateurs pour sa campagne présidentielle, ses électeurs du premier tour et ses partisans dans les études d’opinion. Trois milieux se dégagent, qui ne forment pas exactement des classes sociales, surtout pour le dernier d’entre eux.

Tout d’abord il y a l’élite réelle, la classe dirigeante, le 1%, ou ce que ses contempteurs appellent la caste ou l’oligarchie. C’est une réalité bien concrète, dont Emmanuel Macron représente une merveilleuse incarnation, lui dont le parcours s’est effectué dans la haute administration et la haute finance. L’endroit où il commence son ascension politique est connu, il s’agit de la commission Attali, véritable incubateur du nouveau monde.

Un second cercle, électoralement substantiel, est constitué par l’univers des cadres. Ceux du privé, qui partagent la vision managériale et les codes sociaux d’Emmanuel Macron, mais aussi ceux du public, qui se reconnaissent pleinement dans son option européiste. Dans cet univers, on trouve des différences de revenus importantes, mais aussi un statut partagé, celui précisément d’encadrer les différentes activités sociales. Ils se reconnaissent dans l’idéal de réussite individuelle prôné par le candidat d’En Marche, et représentent ce que j’appelle, dans une formule barbare délibérément issue du jargon managérial, l’élite aspirationnelle. Nous sommes là très près de la notion de classe sociale, en soi et pour soi. La conscience qu’a d’elle-même la haute bourgeoisie est très bien documentée par les époux Pinçon-Charlot, et pour les cadres, les sondages montrent qu’il s’agit de la catégorie croyant le plus en l’existence des classes sociales et s’identifiant le mieux dans un tel schéma.

Pour la troisième composante du bloc élitaire, ce que je nomme l’élite par procuration, il en va différemment. En effet, Emmanuel Macron peut s’appuyer sur une partie important de cet immense continent que forment désormais les retraités, lesquels représentent un électeur inscrit sur trois. Comme j’essaie de l’expliquer, ils ne constituent pas une classe « pour soi », mais leur commune dépendance au travail d’autrui, dans le cadre du système par répartition, les placent dans la dépendance du pouvoir politique pour garantir leur existence sociale, et les inclinent favorablement aux réformes libérales.

2/ Ce bloc élitaire ne s’est-il pas divisé en 2017 entre Macron et Fillon ?

De fait, il y a eu une division et même un combat interne assez rude dans les couches dominantes de la société. L’option la plus radicale était naturellement Emmanuel Macron, puisqu’il se proposait d’évacuer les signifiants « gauche » et « droite » et les représentations qui leur étaient communément associées.  Ce n’est d’ailleurs qu’avec lui que l’on peut parler de bloc élitaire, en reprenant la conception élaborée par Antonio Gramsci de « bloc historique ». Il s’agit d’une construction à trois niveaux, mettant en adéquation une base sociologique composite mais compatible, une convergence idéologique et une forme politique. L’élite réelle constitue son noyau dur, mais elle doit prendre en compte les intérêts des forces regroupées autour d’elle.

Si l’on prend le premier tour de l’élection présidentielle, un tiers des cadres vote Macron, un cinquième Fillon, lequel prend l’avantage chez les retraités, avec 36% au lieu de 26%. Mais dès que l’on prend d’autres critères, on s’aperçoit que le vote Macron domine le vote Fillon en termes d’aisance financière et de niveau scolaire, et conséquemment de confiance dans l’avenir. Le problème du candidat de droite, finalement, est d’être resté cela, avec des électeurs âgés et souvent catholiques relativement pratiquants. Il incarne bien davantage une bourgeoisie patrimoniale qu’une bourgeoisie entrepreneuriale. On retrouve ici l’écho de la distinction que faisait Karl Marx parmi les élites monarchistes françaises entre les légitimistes, davantage soutenus par la rente, et donc épris de conservation, et les orléanistes, plus orientés vers le profit, et donc thuriféraires du progrès.

3/ Dès les années 1980, Rosanvallon et la Fondation Saint-Simon parlaient de « République au centre ». Dans les années 1990, Minc a défendu un « Cercle de la raison », des modérés. Pourquoi n’est-ce qu’en 2017 que Macron réalise l’union des bourgeois de gauche et de droite ? L’alternance interdite n’est-elle finalement pas que la conséquence de l’alternance unique ?

Il existe une aspiration constante depuis un demi-siècle à la réunion des modernistes, comme ils aimaient à s’appeler, par-dessus le clivage gauche-droite. Sous des formes inachevées, on peut citer Pierre-Mendès France, Jean Lecanuet, Jacques Chaban-Delmas voire par moment Valéry Giscard d’Estaing. A partir des années 1970, le projet s’affine à partir de la gauche, trahissant l’aspiration de la bourgeoisie qui lui était rattachée pour des raisons historiques et culturelles à dissocier ses intérêts de ceux portés par le mouvement ouvrier, au sens large. L’idéal européen sera un excellent paravent pour cette entreprise. Pour l’évoquer, les noms de Michel Rocard, Dominique Strauss-Kahn et Manuel Valls, ou à un moindre rang politique Christian Blanc ou Jérôme Cahuzac s’imposent. Cependant tous butaient sur une difficulté institutionnelle. Pour l’emporter, la gauche libérale avait besoin des suffrages de celle qui ne l’était guère, ce qui obligeait à un compromis social avec les catégories populaires. Or, comme la bourgeoisie libérale et europhile étant divisée entre la gauche et la droite, elle se trouvait affaiblie dans chaque camp. C’était une première gêne, aggravée par la fixation institutionnelle, notamment lors des élections législatives, du paysage politique en deux camps formellement opposés.

La solution est venue paradoxalement de la montée des anti-libéraux dans le pays, ce que l’on appellera par facilité, et en empruntant le langage de leurs adversaires, les populistes. Cela donne d’abord la tripartition électorale, qui signifie que l’équipe de gauche ou de droite qui accède au pouvoir a contre elle les deux tiers des Français, ce qui entrave sa volonté réformatrice. L’alternance unique, pour reprendre le mot de Jean-Claude Michéa, devient dysfonctionnelle pour les intérêts dominants. Ensuite, à partir de la mi-mandat de François Hollande, au vu des sondages mais surtout des résultats des élections intermédiaires, la présence de Marine Le Pen au second tour de la présidentielle est considérée comme certaine, eq qui structure les choix stratégiques. Il devient alors possible d’envisager une triple réunification : celle des élus réformateurs de gauche et de droite, celle du libéralisme culturel et du libéralisme économique, celle, enfin et surtout, de la bourgeoisie. En 2017, la volonté de « faire barrage » garantissait la victoire d’Emmanuel Macron sur un programment pourtant éloigné du point d’équilibre de l’opinion française. Pour 2022, miser sur la reproduction de ce schéma, ce que j’appelle « l’alternance interdite », constitue un pari de plus en plus risqué.

4/  Il semblerait que ça soit la question des valeurs qui est divisé le bloc populaire, entre Front national et France insoumise. Comment expliquer que cela ne pose pas de problème au sein du macronisme ou peuvent se retrouver des libéraux-conservateurs et des libéraux-progressistes ?

Comme il ne vous aura pas échappé que j’utilise dans ce livre l’analyse élaborée par Karl Marx pour rendre compte des événements politiques, je me pose la question des valeurs de manière seconde. Elles existent fortement pour un individu, cela va sans dire, mais lorsque l’on veut expliquer les comportements collectifs, et donc l’homogénéisation des valeurs au niveau d’un groupe, il faut s’intéresser à la fondation de l’édifice.

Pour dire les choses autrement, les différences entre les « libéraux conservateurs » et les « libéraux progressistes » sur des sujets comme la famille ou l’identité nationale sont surmontables parce que les intérêts concrets de ces deux populations souvent aisées sont convergents. Une démonstration spectaculaire du poids relatif des « valeurs » dans le choix électoral a été faite par les élections européennes, où nombre d’électeurs de François Fillon, effrayés par le phénomène des Gilets jaunes et soucieux d’un retour à l’ordre, ont voté pour la liste Loiseau. A cette occasion, le bloc élitaire s’est consolidé, à la fois par le renfort de pans entiers de la bourgeoisie, et des classes moyennes supérieures, restées jusque-là hors de l’influence du macronisme, et par le départ d’un certain nombre d’anciens électeurs de gauche, souvent issus de la petite-bourgeoisie. Tout cela se lit sans encombre sur la carte du vote à Paris, avec le déplacement vers l’Ouest du vote LREM.

Quant au bloc populaire, il n’existait pas en 2017. On pouvait analyser le vote des catégories populaires, mais il n’y avait pas la construction d’un ensemble cohérent, articulant une sociologie particulière avec une idéologie et une forme politique, sous l’égide d’un groupe social particulier. En miroir du triomphe politique du bloc élitaire, et du fait de l’effondrement de la France insoumise, ce bloc populaire est en train d’advenir. Le phénomène des Gilets jaunes a été une étape importante de sa constitution.

5/ Selon vous l’union de la gauche mènerait à une impasse. Pourtant, la France insoumise s’est réalignée sur les valeurs de la gauche, comme vous le soulignez, la rendant à nouveau compatible avec les autres composantes. Surtout qu’aux européennes, en comptant EELV, les listes atteignent les 30%, ce qui serait suffisant lors d’une présidentielle pour les qualifier au second tour…

La ligne de retour vers la gauche a effectivement été menée avec constance par la France insoumise à partir de la fin 2017, postulant qu’Emmanuel Macron devenait le chef de la droite, dans le cadre d’un clivage reconstitué. A partir d’un postulat aussi faux, les conséquences ne pouvaient qu’être spectaculaires. Comme vous le dites, tout fut fait à LFI, y compris sur la question européenne, pour se rendre acceptable et désirable par l’électorat de gauche. Le choix de Manon Aubry fut en parfaite cohérence avec cette mise en conformité idéologique. Et de manière tout à fait logique, le résultat de cette ligne fut un désastre électoral.

En refusant d’entendre les demandes des composantes populaires de son électorat, notamment sur le sujet décisif dans le vote de l’immigration, Jean-Luc Mélenchon s’est replié sur l’univers traditionnel de la gauche, celui de la fonction publique et du libéralisme culturel. Mais il apparaîtra toujours comme trop populiste pour ceux, de moins en moins nombreux d’ailleurs, qui s’identifient à la gauche, tout en devenant trop à gauche pour les populistes. Quant à l’addition des listes pour arriver à un total de gauche qui tangente les 30%, cela m’apparaît comme un exercice très artificiel, et pas seulement parce que la liste Jadot s’est explicitement placé en dehors de l’ancien clivage. En effet, ces 30% recouvrent des gens dont les options sont parfois radicalement opposées sur des enjeux nodaux, à commencer par l’Europe. Souvenons-nous aussi que près de 40% des sympathisants socialistes ou écologistes exprimaient toujours, en octobre 2019, leur approbation à l’égard de l’action d’Emmanuel Macron. Il me semble donc que cette option d’un « bloc alternatif » de gauche n’a pas de stabilité sociologique ni idéologique, et constitue une chimère au regard des réalités politiques. On peut additionner les sigles et confectionner une alliance de toutes les couleurs, ceci est bien éloigné des demandes politiques des gens ordinaires.

