La principale réserve de voix de Macron se trouve à droite.

Interview de Jérôme Sainte-Marie, réalisée par Alexandre Lemarié et publiée par
Le Monde le 18 janvier 2019.


LE MONDE – Immigration, laïcité, loi anti-casseurs, suppression des alloca-tions familiales pour les familles d’enfants violents… Pourquoi Emmanuel Macron emprunte-t-il autant de mesures à la droite ?

Jérôme SAINTE-MARIE – Emmanuel Macron essaie de retrouver par tous les moyens le soutien d’une partie de l’électorat de droite, celui qui, il y a un an, l’avait rendu populaire. Les enquêtes d’opinion montrent en effet que la prin-cipale réserve de voix d’Emmanuel Macron se trouve de ce côté de l’échiquier. Et non chez ceux des électeurs de gauche qui ont voté en sa faveur au premier tour de la présidentielle. Eux, pour l’essentiel, ne l’ont pas abandonné car ils n’ont pas de plan B. Donc, si le président de la République conserve le soutien des sociaux-libéraux, tendance Strauss-Kahn ou Valls, ses zones de conquête se situent ailleurs.

Pourquoi l’électorat de droite constitue-t-il sa principale réserve de voix ?

Depuis le début du quinquennat, on observe que l’amplitude du soutien à Emmanuel Macron dans l’ensemble de l’opinion dépend essentiellement des électeurs qui ont voté en faveur de François Fillon à la présidentielle de 2017. Le pillage électoral de la gauche ayant été réalisé par le candidat Macron dès le premier tour de la présidentielle, ils constituent les seuls électeurs disponibles et susceptibles de soutenir le chef de l’État – en dehors de son propre socle. Ils ont sans doute moins d’affinité idéologique avec Macron qu’une communauté d’intérêt. A l’inverse, les partisans de Marine Le Pen et de Jean-Luc Mélenchon paraissent hors d’atteinte car trop éloignés sur le plan sociologique ou culturel.

La cote de popularité d’Emmanuel Macron est donc indexée essentiellement sur la part des soutiens qu’il enregistre chez les électeurs de droite ?

Oui. Les sondages le montrent très clairement. En janvier 2018, Emmanuel Macron bénéficiait d’une cote de popularité de 53 % dans l’ensemble de l’opinion, selon un sondage IFOP-Paris Match, essentiellement grâce à l’apport d’électeurs fillonistes, qui étaient alors 71 % à soutenir son action. Le chef de l’État s’était rendu très populaire chez les retraités et les cadres, qui forment le gros de l’électorat de droite, grâce à sa réforme du code du travail. L’électorat conservateur appréciait sa volonté de réformer, son côté tchatchérien, et avait décidé de l’appuyer dans le conflit social qui l’opposait à la CGT et à la France Insoumise. En décembre 2018, quand la cote de popularité du chef de l’État est tombée à 23 % chez l’ensemble des Français, les électeurs de François Fillon sont encore 43 % à le soutenir, toujours selon un sondage IFOP-Paris match. Que ce soit en janvier ou en décembre 2018, Emmanuel Macron obtient vingt points de plus chez les électeurs fillonistes par rapport à son score moyen. Cela confirme qu’en dehors bien sûr des électeurs macronistes, sa principale zone de soutien potentielle se trouve à droite.

Le discours de fermeté d’Emmanuel Macron face aux violences explique-t-il sa légère remontée dans les sondages ?

Oui. Entre décembre et janvier, il a gagné deux points, passant de 23 % à 25 % dans un sondage Elabe, essentiellement grâce aux électeurs de François Fillon, chez qui il gagne douze points en un mois. Avec la poursuite du mouvement des « giles jaunes » et son lot de violences, les électeurs de droite sont de plus en plus en attente de mesures pour rétablir l’ordre. Cette aspiration se traduit dans les sondages : les trois sujets qu’ils érigent comme des priorités dans le sondage IFOP-Paris match de décembre sont des thèmes régaliens : la lutte contre le terrorisme, contre l’immigration clandes-tine et contre la délinquance. Emmanuel Macron l’a bien compris et a donc décidé d’incarner cette demande de fermeté. Chez lui, il y a moins une volonté de rassembler que de mettre en scène le con-flit à son profit : c’est le lot de tout leader porteur d’un projet fondamentale-ment minoritaire.

«Les Gilets jaunes, ou le retour du conflit de classes»

Tribune de Jérôme Sainte-Marie, publiée par Le Figaro Vox
le 3 décembre 2018.