6/ Après son soutien à la marche contre l’islamophobie du 10 novembre, la France insoumise pourra-t-elle encore espérer rassembler les classes populaires ?

Je n’accorde pas une importance très grande à cette affaire, dans la mesure où elle se situe dans la continuité d’une grande faiblesse de la France insoumise à l’égard du gauchisme culturel répandu dans sa mouvance militante, d’une part, et qu’elle intervient alors que le mouvement de Jean-Luc Mélenchon s’est déjà vidé d’une large part de ses forces électorales, d’autre part.

7/ Un bloc populaire est-il possible avec le personnel politique actuel ? Finalement, le problème n’est-il pas qu’il n’y ait pas de Macron populaire, dont le parcours ne se rattacherait ni à la droite, ni à la gauche.

Je ne suis pas sûr de comprendre le sens de votre question, dans la mesure où il existe déjà un bloc populaire en formation. Nul n’ignore que le vote des ouvriers et des employés se porte désormais massivement vers le Rassemblement national, que la liste Bardella a été le principal débouché électoral des soutiens aux Gilets jaunes et que Marine Le Pen reconstruit son image comme étant l’antithèse d’Emmanuel Macron et comme lui ni de gauche ni de droite. Ce sont des réalités sans doute déplaisantes pour beaucoup, mais attestées par les données électorales et les études disponibles. Si j’ai intitulé mon essai « bloc contre bloc », c’est bien parce que face au bloc élitaire un bloc populaire se forme, dont le noyau dur est constitué des travailleurs pauvres du secteur privé, dont le vote lepéniste est l’expression politique, et dont l’idéologie est le souverainisme intégral. C’est d’ailleurs pour cela que la dynamique du macronisme pourrait s’avérer profondément paradoxale. Si vous voulez élaborer un scénario alternatif à une telle perspective, il vaut mieux en considérer, aujourd’hui, la vraisemblance. Après, l’apparition d’une personnalité nouvelle, indépendante du milieu politique, et situant son projet au-delà du clivage gauche-droite, constitue une option aussi séduisante qu’imprécise.  Je me permets simplement d’indiquer, ce qui est presque un truisme, que son succès dépendra moins de son image initiale que de sa capacité à répondre aux demandes sociales et culturelles de la population qui résiste à l’attraction du modèle macronien. La perspective que vous suggérez n’est pas exactement un chemin de roses, vu la présence effective de deux blocs certes chacun minoritaires, mais tous deux puissants et cohérents dans leur conflit.

Interview dans L’OPINION

Propos recueillis par L. VIGOGNE


Jugez-vous possible l’élection de Marine Le Pen lors de la présidentielle de 2022 ? 

J’en constate la possibilité. Aujourd’hui, le rapport de force entre Marine Le Pen et Emmanuel Macron, selon les derniers sondages réalisés sur un possible second tour serait autour de 45% pour elle et de 55% pour lui. C’est le type de résultats que l’on retrouvait à l’époque du clivage droite/gauche. Or, depuis le début du quinquennat, la présidente du Rassemblement national progresse régulièrement dans les intentions de vote par rapport au chef de l’Etat. La logique de polarisation de la vie politique qui existait en 2017 n’a depuis cessé de se renforcer, à son profit, notamment sous le coup de la crise des Gilets jaunes. Dans les sondages qui commencent à paraître sur la présidentielle, près de six électeurs sur dix choisiraient soit Macron soit Le Pen dès le premier tour. Cela n’a pas valeur de pronostic mais signale un état d’esprit actuel.

Est-ce d’abord la fin du clivage droite/gauche qui rend selon vous cette hypothèse aujourd’hui crédible?

La vie politique française sous la Vème République se structure autour du second tour de l’élection présidentielle. Or en 2017, celui-ci a opposé deux personnes qui ne se reconnaissaient pas dans le clivage droite/gauche et c’est le même affrontement qui est anticipé à l’identique en 2022. Si le clivage gauche/droite n’a pas disparu dans la mesure où 40% des Français, notamment parmi les classes moyennes, se reconnaissent encore en lui, une autre polarisation sociologique, culturel, politique s’impose toujours davantage en ce quinquennat. Il y a d’un côté une France d’en haut qui se reconnaît dans Emmanuel Macron, ce que j’appelle le bloc élitaire, et de l’autre côté une France d’en bas qui s’identifie principalement à Marine Le Pen, et qui forme un autre bloc, moins abouti, le bloc populaire. Ce processus se déroule sur fond de radicalisation des relations sociales, ce qui réveille un imaginaire de lutte des classes. C’est un changement décisif car en la matière, le clivage gauche/droite avait une particularité : il brassait à gauche comme à droite des catégories sociales très variées. Bien sûr, c’était un peu plus bourgeois à droite et un peu plus populaire à gauche, mais au fil du temps, les références culturelles, les traditions familiales ou locales, avaient fini par compliquer les facteurs de positionnement politique. Aujourd’hui, c’est beaucoup plus simple : les différences ne se croisent plus, mais se superposent. Je ne nie pas qu’il puisse exister des formes de séparation liées à l’immigration extra-européenne, mais ce phénomène ne pèse guère, pour le moment et au niveau national. Parmi les Français qui votent, j’observe une convergence vers un conflit central, binaire, au contenu essentiellement social.

C’est-à-dire ?

Une fois précisé que demeurent entre les deux blocs des millions de Français qui refusent de se situer dans le cadre du nouveau clivage, j’insiste sur la cohérence de celui-ci. Prenons le rapport à l’exécutif : plus vous êtes aisés financièrement, plus vous habitez dans une ville-centre ou une banlieue prospère, plus vous avez de bons diplômes, et plus vous avez confiance en l’avenir, mais aussi plus vous soutenez le pouvoir actuel. En sens inverse, la sympathie pour le mouvement des gilets jaunes ou le soutien à Marine Le Pen est directement corrélé à la faiblesse des revenus et du patrimoine, à la faiblesse du niveau scolaire ou à l’éloignement du centre-ville. C’est à peu près le même clivage que celui observé dans les votes au référendum de 2005 sur le Traité constitutionnel européen. Une société pyramidale étant plus large à sa base qu’à son sommet, cela peut donc provoquer une surprise : la victoire du populisme sur le progressisme, pour utiliser ces termes galvaudés, et de Marine Le Pen sur Emmanuel Macron. Reste une large partie de la population qui échappe à cette logique, les retraités. Ils forment le principal renfort au bloc élitaire, d’où l’intérêt qu’aurait le pouvoir à les ménager.

Mais le bloc populaire ne manque-t-il pas encore d’homogénéité ?

Le bloc élitaire est facile à décrire et à analyser : ses bases sociales sont limpides, son idéologie explicite, avec un progressisme ouvert à la mondialisation et à l’Europe, et sa forme politique évidente, avec Emmanuel Macron. Regardons de l’autre côté. Marine Le Pen a bénéficié en 2017 du vote des ouvriers et des employés, mais elle y était concurrencée par Jean-Luc Mélenchon. Avec l’effondrement électoral de la France insoumise, elle centralise le vote populaire : dès le premier tour, selon l’IFOP, 52% des employés et ouvriers voteraient pour elles, et, pour ceux qui ne s’abstiendraient pas, 64% au second, au lieu de 18% des cadres ! Son noyau dur est constituée des travailleurs pauvres du privé, notion qui englobe des salariés mais aussi beaucoup d’indépendants en difficulté financière. Son idéologie est le souverainisme intégral, mêlant euroscepticisme et refus de l’immigration. Son expression politique est de plus en plus le Rassemblement national. Avec le renfort de fractions des classes moyennes se constitue sous nos yeux un bloc populaire.

Dans votre ouvrage, Bloc contre bloc, vous notez néanmoins qu’il reste cependant au bloc populaire de « représenter à son tour une formulation crédible de l’intérêt général, dans laquelle des segments substantiels des classes moyennes pourraient se retrouver »…  

Pour accéder au pouvoir, il lui manque des relais dans les hautes sphères de la société, ainsi qu’une crédibilité pour diriger l’Etat. Le problème de Marine Le Pen n’est plus celui des valeurs – le fameux plafond de verre n’existe plus -, mais sa capacité gouvernementale. Même, et peut-être surtout, les gens modestes savent très bien qu’en cas de catastrophe économique, ils pourraient couler. Il ne faut pas sous-estimer le schéma de normalité électorale qui s’est mis en place. En 2017, n’importe qui aurait pu être élu au second tour face à Marine Le Pen. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Elle a bénéficié indéniablement du phénomène des Gilets jaunes. Ce mouvement a été soutenu par les catégories populaires mais aussi par une bonne partie des classes moyennes. L’antagonisme qu’il a illustré face à Emmanuel Macron est un facteur d’unification.

Selon vous, la grande faiblesse d’Emmanuel Macron sera le vote par défaut…

En 2022, par définition, on aura un Président sortant qui aura donc cristallisé tous les mécontentements, qu’ils soient raisonnables ou pas, des Français. Depuis 1981, nous sommes installés dans un schéma d’alternance quasi  systématique, que cela passe par la présidentielle ou les législatives. Cela paraissait inconcevable en 2017, mais la logique sociale, idéologique et même institutionnelle amène à envisager cette perspective pour 2022 comme possible, même si elle n’est pas à ce jour la plus probable.

Interview dans VALEURS ACTUELLES


Dans l’introduction de votre livre, vous rapprochez 2017 de 1848, pourquoi ? 

       La période entre 1848 et 1851 est très intéressante politiquement car on a à la fois une innovation majeure, l’élection du président de la république au suffrage universel masculin, une lutte sociale sous la forme d’une insurrection et de la répression qui l’accompagne, et une vie parlementaire emplie de contradictions et blocages qui va aboutir au coup d’état du 2 décembre 1851. C’est donc une période qui échoue à stabiliser ses institutions républicaines et va, en trois années, de crise en crise. Elle est restée un modèle pour l’analyse socio-politique qui permet de mettre en relief le lien existant entre les positions politiques et situations sociales.

       Sur un mode moins dramatique, l’élection de 2017 a, elle aussi, constitué une rupture car elle marque l’estompement –peut-être provisoire- du clivage gauche-droite. Les deux candidats du second tour à la présidentielle puis les trois premières listes aux européennes ne se reconnaissent pas dans ce clivage. On sort ainsi des réflexes conditionnés de la vie politique française et on se retrouve confronté à des enjeux majeurs sans avoir la facilité de se laisser guider par d’anciens repères. En outre, se vit depuis deux ans une période de transformations majeures des relations sociales et peut-être même de la démocratie, puisqu’un certain nombre de lois semblent évoluer dans un sens autoritaire. Enfin, il s’agit aussi d’une période marquée par une crise sociale très importante, le phénomène des Gilets jaunes, qui sans connaître le bilan effroyable des journées insurrectionnelles de juin 1848 produit tout de même des effets impressionnants sur l’esprit public.

       Au fil de ces deux années, chacun s’est positionné très clairement selon des critères plus culturels que partisans. Ces clivages ont recoupé pour l’essentiel des clivages de classe. Nombre de ceux qui doutaient de la permanence des classes sociales ont pu changer d’avis en considérant la polarisation extraordinaire entre ceux qui soutiennent le pouvoir en place et ceux qui ont soutenu les gilets jaunes.

2017 marque ainsi la fin de l’ancien ordre politique. Comment expliquer sa décomposition?  

       Ce qui a miné le clivage gauche-droite et provoqué l’instauration d’un nouvel ordre démocratique est d’abord la difficulté qu’avait le système politique à répondre aux demandes sociales des Français : sortir du chômage de masse, restaurer une espérance collective dans la croissance et gérer l’immigration. De la même manière que la IVe République a échoué à résoudre la question coloniale et à s’adapter à la modernité économique, le système gauche-droite sous la Vème n’arrive plus à répondre aux problèmes du temps.

       De plus, on constate avant la présidentielle une forte poussée du souverainisme, avec d’abord Marine Le Pen puis Jean-Luc Mélenchon. Face à cela, en 2017, il est devenu possible et peut-être même nécessaire pour les tenants de l’Union européenne de se rassembler. En unifiant au niveau politique une partie de la droite et de la gauche, au niveau idéologique le libéralisme économique et le libéralisme culturel, au niveau sociologique de deux factions différentes de la bourgeoisie, au sens large. Cette réunification historique a pris pour nom Emmanuel Macron, mais cela aurait pu être quelqu’un d’autre. L’ancien clivage était devenu dysfonctionnel, et le combat politique change de nature.

Comment caractériser l’électorat macroniste ?

       Il est très cohérent et constitue ce que j’appelle le « bloc élitaire ». Il est formé par trois composantes essentielles. D’une part l’élite réelle, ce que l’on appelle parfois les « 1% », ceux qui occupent des positions stratégiques de par leur richesse, leur possession d’entreprises importantes ou leur postion aux postes dans la haute administration. Ce berceau originel du macronisme s’illustre à travers la Commission Attali, mais aussi en détaillant les principaux donateurs de sa campagne.

       Mais cela ne suffit pas à constituer un bloc et celui-ci s’enrichit aussi des cadres, ceux qui aspirent, au fond, à appartenir à la véritable élite et en reproduisent les codes. Ils sont dans une démarche de promotion personnelle, soit au sein de la fonction publique soit au sein de l’entreprise privée. Ils ont des réflexes idéologiques qui correspondent très bien au discours managérial, pro-européen et individualiste d’Emmanuel Macron. Cette inclination des cadres n’apparaît d’ailleurs pas menacée par les mesures prises par le gouvernement depuis deux ans pas, qui ne leur sont pourtant pas si favorables. L’identification est telle que les avantages concrets finissent par être secondaires.

       La troisième composante est devenue un champ de bataille essentiel dans l’espace politique français : les retraités. Ils représentent un électeur sur trois. Au sein de cette catégorie se trouvent des gens prospères qui se reconnaissent donc sans difficultés dans le bloc élitaire. Mais on y trouve aussi des gens au niveau de vie modeste qui apportent leurs suffrages à Emmanuel Macron car ils considèrent que pour garantir leurs moyens d’existence sociale il faut que le système fonctionne sous la direction des élites. Ils se défient énormément des populismes et tout particulièrement de l’aventurisme monétaire.

       Ce bloc élitaire a trouvé sa forme électorale en 2017 mais a accentué sa cohérence avec les élections européennes et le départ d’un certain nombre d’électeurs qui avaient choisi Emmanuel Macron largement par crainte ou rejet des autres partis.

Quelle opposition solide envisager face au bloc élitaire d’Emmanuel Macron?

       Aussi sérieux que soit le projet macronien, son défaut originel repose sur son caractère élitaire qui rend très difficile la possibilité de représenter la majorité des Français.  Mais il a jusqu’à présent un atout : les oppositions et forces politiques qui lui font face sont très divisées.

Pourtant il me semble que le macronisme produit au fil des mois sa propre contradiction. La nouvelle polarisation qu’il impose à la société française, y compris en essayant de théoriser une opposition entre progressistes et nationalistes-conservateurs, pourrait lui être fatale. Une logique binaire se met, en effet, en place ce qui, en miroir du macronisme,  favorise le Rassemblement national.

Cette cristallisation sociologique autour d’Emmanuel Macron, ce bloc élitaire, donne sa chance à un bloc populaire encore non abouti, mais centré autour de Marine Le Pen, d’autant que la France insoumise s’est en quelque sorte auto éliminé de la compétition par la pente qu’elle a suivi en termes de gauchisme culturel, notamment au sujet de l’immigration. Jusqu’à présent, Emmanuel Macron avait la chance que les deux forces captant le vote populaire étaient incompatibles entre elles. Or l’une est en train de s’effondrer, ce qui est une très mauvaise nouvelle pour le macronisme car cela concentre le vote des mécontents, et ils sont naturellement nombreux face à tout pouvoir en place, sur une seule option. Ceci dans la mesure où les formations de gauche ou de droite plus classiques, comme le Parti socialiste ou Les Républicains, peinent à s’opposer à une politique gouvernementale qui, par certains côtés, leur convient.

Beaucoup pensent que l’union des droites offrirait une force d’opposition de premier plan au macronisme…

       Le premier argument de l’union des droites repose sur l’impossibilité supposée de Marine Le Pen d’accéder au pouvoir en raison d’un supposé plafond de verre. L’existence de ce dernier me paraît très hypothétuique : alors que Marine Le Pen avait fait 33% au second tour des présidentielles, les différents sondages la créditent désormais de 43% pour 2022, voire de 45%. En deux ans, il y a donc eu une augmentation d’au moins dix points. Donc la notion de « plafond de verre » est purement descriptive d’un niveau électoral à un moment donné, elle n’est pas un concept explicatif. Ce « plafond de verre » existe d’autant moins que les positions marinistes sur l’islam, l’immigration ou la sécurité sont aujourd’hui  très majoritaires. Il reste seulement son problème de crédibilité en matière économique et gouvernementale, chose plus facile à régler qu’un conflit de valeurs. De ce fait, le principal argument de l’union des droites, qui est de trouver un autre candidat que Marine Le Pen, a beaucoup perdu de sa pertinence.

       L’autre difficulté à laquelle serait confrontée une union des droites serait la convergence des positions en matières économique et sociale. Autant le RN et une grande parité de la droite classique convergent sur les sujets régaliens et culturels, autant ils divergent sur ces sujets, sans même parler de l’Europe. Ceci tient à ce qu’ils représentent des milieux sociaux très différents. Il y a des oppositions de fonds sur ces enjeux matériels que l’on ne peut balayer d’un revers de main. Les différences d’intérêt nourrissent des incompatibilités politiques et c’est pour cela que je ne crois pas à cette convergence des votes, du moins au premier tour de la présidentielle.

       L’élection de 2022 est assez ouverte car les choses ne sont pas figées : il y a deux pôles constitués, d’une grande cohérence sociale et culturelle, mais entre les deux les classes moyennes forment un véritable enjeu car elles sont très difficiles à conquérir par Marine Le Pen mais aussi très difficile à conserver par le président sortant.

Vous avez évoqué le mouvement des gilets jaunes. Est-ce un mouvement généré par l’arrivée d’Emmanuel Macron au pouvoir ?  

       Le mouvement des gilets jaunes est à mes yeux le pendant de la victoire du bloc élitaire à l’élection présidentielle. Il y a un effet de symétrie spectaculaire dont rend compte la détestation mutuelle qui a accompagné ce phénomène : une forme de haine dans les milieux soutenant les gilets jaunes à l’égard de l’exécutif et de ses amis, mais aussi réciproquement une haine venue d’en haut, contre la « foule haineuse ». Ce mouvement m’a étonné par le soutien massif et durable qu’il a rencontré au sein de la population, malgré ses violences, ainsi que par ses formes de mobilisation. Il a créé ses propres références et ses propres codes qui diffèrent profondément de ceux des manifestations habituelles, souvent de gauche et encadré par nombre de syndicats. J’y ai vu la prise de conscience par ces gilets jaunes, qui, pour l’essentiel, étaient des actifs du secteur privé de condition modeste, d’une appartenance commune. On a ainsi eu le sentiment d’assister à la construction d’une classe sociale, avec des gens dotés d’une homogénéité objective de condition, s’unifiant comme tels et se munissaient de références propres. Un passage de la classe en soi à la classe pour soi en quelque sorte, pour parler en termes classiques.

« le système politique est désormais régulé non plus par l’alternance unique, mais par l’alternance interdite. » que voulez-vous dire?

       L’alternance unique est une expression de Jean-Claude Michea pour décrire le jeu régulier et presque systématique depuis 1981 du remplacement à la tête de l’Etat de la droite par la gauche, puis l’inverse, avec une convergence des politiques publiques, notamment en raison de l’apport de plus en plus important de l’Union européenne à la législation française. Les réformes libérales, économiques ou culturelles, n’étaient ainsi plus remises en question par le parti arrivant au pouvoir, tant et si bien que les notions de gauche et droite ont perdu beaucoup de leur pertinence aux yeux de nombreux Français. C’était, au fond, un système de régulation de la société française, qui permettait aux intérêts dominants d’être servis avec une sécurité absolue, au prix de menus compromis.

       Mais ce jeu politique qui ressemblait de plus en plus à un simulacre a épuisé ses charmes et les Français s’en sont détournés, comme l’illustre le scrutin de 2017. On est désormais entrés dans un univers également très dysfonctionnel, où le nouveau clivage a ce caractère étouffant et potentiellement violent qui tient à ce qu’il conçoit difficilement que le bloc élitaire au pouvoir puisse être remplacé par un bloc populaire. La dichotomie mise en place par le pouvoir actuel postule l’impossibilité d’un renversement politique. On parlait autrefois d’alternance unique, pour dire que la même politique était continument suivie, mais désormais nous vivons l’âge de l’alternance interdite. Chacun constate que dans bien des discours, la victoire de ce qu’on appellera les populistes serait considérée comme une aberration démocratique. C’est ce qui nourrit ce climat de tension qui marque le quinquennat. Jamais depuis les années 1970, on n’avait connu une telle crainte mutuelle, avec une partie du peuple français qui se méfie de ses élites et une partie de ses élites qui se méfient du peuple.

Interview croisée avec Jérôme Fourquet dans Le Figaro

Propos recueillis pas A. DEVECCHIO – 14/11/19


Dans vos livres respectifs, vous défendez des thèses en apparence opposées. Pour vous, Jérôme Fourquet, nous assistons à l’archipélisation de la société française tandis que vous Jérôme Sainte-Marie, vous insistez davantage sur un phénomène de polarisation. Ces deux thèses sont-elles réconciliables ?  