Nul ne sait aujourd’hui si le 8 décembre sera le point culminant de l’offensive des Gilets jaunes, mais on constate déjà une « montée aux extrêmes » de ce conflit social. Comme l’explique Clausewitz, la lo-gique intrinsèque d’un combat militaire est d’entraîner les protago-nistes à aller au-delà des objectifs politiques initiaux du conflit pour rechercher l’anéantissement de l’adversaire. En d’autres termes, la revendication initiale portant sur la fiscalité du carburant a débouché sur une crise majeure où les deux acteurs principaux ne se donnent plus la liberté de composer. Il en va ainsi du mouvement des Gilets jaunes, poussé à la surenchère par sa nature informelle là où des syn-dicats auraient déjà entamé des négociations, mais aussi de l’exécutif. Celui-ci s’est enfermé dans une logique d’intransigeance, n’acceptant de discuter que de points mineurs ou lointains, en se persuadant que l’avenir des réformes se joue ici et maintenant. Cette montée aux ex-trêmes doit sans doute un peu à la situation politique ou à la psycho-logie de certains, mais elle nous paraît tenir bien plus à la radicalité de l’antagonisme social à l’origine de la crise des Gilets jaunes, et que celle-ci accentue en retour. En effet, peu à peu à partir de la campagne présidentielle, puis de manière accélérée depuis le début de cette crise, les différences de perception entre les citoyens telles que les révèlent les études d’opinion s’éloignent des simples clivages entre catégories sociales pour revêtir l’aspect d’un véritable conflit de classes, formule qui mérite explication.

Si l’utilisation des catégories socio-professionnelles est banale, la no-tion de « classes sociales » elle, a mauvaise presse. Elle renvoie dans l’imaginaire collectif à peu près exclusivement à la « classe ouvrière » et au rôle prométhéen que lui attribuait la doxa communiste. Il faut cependant rappeler que la notion de « classe sociale » était fré-quemment utilisée, y compris par des auteurs libéraux, avant que Karl Marx y ait recours. Malgré ce handicap politique, donc, cette notion constitue un instrument indispensable pour comprendre les dynamiques politiques, et particulièrement ce qui se joue aujourd’hui dans le conflit des Gilets jaunes. « Classe sociale » va plus loin que le terme de « catégorie sociale » utilisé dans les sondages car cela permet de penser une dynamique relationnelle entre groupes sociaux, dont le conflit fait partie. Cependant, cette notion de classe sociale implique que l’appartenance à celle-ci n’existe pas uniquement « en soi », mais aussi « pour soi ». En d’autres termes, il faut qu’il ne s’agisse pas seulement d’une désignation technique (y compris en ra-joutant à la profession des traits culturels, relationnels ou autres) mais d’une identité vécue. Par exemple, si les deux tiers des Français pensent faire partie des « classes moyennes », on peine à définir cette notion de manière univoque. Inversement, alors que plus d’un quart de la population active est composée d’employés, rares sont les salariés qui se définissent socialement, dans leurs propos, comme tels. A grands traits, donc, pour qu’il y ait classe sociale il faut que la place d’un groupe dans l’univers économique, la production de ses moyens d’existence sociale, soit en concordance avec la manière dont se défi-nissent spontanément les individus qui composent ce groupe. Or, la très forte différenciation du soutien au mouvement des Gilets jaunes souligne que la perception subjective de sa place dans la société recoupe de plus en plus sa réalité objective. De plus, par sa dynamique propre, et peut-être plus encore par la détestation ostensible qu’il suscite dans certains milieux aisés, ceux qui se sentent en harmonie avec la mondialisation économique pour le dire vite, le conflit en cours active cette transformation de sentiments épars de colère, d’injustice ou de désespérance en autre chose. Cette autre chose, dans sa forme collective, ressemble bien à l’imaginaire du conflit de classes, et d’ailleurs ce mot presque disparu, « classes sociales », revient avec vigueur, y compris dans le commentaire médiatique.

Pour ébaucher une analyse du conflit des Gilets jaunes en termes de classes sociales, il faut rappeler que son noyau dur est constitué des travailleurs indépendants ou salariés du secteur privé. Ce ne sont ni des exclus, ni des gens aisés. Simplement des personnes dont le labeur n’évite plus l’insécurité financière permanente. Et qui entretien-nent une relation d’incompréhension et de colère mêlées face à un discours présidentiel revenant sans cesse sur la réussite sociale individuelle comme finalité supérieure. C’est la vaste classe salariale modeste*, celle qui recherche davantage la pérennité de son mode de vie que la transformation de celui-ci par une réussite financière improbable. Dès lors, les clivages politiques son secondaires : il y a parmi ces millions de Français dont les revenus tournent autour du salaire médian une communauté relative de conditions d’existence et de perceptions qui donne toute sa force propulsive au mouvement des Gilets jaunes. C’est exactement le contraire de la minuscule « Nuit debout », dont les rares participants procédaient à peu près tous de la petite-bourgeoisie diplômée des centres-villes, souvent liée au sec-teur public, déçue dans ses aspirations de promotion sociale, hors d’état de s’adresser à l’immense continent des actifs et acharnée à se dire de gauche.