SAINTE-MARIE : Sans doute, dans la mesure où il existe de manière certaine un risque de séparation d’une partie de la population d’origine immigrée, ce que Jérôme Fourquet développe brillamment dans L’Archipel français. Mais le fait majeur, celui qui structure toujours davantage l’opinion publique et le vote, me semble être leur polarisation sociologique. Cela se passe dans le corps principal de la société française, y compris d’ailleurs avec des gens issus de l’immigration. Que la France soit traversée par des courants culturels et idéologiques multiples j’en conviens, d’autant plus que c’est une constante. Cependant le fait actuel majeur me semble être la simplification des attitudes en fonction d’une variable principale, la condition sociale des individus.

FOURQUET : Quand je définis la société française comme une société archipélisée, je mentionne notamment qu’au plan politique on est face à un nouveau clivage qui a supplanté le clivage gauche/droite et qui devient le clivage dominant. En ceci, je suis  assez proche de la thèse défendue par Jérôme Sainte Marie, à ceci près que l’on peut débattre de la notion de polarisation. A partir de quel moment un clivage dominant devient-il le clivage unique et structurant ? On peut constater aujourd’hui, tant dans les intentions de vote que dans les scrutins, que les deux nouveaux pôles dominants de la vie politique française rassemblent au mieux à peine 50% du corps électoral. Et donc il y a toute une autre partie très importante de la population qui ne se retrouve pas pour l’instant dans cette opposition, pour aller vite, entre macronisme et lepenisme. Ce clivage- là a certes supplanté l’ancien clivage gauche droite, qui n’a pas pour autant disparu. Comme Jérôme Saint-Marie, je pense que cette nouvelle opposition est idéologique mais aussi géographique et sociologique avec en gros une France qui va bien et une France qui est plus en difficultés. Mais cette grille de lecture binaire ne me semble pas suffisante pour rendre compte de l’intégralité de la société française. Il y a beaucoup de gens qui ne se retrouvent pas pour l’instant dans ce clivage-là. C’est pour cela que je préfère le concept d’archipélisation qui montre une fragmentation, même si dans ce chaos on a bien deux blocs qui s’opposent et qui par la force de notre modèle électoral, de notre mode de scrutin, vont être sans doute amenés à être les forces dominantes, sans qu’elles rassemblent pour autant tout le monde dans de vastes coalitions comme la gauche et la droite savaient le faire.

SAINTE-MARIE : Il me semble que le macronisme a sa propre dynamique, qui entraine une polarisation générale. Si je reprends les chiffres de l’IFOP d’intentions de vote pour les élections présidentielles ceux qui choisissent ne serait-ce que Marine le Pen et Emmanuel Macron dès le premier tour représentant pratiquement 60% des intentions de vote exprimées. Par ailleurs, pour parler d’abord du rôle des institutions électorales, ces résultats produisent des effets retours sur l’opinion puisque dans la Vème république, le second tour de la présidentielles structure la vie politique. François Mitterrand l’avait compris dans les années 60 et alors que les forces politiques, notamment au centre, avaient cru pouvoir maintenir les règles du jeu ancien. Peu à peu, c’est à l’époque le clivage gauche/droite le plus rigoureux qui s’est imposé comme structurant, non seulement à l’élection présidentielle mais aussi dans tous les autres votes, et cela pendant des décennies. Le duel de la présidentielle passée et celui qui est anticipé par tous les sondages pour le scrutin prochain me parait de nature à déterminer le comportement des acteurs politiques mais également le comportement des électeurs. Il y a une seconde raison plus profonde à cette dynamique de polarisation nouvelle que j’essaye d’analyser, et qui va bien au-delà de la volonté attribuée parfois à Emanuel Macron. C’est que ce clivage, celui qui se cristallise dans l’affrontement du RN et de LREM, trouve toute sa cohérence au niveau idéologique dans l’opposition entre un souverainisme intégral et un libéralisme intégral. Enfin, ce clivage existe à un troisième niveau, social, qui s’apparente à un clivage de classes. La synthèse de cette triple opposition aboutit à définir un bloc populaire, centré sur les actifs modestes et fragilisés du secteur privé, et un bloc élitaire, regroupant la classe dominante, une bonne partie des cadres supérieures et nombre de retraités qui, même s’ils ne sont pas particulièrement prospères, font confiance à l’élite pour protéger leur situation. Cette fracture est particulièrement évidente à travers tous les sondages, portant sur les événements politiques comme sur les enjeux sociaux. Même si des millions de Français ne s’identifient pas à l’un de ces deux blocs, ils en subissent la force de gravitation, qui affaiblissent les solutions intermédiaires.

Ce phénomène de polarisation est-il spécifiquement français ou bien peut-on l’observer de la même manière dans en Europe et dans les démocraties occidentales en général ?

FOURQUET : On observe la montée en puissance de ce clivage structurel en lieu et place du vieux clivage gauche/droite dans bon nombre de démocraties occidentales. Jérôme Sainte Marie a évoqué l’opposition sociologique qui sous-tend ce nouveau clivage et qui tient en grande partie au positionnement des différents groupes sociaux vis-à-vis de la question de la mondialisation. Est-ce que l’on est du bon ou du mauvais côté de la barrière soit socialement soit territorialement ? Est-ce que l’on habite dans les endroits, où l’on travaille dans des secteurs protégés ou en tirant des bénéfices ? Ou au contraire est-ce que l’on est dans des secteurs géographiques ou sociaux qui sont les plus exposés ? C’est pour ça que les cartes électorales, celle du referendum sur le Brexit, celle de l’élection de Donald Trump aux Etats-Unis ou bien celle de l’élection présidentielle en France ont montré des grandes similitudes. Les grands centres urbains et métropoles versus les territoires périphériques. Les zones touristiques versus les vieux bassins industriels en crise. Partout, on voit monter cette nouvelle ligne d’affrontement, d’opposition. Même si encore une fois, elle n’est pas suffisamment puissante pour reconfigurer l’intégralité du paysage électoral de chacun de ces pays. Cette nouvelle polarisation peut être aidée par des types de scrutin. Le scrutin binaire du Brexit, qui était un référendum est la forme la plus lisible, comme le système américain ou le deuxième tour chez nous. Mais dans d’autres pays, le phénomène n’est pas complétement aussi chimiquement pur et aussi achevé.

Autre point, ce que l’on constate un peu partout, c’est qu’à coté de cette polarisation, il existe aussi un processus de fragmentation avec l’émergence rapide de nouvelles formations électorales qui étaient jusque-là inconnues. Le scrutin espagnol récent vient de nous montrer que le vieux duopole entre le Parti Populaire et le PSOE était moins dominant que par le passé. Il y a un mouvement d’extrême droite, Vox, qui s’installe à un haut niveau. On a vu en Allemagne lors des dernières élections européennes, l’AfD d’un côté et les Grünen de l’autre faisaient chez les moins de 35 ans plus de voix que respectivement le SPD et la CDU. Pour essayer de faire converger nos points de vue, on peut dire que l’on est à un moment de basculement. Il y a un nouveau duopole qui est en train de se mettre en place avec des forces plus anciennes qui font de la résistance. Pour compléter le paysage et le modèle balkanisé, on doit également s’interroger sur la traduction électorale de la prise de conscience écologique et sur les scores de cette force aux européennes en France mais aussi dans d’autres pays, notamment l’Allemagne. Les écologistes sont aujourd’hui une force montante, inscrite en quelque sorte dans un ailleurs par rapport à la confrontation que l’on a décrite précédemment, sauf à penser que le bloc élitaire, dans sa grande plasticité, serait capable de récupérer ce courant-là ce qui n’est pas forcément évident.

SAINTE-MARIE : Comme le dit Jérôme Fourquet, on ne peut assimiler le vote écologiste à l’expression politique de l’un des deux blocs que j’évoque. Il ne se situe pas clairement, cependant, dans l’ancien clivage, puisqu’aux élections européennes, si la liste écologiste est parfois classée à gauche par les commentateurs et par les citoyens, Yannick Jadot ne s’est pas réclamée de la gauche pendant sa campagne. Ce double refus de se classer correspond en grande partie selon moi à l’identité sociale composite ou disons intermédiaire de ses électeurs, notamment parmi les jeunes. Pour la prochaine élection présidentielle les sondages n’indiquent pas pour le moment que les écologistes y feraient un grand score. Revenons sur l’existence de forces affaiblies se réclamant toujours de la gauche ou de la droite, et qui complexifient en apparence le paysage politique. Je crois précisément que cette impression de fragmentation tient à la poussée de ces forces telluriques, de ces deux blocs en extension, qui disloquent l’ancien jeu politique. Leur force tient à ce que chacun exprime une relation simple à la mondialisation, dans une situation antagoniste qui les renforce tous deux. Le souverainisme intégral d’un côté, le libéralisme intégral de l’autre. D’autres formules, nouvelles et intéressantes, qui seraient le populisme de gauche d’un côté et l’union des droites de l’autre, c’est-à-dire une sorte de populisme de droite, n’ont pas autant de cohérence idéologique et ne disposent pas d’une base sociologique aussi cohérente. Entre les deux pôles qu’y-t-il, au fond ?  Les classes moyennes. C’est le champ de la bataille politique.

 

Un an jour pour jour après le mouvement des gilets jaunes, ce mouvement a-t-il participé de la fragmentation, ou de la polarisation de la France ?

FOURQUET : Il y a effectivement eu dans cette crise une traduction dans la rue de cet affrontement de classe qui a bien été décrit par Jérôme Sainte Maire. Cela s’est manifesté physiquement et pas uniquement dans les lignes de ventilation des sondages. On a bien vu qu’il y avait deux France qui se faisaient face de manière très symbolique avec des soutiens des gilets jaunes émanant du bas des classes moyennes qui défilaient samedi après samedi dans les beaux quartiers des grandes villes sous les fenêtres de la France qui va bien, qui regardait de manière circonspecte puis très inquiète ces défilés. Et le recours parfois fréquent à une certaine forme de violence. On a eu un précipité de cette opposition. Mais « en même temps », pour reprendre la formule consacrée, toute la France ne s’est pas polarisée autour de cet affrontement et pas mal de catégories de la population sont restées spectateurs. Je pense notamment à une partie de la droite, qui au début a soutenu les gilets jaunes avant de se ranger derrière Emmanuel Macron et ne savait en fait plus vraiment où elle habitait. On peut aussi mentionner l’électorat des banlieues, qui en dépit des efforts de l’extrême gauche à faire converger les luttes ne s’est pas retrouvé dans ce mouvement. Et puisque l’on parle de la gauche de la gauche, ce qui reste des forces syndicales organisées, a bien essayé de faire sa jonction avec le mouvement des gilets jaunes, mais cela n’a pas été très concluant. Chacun est resté sur son Aventin.

Electoralement, cette crise a permis de franchir une étape supplémentaire dans la confrontation de ces deux blocs, avec Marine le Pen qui a accompagné ce mouvement des gilets jaunes et Emmanuel Macron, qui a poursuivi son OPA sur toute une partie de la droite modérée. On peut y voir la consolidation du bloc élitaire dans un réflexe de « parti de l’ordre » (expression née au XIXème siècle, période que Jérôme Saint-Marie utilise d’ailleurs comme point de comparaison). Mais on peut aussi observer que toute une partie de la population n’a pas pris part à cet affrontement majeur et est resté sur le bord de la route en spectateur, plus ou moins inquiet et plus ou moins compréhensif.

SAINTE-MARIE : C’est tout à fait exact, mais j’ai été également frappé par le très grand contraste, dans le traitement politique du conflit, entre l’aisance des deux nouvelles forces et l’embarras des forces plus classiques, de gauche ou de droit, et ceci non seulement au niveau de leur appareil mais aussi dans leur électorat. Cet évènement a également percuté l’entreprise de jean-Luc Mélenchon qui était de reconstituer la gauche autour de lui. Il a été pris à contrepied dans sa stratégie politique. Le caractère hétérogène, hétéroclite des électorats traditionnels de la gauche et de la droite, qui a longtemps été leur force, devient une faiblesse face à un conflit social aussi intense. Car ce phénomène des Gilets jaunes est allé bien au-delà des mécontentements qui l’ont fait naître, il a développé un véritable instinct de classe, aussi bien chez ses partisans que parmi ses détracteurs. A cette occasion, et c’est une conséquence fondamentale pour l’avenir politique du pays, s’est accéléré la construction des deux blocs. Je m’explique : il y avait déjà un bloc élitaire, surtout stabilisé autour d’Emmanuel Macron : les cadres supérieurs, une partie des retraités … Donc la France d’en haut ou celle qui veut s’y reconnaitre ou lui déléguer ses intérêts et sa représentation politique, soit à peu près un français sur quatre. Il lui manquait nombre d’électeurs qui avaient choisi François Fillon, mais aux européennes, sous le choc de l’affrontement social en cours, une partie a rallié le vote LREM.  En face, le bloc populaire demeurait virtuel, dans la mesure où son expression politique était presque également divisée entre le vote Mélenchon et Le Pen. Et que par ailleurs, d’un point de vue sociologique, il n’avait pas vraiment de noyau dur. Mais en novembre et décembre 2018, nous avons assisté à la mobilisation d’un groupe social bien particulier. Non pas les classes populaires en général, mais bien les actifs du privé, salarié d’exécution, petits commerçants, petits artisans c’est à dire ceux qui vivent difficilement de leur travail quand ils ne sont pas au chômage, et se trouvent dans des positions sociales subalternes. Cela fait du monde, et même un monde qui ne se mobilisait plus, qui n’est pas syndiqué et qui est mal encadré politiquement, donc naturellement émietté. Or la forme de ce mouvement, à travers toute la France, à travers les ronds-points, est en adéquation avec la dispersion de ce milieu, pourtant assez homogène dans son niveau de diplôme et de revenus, ainsi que dans la précarité de sa condition. Donc, il y a désormais un noyau sociologique à ce bloc populaire, autour duquel s’agrègent des individus d’autres milieux, dans la rue comme dans le vote. Aux européennes, il est apparu que le principal débouché politique de ce bloc, outre l’abstention et le vote blanc, a été de déposer un bulletin pour la liste Bardella. Et inversement, la liste Manon Aubry, qui assumait une identité de gauche, en a très peu profité. On sait que la gauche prospère dans la fonction publique, ou plus généralement parmi ceux qui prônent et bénéficient de la dépense publique. Dès lors, ils ont eu du mal à unir leurs forces avec des gens qui réclamaient moins de taxes. L’idéologie du souverainisme intégral porté par le Rassemblement national l’aide à mieux surmonter ses contradictions et favorise la consolidation d’un bloc populaire dont l’expression politique est, de fait, en voie d’unification.

DEVECCHIO : Ce mouvement a peut-être quand même une ambiguïté. S’agit-il réellement d’un mouvement de classe ou marque-t-il le triomphe de l’individualisme et de la société de consommation ?  

FOURQUET  : Si on reprend un certain nombre de concepts gramsciens, on peut voir dans ce mouvement l’expression d’une mobilisation des classes subalternes. Gramsci utilisait le concept de subalternité pour parler des catégories qui étaient dominées mais qui n’avaient pas forcement accédé à un niveau de structuration idéologique et d’organisation partisane suffisantes pour être considérées comme un acteur politique et historique à part entière. On a beaucoup comparé les gilets jaunes aux jacqueries et Gramsci classait justement les jacqueries dans la catégorie de ces mobilisations de classes subalternes. On est face à des groupes sociaux qui ont certes des expériences communes, mais qui s’expriment de manière extrêmement basiste et spontanéiste. Cela se fait souvent avec force et violence, sans qu’il n’y ait de débouché politique par la suite. Ces groupes sociaux ont du mal à s’agréger et à se structurer. On a bien vu qu’à chaque fois qu’un leader a voulu émerger, on lui a coupé la tête. Pour reprendre la grille de lecture de Gramsci, ces groupes sociaux n’ont pas accédé au stade de la conscience de classe et de l’organisation en tant que classe. En l’état, ils sont voués à des formes d’expression éruptives qui peuvent être très spectaculaire mais qui dans la durée ne donnent rien de solide.

SAINTE-MARIE : Cette question de l’individualisme contemporain peut être prise à deux niveaux.  Est-ce qu’il existe une culture individualiste en progression dans le pays ? Cela parait évident. La représentation qu’ont les individus d’eux-mêmes est de plus en plus individualiste et la volonté de participer à des structures collectives est nettement plus faibles. Je ne parlerais pas ni de l’Eglise catholique ni du Parti communiste car leur capacité d’encadrement s’est affaiblie depuis très longtemps, mais de la progression générale de la subjectivité. Que les Français refusent souvent de considérer la part collective de leur existence, une telle idée s’impose. Mais, deuxième niveau, cela ne signifie pas que dans leur comportement réel, et le plus souvent à leur insu, ils échappent aux déterminations collectives. Je suis même frappé par le caractère de plus en plus prédictif de la condition sociale sur le vote. En effet, il y a quelques années, avec la gauche et la droite on avait affaire à deux massifs anciens, un peu érodés, fruits d’une accumulation de traditions politiques familiales ou locales qui faisaient que l’on pouvait très bien avoir de bons revenus et voter à gauche et être de condition modeste et voter à droite. C’était devenu en grande partie des ensembles culturels. Désormais que l’ancien clivage s’est estompé, le positionnement électoral dans le nouveau monde se fait d’abord en fonction de ses ressources scolaires, patrimoniales, financières, de sa capacité à être à l’aise, ne serait-ce que dans la pratique de l’anglais, dans la mondialisation. En quelque sorte, l’irruption de cette grande entreprise de refonte sociale qu’est le macronisme a eu pour effet de ramener le vote ses fondamentaux matériels. Tant et si bien que l’on arrive à une traduction électorale des clivages sociaux principaux qui est d’une grande clarté, et même sans équivalent dans les votes antérieurs, sinon lors des deux référendums sur l’Union européenne, notamment celui de 2005, qui avait opposé le choix de la France d’en bas à celui de la France d’en haut. C’est pour cela qu’il m’apparaît que si l’individu est de plus en plus individualiste, son vote est aujourd’hui moins individualisé.

Il y aussi probablement un nouveau clivage qui n’existait pas auparavant : le clivage identitaire …

FOURQUET : La transformation de notre société en une société multiculturelle introduit évidement de nouveaux paramètres à l’équation et notamment cette dimension du rapport à l’identité et de son instrumentalisation ou utilisation politique. De cette entrée dans une ère multiculturelle découlent de nombreuses transformations sur le plan du peuplement dans certains quartiers, des conduites individuelles (contournement de carte scolaire …) et sur le plan des comportements électoraux. C’est un sujet qui est majeur. J’y vois aussi un élément qui vient fragmenter le bloc populaire. Cette fameuse France du « Non » (en référence au référendum de 2005), que Marine le Pen a cherché à incarner dans l’entre-deux tours de la présidentielle, et bien elle n’est pas homogène et même antagoniste sur cette question du rapport à l’identité et à l’immigration. On peut avoir des salariés qui ont exactement les mêmes caractéristiques socio-professionnelles, qui donc sur le papier devraient voter de la même manière mais il y a une variable qui introduit un facteur de clivage, ce sont les origines culturelles de ces publics.  Cette ligne fracture fortement le bloc populaire dont parle Jérôme.

SAINTE-MARIE : De fait, comme il est classique à travers le temps, le phénomène migratoire a plutôt tendance à favoriser les catégories dirigeantes de la société. Les immigrés arrivant plutôt au bas de l’échelle sociale, ils ont tendance à diviser les catégories populaires et à y créer une concurrence dans l’accès aux biens collectifs, dont l’école. Comme l’évoque Jérôme Fourquet, le fait d’être originaire de l’immigration extra-européenne peut amener à des comportements électoraux différents, ce qui pour l’essentiel divise le vote populaire. Par exemple, le fait d’être musulman pourra empêcher de choisir un candidat issu du Rassemblement national même si l’on est séduit par son programme social et sécuritaire. En tendance cette question identitaire va se présenter de plus en plus. Mais si je résonne plus modestement, à l’horizon de 2022, pour la prochaine présidentielle, il me semble que c’est encore un peu tôt. On surestime beaucoup la proportion d’électeurs musulmans parmi les votants, qui est plus proche de 5% que de 10%, du fait d’une moindre participation. Pour l’instant il me semble que l’immigration joue beaucoup plus dans les réalités politiques et électorales comme représentation que comme réalité électorale. Comme représentation, cela a tendance à fragmenter davantage encore la gauche et cela joue un rôle central dans l’effondrement dans les urnes de la France Insoumise, elle qui refuse d’endosser les positons d’une bonne partie de ses électeurs, notamment d’origine populaire, sur le contrôle et la réduction des flux migratoires. A court terme, cela favorise puissamment Marine Le Pen, privée d’un concurrent sérieux dans le vote populaire. Dernier point, la plupart des électeurs musulmans votent comme tous autres en fonction d’aspirations diverses et notamment je pense à une étude IFOP pour Le Pèlerin qui montre qu’ils expriment beaucoup de demandes sociales. Tout simplement parce qu’issus de l’immigration plus récente, ils sont très souvent dans des fonctions subalternes et bénéficient de l’Etat social. Cela ne les incite pas, dans leur masse, à choisir Emmanuel Macron, et s’il existe toute une frange, notamment chez les jeunes, qui adhère au libéralisme entrepreneurial, cela demeure une minorité. Ainsi, dans le cadre du nouveau clivage, une double contrainte pèse sur le vote des gens issus de l’immigration, et plus particulièrement de ceux d’entre eux de confession musulmane. Il me semble que cela favorisera surtout l’abstention lors du second tour de la prochaine présidentielle.

Est-ce que cet affrontement-là, Macron-Le Pen, que tout le monde nous prédit, est irrémédiablement figé ?

FOURQUET : En tant que sondeur, l’histoire, encore récente, nous a appris à la plus grande prudence. La vitesse avec laquelle les évolutions sont intervenues depuis 2017, Mélenchon passant de 20 à 6, la droite de 20 à 8 montre que la situation politique est très instable. Si aujourd’hui en terme de polarisation ce sont bien ces deux forces qui dominent, et l’élection européenne a de nouveau mis ces deux forces en pole position, il n’en demeure pas moins que cela serait un peu présomptueux que de s’aventurer sur ce pronostic.

SAINTE-MARIE : On se souvient qu’en septembre 2016, la perspective hautement vraisemblable était qu’Alain Juppé deviennent président de la république. En décembre 2016, la vraisemblance de l’élection de François Fillon semblait aussi très forte. Il n’en n’a pas été ainsi. Est-ce que le second tour verra s’affronter Emmanuel Macron et Marine Le Pen ? Ce n’est pas sûr, mais il est très probable que ce sera bien l’expression politique du bloc élitaire et celle du bloc populaire qui s’affronteront. Donc que le nouveau clivage politique s’installe encore davantage, au détriment de l’ancien. La configuration me parait à peu près certaine, même si le nom des candidats ne l’est pas, et si, contrairement à 2017, l’issue de cet affrontement est aujourd’hui ouverte.

https://www.lefigaro.fr/vox/societe/un-an-apres-le-debut-des-gilets-jaunes-france-ou-en-sont-tes-divisions-20191114

Interview dans ELEMENTS

Propos recueillis par François BOUSQUET – – novembre 2019


ÉLÉMENTS : Dans votre livre, vous systématisez la grille de lecture que vous développez depuis 2017, celle d’un affrontement entre deux blocs, populaire et élitaire, qui tend à frapper de péremption le vieux clivage droite-gauche. Est-ce pour vous un clivage définitivement moribond ? Vous a-t-il jamais satisfait ? Les travaux d’Alain de Benoist ont-ils nourri votre réflexion ?

JÉRÔME SAINTE-MARIE. Ces signifiants fétichisés, la droite et la gauche, subissent un brutal reflux. Pour rappel, les deux candidats de second tour de la dernière présidentielle ne se retrouvaient pas dans ce clivage. Mieux encore : les trois listes arrivées en tête aux européennes, dont la liste écologiste de Yannick Jadot, ne s’y reconnaissaient pas plus. Nul doute qu’il y aura toujours des gens qui se considéreront comme de droite ou de gauche, mais leur espace électoral ne s’en est pas moins considérablement rétracté. Le nouveau clivage est perpendiculaire à l’ancien, il oppose, pour reprendre les termes d’Emmanuel Macron a évoqué, les progressistes aux populistes. Surtout, il est la traduction idéologique d’un affrontement social majeur, sur fond de mondialisation. À cet égard, je me reconnaît souvent dans les analyses qu’Alain de Benoist a développées dans Le moment populiste. On assiste donc à un désalignement électoral qui conduit les électeurs à ne plus voter pour leur famille politique traditionnelle, mais en fonction de nouveaux critères et pour des formules nouvelles.

Cet alliage d’une césure idéologique et d’une séparation sociologique me permet de parler de blocs. Tout d’abord existe un bloc élitaire au pouvoir, solidement constitué, moyennant le ralliement aux catégories dirigeantes de pans entiers de la bourgeoisie tant de gauche que de droite. Ensuite un bloc populaire longtemps resté à l’état virtuel en raison de sa division initiale, Marine Le Pen d’un côté, Jean-Luc Mélenchon de l’autre. Désormais, les choses se décantent et se simplifient de ce côté-là aussi : le bloc populaire se renforce autour de la présidente du Rassemblement national, soit par adhésion, soit faute d’alternative. De son côté, La France Insoumise me semble aller vers l’auto-élimination électorale, notamment par ses positions sur l’immigration. Dès lors, les Français considèrent que le principal opposant au macronisme est le RN, ce qui constitue un atout déterminant car le bloc élitaire est aussi démocratiquement minoritaire qu’il est socialement dominant.

ÉLÉMENTS : Chez Gramsci, cette notion de « bloc historique » fait la jonction entre deux forces, d’une part la force de coercition de l’État et d’autre part la dynamique propre à la société civile. Il n’y a de ce point de vue qu’un seul bloc historique, le bloc élitaire…

JÉRÔME SAINTE-MARIE. Sur ce point, je m’inspire en effet de l’œuvre de Gramsci, dont il faut souligner l’inspiration essentiellement marxiste. Quelle est la composition de ce bloc historique, ce bloc élitaire, qui se confond avec la « bourgeoisie » ? Il y a d’abord l’élite réelle, le fameux 1 %. C’est la haute-administration et la sphère actionnariale, managériale, mondialisée. Cette élite véritable domine en toute logique l’appareil productif et l’appareil culturel au sens large, dont les médias. Il s’agit d’une constante de toute société capitaliste et j’évoque à dessein les « deux cents familles », pointées du doigt par les radicaux-socialistes, une expression qui renvoyait aux deux cents actionnaires permanents de la Banque de France.

L’élite réelle, la fraction dirigeante, exerce le leadership, mais elle s’adosse à des catégories contiguës qui lui ont délégué leur pouvoir politique. Pour notre époque, j’en distingue deux. Tout d’abord ce qu’on pourrait appeler l’élite « aspirationnelle », barbarisme qui désigne pour l’essentiel les cadres supérieurs du public et plus encore du privé – qui encadrent, comme leur nom l’indique, l’activité sociale. Par leur mode d’existence sociale, ils adhèrent aux éléments constitutifs du macronisme, notamment le culte de la réussite individuelle, l’attachement à l’Union européenne et l’acceptation de la mondialisation sous toutes ses formes. Ce que leur propose Macron leur est du reste si idéologiquement conforme que les cadres lui sont fidélisés au-delà des avantages concrets qu’ils pourraient en attendre. Par leur vote comme dans les études d’opinion, ils se distinguent par un plus grand soutien à l’exécutif.

Vient ensuite se greffer une élite par procuration, constitués par les retraités. L’origine du revenu de ces derniers est très spécifique, elle provient de leur parcours professionnel passé et du travail des salariés actuels, le tout sous la garantie de l’Etat. Ils se représentent donc comme les actionnaires de l’économie française tout en dépendant du bon vouloir de l’exécutif. Le vote des retraités forme un atout majeur dans le jeu présidentiel puisqu’ils constituent le tiers des inscrits sur les listes électorales. Qu’observe-t-on depuis deux ans ? La stabilisation de ce bloc, cadres et retraités, pas tous bien entendu mais une large proportion, en faveur d’Emmanuel Macron et de l’élite véritablement dirigeante. La cohérence interne du bloc élitaire n’est pas parfaite, mais sa solidité se renforce par la conflictualité externe, face aux mouvements sociaux, face aux Gilets jaunes, et face aux populistes.

ÉLÉMENTS : Ce qui scelle le sort de l’union des droites…

JÉRÔME SAINTE-MARIE. Il faut prendre soin de distinguer l’union de la droite et l’union des droites. L’union de la droite, c’est le regroupement du centre et de la droite – option incarnée aujourd’hui par Xavier Bertrand, François Baroin ou Valérie Pécresse. Elle repose sur l’idée que l’univers politique français va retourner à son ancienne dichotomie, ce qui constitue une hypothèse improbable. Il en va différemment de l’union des droites, c’est-à-dire la convergence électorale d’une bonne partie de la droite et du Rassemblement national. Cette formule a pu trouver un contexte favorable dans la configuration politique des années 1980, alors que le FN campait sur une ligne globalement libérale et atlantiste. Aujourd’hui, c’est un autre parti. Curieusement, cette formule, qui n’en finit pas d’affirmer son attachement aux valeurs de droite, repose sur un pari pour le moins risqué dans les circonstances présentes, celui de conjuguer libéralisme économique et conservatisme sociétal. En fait, un tel projet trouve sa justification ultime dans l’idée très contestable qu’il existerait pour le RN un plafond de verre. Seule l’union des droites, moyennant l’apport des, disons, 10 % de voix manquantes, permettrait de le crever. Je crains que ce soit une erreur de lecture qui fonctionne sur une synecdoque politique, laquelle consiste pour ses auteurs à prendre la partie – les 10 % qui manquent au second tour – pour le tout, quitte à occulter ce dernier : les 40 % qui sont potentiellement là. Pour le dire autrement, on ne voit pas trop comment cette union des droites permettrait de conserver le vote des catégories populaires jusque-là acquis au RN.

ÉLÉMENTS : Venons-en à Marx, qui se trouve au cœur de votre analyse. On le croyez rejeté dans on ne sait quel âge glaciaire, mais pareil à Hibernatus, vous l’exhumez. Le Marx du 18 Brumaire de Louis Bonaparte, qui nous a pourtant mis en garde contre la répétition de l’histoire. Pourquoi Marx ? Qu’est-ce qu’il a encore à nous apprendre ?

JÉRÔME SAINTE-MARIE. J’ai toujours baigné dans cette inspiration analytique. Ce qui m’intéresse chez Marx, ce n’est pas le Capital, ni même les écrits philosophiques, ce sont avant tout ses analyses en prise avec l’actualité sociale de son temps, une forme de journalisme, particulièrement dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte. Marx ne ramène jamais la politique seulement à elle-même, mais la relie au jeu des forces sociales, dans un rapport médiatisé par l’idéologie. Ses analyses historiques sur la période 1848-1851, qui voit se succéder révolution démocratique, insurrection populaire, constitution du parti de l’ordre, première élection présidentielle au suffrage universel, affirmation de l’option bonapartiste et finalement coup d’Etat, sont l’occasion de confronter ses théories à des situations concrètes. Il affine alors des concepts qui m’ont paru utile pour comprendre un autre épisode politique inhabituellement intéressant, celui que nous vivons depuis trois ans. Peu à peu, si j’ose dire, le livre de Marx a pris le pouvoir sur le mien. Cette comparaison entre les années 1848-1851 et 2016-2019 permet, par analogie ou par décalage, de mieux faire ressortir les reliefs de notre actualité.

ÉLÉMENTS : Pourquoi ces antagonismes de classe ont-ils à ce point disparu du commentaire politique ? Pourquoi ce déni érigé en lieu commun de l’idéologie dominante ?

JÉRÔME SAINTE-MARIE. Un pouvoir social ne gagne guère à son dévoilement, surtout lorsqu’il doit tenir compte du suffrage universel. En outre, depuis des années, ceux qui ont le plus conscience d’appartenir à une classe sociale cohérente sont situés en haut de l’échelle. Ce sont les mieux dotés financièrement, socialement, culturellement. Ils constituent non seulement une classe sociale en soi, objectivement, mais aussi une classe pour soi tant ils ont conscience de former un groupe dominant. Ce sentiment d’appartenance collective est moins prégnant pour les catégories populaires, encore que les Gilets jaunes ont changé la donne. A cette occasion, la société s’est contemplée sans fard, condition pour que les classes sociales raffermissent la conscience d’elles-mêmes. Le phénomène des Gilets jaunes a jouée un rôle pédagogique et clarificateur sans égal.

Il me semble en effet que la notion de classes sociales demeure pertinente, et même qu’elle l’est davantage avec l’affirmation du projet macroniste. Tout ce qui s’écrit sur le triomphe de l’individu doit être mis en regard de cette permanence têtue. Il faut bien distinguer deux choses : si notre monde est bel et bien soumis à une culture individualiste, les positionnements politiques répondent toujours, et même de plus en plus, à des logiques collectives liés avant tout aux positions sociales. Les résultats référendums de 1992 et 2005 sur l’Europe sont éloquents, ils découpent en deux la société sur des critères qui n’ont rien à voir avec l’individualisation des modes de vie, mais tout avec le niveau de revenus, le capital scolaire et l’accès à la propriété. Le lieu d’habitation aussi, mais il s’agit d’une variable très dépendante de ce qui précède. On peut même deviner les résultats de la liste « En Marche » aux dernières européennes à partir du prix au mètre carré dans la commune ou le quartier considéré ! Et aussi, en sens inverse, pour le score de la liste Rassemblement national.

Encore un mot sur les classes sociales. Ce n’est pas du tout une invention de Marx. Avant lui, des libéraux recouraient à la notion de classe sociale, et à son époque Guizot ou Tocqueville l’invoquaient sans cesse. Dans un autre ordre d’idées, j’ajouterais que la méthode même des sondages est fondée sur l’idée que les situations sociales sont structurantes des opinions. Et chez les praticiens de l’activité politique, tout le monde raisonne à partir de ces catégories, et personne n’imagine gagner une élection en faisant abstraction des demandes matérielles spécifiques à chaque strate de l’électorat. Cette différenciation sociologique du vote a rarement été aussi évidente.  Observez le niveau du vote ouvrier pour Marine Le Pen, qui y rejoint les niveaux observés en faveur du Parti communiste à sa grande époque, et ceci malgré la présence au sein de ce groupe social de nombreuses personnes issues de l’immigration extra-européenne.

ÉLÉMENTS : Vous jouez Marx contre Tocqueville. Surestimerait-on les processus d’individualisation et d’atomisation à l’œuvre au point d’occulter l’importance des réalités sociologiques ? La preuve par les Gilets jaunes…

JÉRÔME SAINTE-MARIE.

Pas exactement, dans la mesure où lorsque Tocqueville évoque les journées insurrectionnelles de juin 1848, il parle de classes et relie les événements politiques à celles-ci. Quant au phénomène des Gilets jaunes, il me paraît valider cette lecture. Sur les ronds-points et dans les rues, lors des premiers samedis de protestation, on trouvait surtout des membres des classes moyennes inférieures ou populaires, presque toujours du secteur privé : ceux qui subissent de plein fouet la précarisation, la flexibilisation, l’ubérisation et la paupérisation. Ils rappelaient les populations émeutières du XIXe siècle, en voie de prolétarisation. C’était quoi, le prolétariat, à cette époque ? La fusion des débris des classes anciennes, paysans, artisans, domestiques ou commerçants, en une condition commune, celle de dépendre d’un travail salarié sans plus de garantie statutaire. Ceux qui y étaient réduits s’en plaignaient, mais ceux qui se sentaient menacés d’être amenés à cet état n’étaient pas moins véhéments. Il y a eu dans le mouvement des Gilets jaunes un phénomène de cristallisation similaire à celui produit par les journées de Juin 1848 ou de Mars 1871, Eléments en a déjà parlé. Les participants et leurs soutiens se sont de plus en plus reconnus comme une classe sociale à part entière, développant des formes d’expression nouvelles en puisant dans un fond culturel commun. Ils n’ont pas eu beaucoup à faire pour que leurs adversaires se dévoilent et qu’apparaisse une ligne de partage très clairement située. Si du reste il n’y avait pas eu cette conflictualité sociale, binaire et profonde, jamais la violence n’aurait atteint un tel niveau. Au pôle élitaire a répondu un bloc populaire, à la réunification de la bourgeoisie lors des scrutins de 2017 a correspondu la réunification du prolétariat moderne sur les places et les ronds-points à l’hiver 2018. Entre les deux, se rapprochant de l’un puis de l’autre, demeurent d’autres groupes. Ils sont en tous points intermédiaires, composites, hésitants. S’ils se reconnaissent encore parfois dans la gauche ou la droite, ils paraissent hors d’état de constituer une force hégémonique, laissant cette perspective aux deux blocs antagonistes.

ÉLÉMENTS : Il est évident pour vous qu’on assiste à une radicalisation du macronisme. Cette radicalisation va-t-elle déboucher sur une radicalisation (et une réunification) symétrique du camp populiste ?

JÉRÔME SAINTE-MARIE. Macron a radicalisé les différences sociales, ne serait-ce qu’en mobilisant l’appareil d’État contre les Gilets jaunes, la police, le Parquet, jusqu’aux lois supposément dévolues à la lutte contre les casseurs ou les fake-news. En accentuant l’abaissement du clivage gauche-droite, il a rendu particulièrement visible une polarisation verticale, avant tout matérielle. La société française est ainsi devenue dangereusement lisible à elle-même. Les apparences trompeuses, les voiles idéologiques, les fétiches partisans s’estompent. C’est une des raisons de l’échec de La France insoumise, qui n’a pas su s’en détacher. Mais peut-être paie-t-elle aussi la diversité sociologique de son électorat, et le poids des classes moyennes du secteur publique parmi ses cadres, mal à l’aise par rapport aux demandes du prolétariat moderne. La force de Macron et de Le Pen, c’est au contraire de s’appuyer sur la cohésion sociologique et culturelle de leur socle électoral. D’où la polarisation politique autour de ces deux blocs. Car le pays se polarise bien plus qu’il ne se fragmente.

ÉLÉMENTS : Une grille de lecture exclusivement marxiste telle que la votre élude l’un des ressorts les plus puissants du vote populiste : les enjeux identitaires, les questions culturelles, ce que la sociologie anglo-saxonne, condescendante, nomme commodément les « paniques morales ». Qu’est-ce que Marx a à nous dire de l’immigration, sur laquelle vous vous attardez longuement – et à raison ? La France insoumise semble sur ce point beaucoup plus marxiste que vous – c’est pour elle un sujet inexistant…

JÉRÔME SAINTE-MARIE. Le fait d’utiliser une méthode n’aboutit pas, je l’espère, à croire que celle-ci à réponse à tout, surtout lorsqu’elle a été élaborée il y a près de deux siècles. Dans ses écrits historiques, Karl Marx évoque très peu l’immigration, tout simplement parce qu’elle était pratiquement inexistante au milieu du XIXème siècle en France. Son importance actuelle est à l’évidence considérable, à la fois comme réalité et comme représentation.

Je crois que Jean-Luc Mélenchon s’est éliminé de lui-même, faute d’aborder cette question, ou pire, en la traitant selon les codes de la gauche chers à la plupart des cadres de sa mouvance. L’effondrement de LFI vient surtout de là : elle a refusé de répondre à cette demande sociale des catégories populaires. Il y a plusieurs explications à cela. La première est que les formations politiques sont victimes des tabous et des contraintes qu’elles se donnent. LFI n’a pas osé poser la question de l’immigration, ni dans ses dimensions culturelles, ni dans ses dimensions sociales. Il y est interdit d’évoquer la concurrence sur les aides sociales, les effets sur l’école ou bien le cadre de vie, choses que Christophe Guilly par exemple a fort bien traité. Mélenchon a voulu une « marée populaire », mais sans vouloir s’en donner les moyens. Il a donc laissé un bloc populaire se constituer sans lui et même à terme contre lui. Il a rabattu son mouvement sur sa gauche, en ne s’adressant plus qu’à des catégories qui appartiennent à l’univers de la dépense publique, sinon même de la fonction publique. Ces populations ne sont pas sur la ligne de front du combat social, protégées qu’elles sont par l’effet de luttes sociales antérieures.

Au passage, Jean-Claude Michéa l’a suffisamment rappelé, la gauche n’a pas grand-chose à voir avec Marx, même si sur ses marges cette figure est parfois invoquée. Mais ce n’est pas parce qu’on arbore un tee-shirt Che Guevara qu’on s’est battu en Bolivie. ! Toujours est-il qui si l’immigration n’était pas un enjeu pour Marx, c’est est un aujourd’hui. Il s’agit même d’un triple enjeu politique, la demande des électeurs étant forte, conflictuel, car des options différentes et même opposées s’affrontent, et total, puisque l’immigration synthétise un rapport au monde. Et s’il n’y a d’ailleurs pas eu jusque-là d’unité des populistes, cela tient pour beaucoup au rapport des uns et des autres à l’immigration. Une fois encore, de la contradiction nait son dépassement. Principal obstacle à la constitution de la forme politico-social qu’est le bloc populaire, elle en devient aujourd’hui, l’adjuvant, en éliminant la concurrence de LFI par rapport au RN comme débouché électoral contre le pouvoir du bloc élitaire.

ÉLÉMENTS : Vous ne croyez pas au plafond de verre du lepénisme. Serait-ce à dire que Marine Le Pen peut gagner la prochaine présidentielle ? 

JÉRÔME SAINTE-MARIE. En 2017, la présence annoncée de Le Pen a permis l’élection de Macron, en fait dès le premier tour. C’est ce « spectre populiste » qui a rendu possible – et nécessaire – la réunification de la bourgeoisie libérale, de gauche comme de droite. Telle est l’histoire du macronisme, mais il faut bien voir que le macronisme aurait existé sans Macron. On aurait alors parlé de juppéisme ou de vallsisme. Macron n’a jamais fait qu’investir une forme politique qui lui préexistait. Aujourd’hui, les rôles sont inversés : le macronisme, en tant que projet dynamique vouée à tout emporter sur son passage, se présente comme le meilleur atout de Marine Le Pen.

Tout d’abord le macronisme se voue à la libération des énergies : s’adapter, innover, en finir avec la « société bloquée », titre du fameux livre de Michel Crozier. C’est là une authentique « révolution », titre d’un autre livre, celui-ci de Macron, répondant en cela à la dynamique révolutionnaire du capitalisme, dont la logique intrinsèque, Marx et Engels l’écrivaient en 1848, amène la destruction des traditions et des cadres de solidarité collective, dont désormais le cadre national. Or, jusqu’à preuve du contraire, celui-ci constitue le lieu privilégié du transfert et de la redistribution des richesses. Tout cela est appelé à disparaître. On privatise les trains, les aéroports, les barrages, bientôt le vivant, à travers la GPA. Il y a quelque chose à acheter, il y a quelque chose à vendre – voilà la dynamique du capitalisme, la marchandisation du monde. Emmanuel Macron est le visage local et contingent d’une logique globale. Et celle-ci rebute de plus en plus les Français. Le bloc élitaire saisi par l’hubris, se présentant sous ses propres couleurs et sans dissimuler ses objectifs, finit par travailler pour son adversaire électoral.

La vie politique française est donc aujourd’hui surplombée par la possibilité d’un renversement vertigineux. Trois sondages réalisés par l’IFOP et OpinionWay en entre février et septembre 2019 ont donné 43 % d’intentions de vote pour Marine Le Pen au second tour. Très récemment, un sondage IFOP pour le JDD établit son score à 45%. Le prétendu « plafond de verre » se serait donc relevé en deux ans et demi de 10, voire de 12 points ! Or notre vie politique est dominée par la perspective du second tour à la présidentielle. Il y aura cette fois un candidat sortant, avec un bilan contre lequel s’accumulent tous les mécontentements, quels qu’en soient le motif. Aujourd’hui, plus de six Français sur dix considèrent que son élection a été une mauvaise chose pour le pays. Surtout, la nouvelle politique des blocs ne lui est pas favorable, car celui qu’il incarne, le bloc élitaire, suscite l’ire d’une multitude, y compris parmi les classes moyennes. Cette dialectique qui a produit, face à la poussée populiste, la réunification de la bourgeoisie, sacrifiant ainsi un clivage gauche-droite devenue dysfonctionnel, peut déboucher sur un troisième moment, la négation de la négation si l’on peut dire. En d’autres termes, la montée d’un vote populiste, adossé au bloc populaire et le dépassant par le renfort des classes moyennes. Se trouverait alors parachevé le mouvement tellurique en cours, et s’annoncerait une compétition acharnée à l’horizon 2022, bloc contre bloc.

« Emmanuel Macron est contraint à surenchérir »

Interview de Jérôme Sainte-Marie, réalisée par Charlotte d’Ornellas et publiée par Valeurs Actuelles le 31 janvier 2019.


VALEURS ACTUELLES –Voilà deux mois que la vie politique est animée par les gilets jaunes. Certains ont annoncé que le quinquennat d’Emmanuel Macron était terminé, vous n’en croyez pas un mot. Pourquoi ?

Jérôme SAINTE-MARIE –Il est probable que le projet social d’Emmanuel Macron soit désormais minoritaire, puisque différentes études – dont celle menée en décembre pour le Cevipof – montrent que les Français privilégient de nouveau la notion de protection à celle de risque et veulent qu’on leur parle pouvoir d’achat plutôt que compétitivité :73% d’entre eux considèrent même qu’un gouvernement doit changer ses projets politiques en fonction de ce que les gens pensent plutôt que d’appliquer son programme dans son intégralité.

Ceci irait dans le sens d’un arrêt de mouvement réformateur s’il n’y avait pas une autre logique à l’œuvre, celle de la préservation de ce que j’appelle le « bloc élitaire ». Emmanuel Macron est arrivé au pouvoir grâce à la mobilisation autour de lui d’intérêts très puissants – il incarne d’ailleurs l’interpénétration de la haute administration et de la haute finance – et d’un bloc social relativement cohérent. S’il devait faire machine arrière ou simplement stopper le cours des réformes, il en perdrait le soutien.Il est selon moi contraint à continuer, voire à surenchérir, en s’appuyant sur toute la force de l’Etat.

Il avait pourtant employé un ton nettement plus compréhensif dans son intervention du 10 décembre…

Il y a eu une forme de panique au sommet de la société, et pas seulement de l’Etat, début décembre. C’est toute la limite d’un pouvoir aussi personnalisé : le mécontentement se cristallise sur la figure présidentielle et tend vers un blocage général. D’où la propagation très rapide du soutien aux Gilets jaunes, malgré les violences et les dégâts économiques. Le 10 décembre, c’est l’urgence. Et jamais depuis des décennies, depuis 1968 je pense, on avait vu autant d’argent lâché précipitamment par le pouvoir.

Comment expliquer qu’il durcisse alors le ton dans son intervention du 31 décembre ?

Le 31, c’est le début de la reconquête, car le « bloc élitaire » a besoin des réformes pour se maintenir. En fait, il a même besoin du conflit social tant qu’il est contenu dans certaines limites. Ce jour-là, Emmanuel Macron s’adresse à ses électeurs de premier tour, en espérant cependant que la polarisation sociale amène de plus en plus d’anciens électeurs de François Fillon à les rejoindre.

Ces réformes ne peuvent pas profiter à tous, au moins dans un premier temps. Aussi est-il cohérent que la transformation profonde de la société s’accompagne d’un durcissement du pouvoir politique. Et les réformes constituent un transfert massif de propriété et de revenus, ce qui est évident avec les privatisations mais vaut aussi pour la réduction des dépenses publiques. C’est pour cela que le libéralisme économique n’implique pas, c’est le moins que l’on puisse observer dans l’histoire contemporaine, le libéralisme politique.

Par ailleurs Emmanuel Macron vient de deux univers, l’administration et la banque, où le pouvoir ne s’exerce pas de manière délibérative. Le Grand débat national ne change rien à cela. Pour prendre une image adéquate, ce n’est pas parce qu’il y a des cercles de créativité lors d’un séminaire d’entreprise que l’autorité du PDG est menacée !

Le soutien au Président de la République et celui aux « gilets jaunes » sont-ils finalement deux aspirations politiques irréconciliables ?

Il y a un rapport de dépendance mutuelleentre le phénomène politique qu’a été l’apparition du macronisme et le phénomène social que constituent les « gilets jaunes ». La réunification du centre-gauche et du centre-droit sur un seul candidat dès le premier tour en 2017, Emmanuel Macron donc, tenait pour beaucoup à la crainte éprouvée devant la montée de Marine Le Pen puis de Jean-Luc Mélenchon. De manière symétrique, la radicalité idéologique incarnée par l’actuel chef de l’Etat a suscité une insubordination massive, sur fond de frustration sociale et d’inquiétude patriotique.

On assiste à une nouvelle étape de la destruction du clivage gauche-droiteremplacé par d’autres polarités qui sont irréconciliables.

Que reste-t-il du président de tous les Français ?

Le conflit social actuel a des effets politiques paradoxaux. Sans être vraiment un mouvement – ce que l’on appelle les « gilets jaunes » n’ont ni idéologie ni structures unifiantes, et il n’y a pas de grèves ni d’ailleurs de manifestations de masse – il crée une perturbation majeure de la vie publique qui s’apparente aux yeux de nombreux Français à une forme d’anarchie. Cela réveille chez certains un besoin d’autorité qui profite depuis quelques semaines, dans les sondages, au chef de l’Etat. Ce rebond dans l’opinion se fait largement grâce aux sympathisants de droite.

Sauf que, malheureusement pour lui, Emmanuel Macron a – au moins la fête de la musique à l’Elysée – largement écornée son image présidentielle. Son regain de popularité est réel mais il demeure, comme le montre un récent sondage BVA, au niveau où se trouvait François Hollande au bout de la même période au pouvoir. Pour le dire autrement, on est très loin d’un effet « juin 1968 », et l’on s’accordera sur le contraste entre la manifestation massive de soutien du 30 mai 1968 et celle du 27 janvier 2019, réunissant seulement quelques milliers de « foulards rouges » !

Vous parlez du clivage gauche-droite qu’Emmanuel Macron voulait dépasser. Ou en est son entreprise de destruction des partis traditionnels ?

En apparence, cette entreprise continue. Pour autant, il n’est pas sûr que le supposé vieux monde soit si menacé car l’étape politique majeure pour la réorganisation du paysage politique n’est pas le scrutin européen de mai prochain mais les municipales de 2020. L’implantation de la République en Marche dans les villes n’est plus du tout évidente, alors qu’elle paraissait probable en juin dernier : on rencontrait alors bien des maires de gauche ou de droite prêts à solliciter l’investiture du parti du Président. Mais depuis les péripéties de l’affaire Benalla et jusqu’à aujourd’hui la fragilité de LREM a été manifeste.

En outre, la profonde impopularité de l’exécutif, si elle n’empêchera pas forcément la liste LREM aux européennes de faire un bon score dans ce scrutin à la proportionnelle, risque d’être très pénalisante lors des municipales, puisque l’élection se joue à deux tours et qu’il faut donc être majoritaire. Tout cela concourt au maintien des équipes sortantes, pour l’essentiel issues du PS ou de LR.

Avec Emmanuel Macron, nous avons découvert un parlement affaibli, des ministres absents, et certains avancent l’idée d’une crise institutionnelle. Qu’en pensez-vous ?

Je crains que le mal ne soit plus profond et plus ancien, même si le style managérial d’Emmanuel Macron a pu l’aggraver. La logique bien connue de la Vème République, qui tend à affaiblir la vie parlementaire sauf période de cohabitation, a été accentuée par plusieurs phénomènes convergents. Tout d’abord l’extension du domaine d’intervention de structures non-élues, comme le Conseil constitutionnel. Ensuite l’application de nos engagements européens, qui donnent le tempo et l’orientation des réformes, comme on l’a vu pour celle de la SNCF. Enfin les notions de parité et de diversité participent de cette idée selon laquelle le monde politique doit refléter la société civile au moins autant que la diriger.

Tout cela dévitalise les structures existantes de la vie démocratique, d’où le balancement du pouvoir actuel entre l’extrême verticalité, pour ne pas dire l’autoritarisme, et l’extrême horizontalité, avec la participation du Président et de ses ministres à d’improbables discussions de plain-pied avec des citoyens lambda. Cependant, je ne crois pas que nous soyons actuellement dans une crise institutionnelle, quel que soit par ailleurs l’état de l’opinion.

Ce mouvement des « gilets jaunes » pourrait-il un jour devenir une réelle menace pour Emmanuel Macron ?

Si à court terme Emmanuel Macron peut tirer quelques avantages politiques de la crise sociale, en tablant sur la peur de l’anarchie ou du populisme, ces gains paradoxaux pourraient être largement compensés à ses dépens. Le mouvement des gilets jaunes a politisé les enjeux du quotidien et entraîné vers l’action collective des milieux populaires jusque-là peu mobilisés.

Surtout, il a banalisé le mélange des électeurs des partis contestatairesaussi bien dans les manifestations et les ronds-points que dans les forums et les partages  sur internet. La division des oppositions, notamment des plus radicales, constitue la meilleure garantie de pérennité au pouvoir pour le « bloc élitaire » – avec ou sans Emmanuel Macron, d’ailleurs. Inversement, leur convergence serait une redoutable menace pour la stabilité de notre système politique. Je pense donc que le phénomène des « gilets jaunes » a produit un amalgame de sensibilités différentes qui sera de longue portée.