Le conflit de classes actuel, donc, et c’est une des raisons fondamen-tales pour lesquelles ce qui se joue ne ressemble guère non plus à Mai 68, se déroule dans un pays ravagé par des décennies de chômage de masse, lesquelles ont désarticulé l’encadrement politique et syndical des salariés du secteur privé. Les anciennes médiations ont disparu ou peu s’en faut, mais elles n’ont pas emporté avec elles les antago-nismes réels et l’affrontement idéologique qui leur correspond. A l’inverse, l’élection d’Emmanuel Macron, porté politiquement mais aussi financièrement par les secteurs les plus aisés de la société, comme le montre la lecture des comptes de campagne de la prési-dentielle, a rendu plus aigües et surtout plus visibles les lignes de fracture de la société française. Ces divisions du pays, en termes fi-nanciers, culturels et même géographiques se cristallisent à l’occasion de la crise actuelle en un conflit unique.

S’ajoute désormais à cet ensemble explosif un élément majeur, le sentiment national. Jamais depuis des décennies n’avaient été vue dans un mouvement d’abord motivé par une question sociale, une telle floraison de drapeaux tricolores brandis et de « Marseillaise » entonnées. Au fil des rassemblement, à Paris mais aussi en province, un creuset apparaît où s’agrègent des groupes et des individus de sensibilité politique très diverse. En quelque sorte, le mouvement des Gilets jaunes forme le vaste « groupe en fusion » qu’évoquait ré-cemment Anastasia Colosimo. Ainsi, sans que ce soit forcément conscient, les Gilets jaunes partici-pent avec vigueur à la démolition du clivage gauche-droite. Avec le projet macronien de convergence par le haut des libéraux de toutes tendances, ce mouvement fait système. La dureté qui caractérise par-fois ses modes d’action renvoie aux difficultés sociales et culturelles que l’on invoque depuis si longtemps, sans en percevoir toutes les conséquences pratiques. L’alliage entre un imaginaire patriotique, un conflit de classes et la défiance à l’égard du système politique en place est la configuration la plus explosive qui soit. C’est pourquoi il y a ces derniers jours, dans les rues et dans les esprits, quelque chose qui évoque aussi bien les analyses de Karl Marx que les romans de Victor Hugo ou les souvenirs d’Alexis de Tocqueville.

*On peut y inclure tous ceux qui formellement indépendants ont une activité « ubérisée », dans la dépendance économique directe d’une structure économique autre.

« Aujourd’hui c’est le modèle macronien qui est en crise ».

Interview de Jérôme Sainte-Marie par Ludovic Vigogne publiée par
L’Opinion le 22 novembre 2018.


Quelles peuvent être les conséquences électorales des Gilets jaunes ?

Pour le pouvoir macroniste, cela rend encore plus sombre la perspective des deux scrutins majeurs pour lui : les européennes de mai 2019 et, peut-être encore davantage les municipales de mars 2020. Au-delà des attaques sur le fond, des critiques apparues depuis quelques mois sur la gouvernance d’Emmanuel Macron peuvent être renforcées par ce mouvement. Son image d’excellence était un argument puissant dans son travail de dislocation des partis de gouvernement pendant la campagne présidentielle. Aujourd’hui, c’est le modèle macronien de gouvernement, sa capacité à diriger le pays, sa promesse de rénovation qui sont en crise, notamment parce que l’hyperconcentration autour de sa personne a produit des effets négatifs. Aux européennes, les Gilets jaunes peuvent donc accélérer l’affaiblissement du score de la liste présidentielle – la possibilité d’atteindre son score de premier tour à la présidentielle, 24%, et la première place s’éloigne un peu plus – et donner de l’espace à d’autres listes. Depuis l’été, la popularité d’Emmanuel Macron était déjà en forte baisse. Les effets d’opinion ayant toujours des effets d’appareil, l’attractivité de LREM est aussi en chute libre. Cela se mesure notamment dans la perspective des municipales.  Avant l’été, le problème de beaucoup de maires de villes grandes ou moyennes étaient : comment décrocher l’investiture de LREM. Désormais, leur objectif est de ne surtout pas l’obtenir. C’est une évolution très importante dans l’objectif d’Emmanuel Macron de destruction de l’ancien monde, et d’abord des Républicains. Si elle se confirme, cela voudra dire que le parti présidentiel ne pourra pas s’implanter sur le territoire.

Et quelles sont les conséquences pour les oppositions ?

Face à ce mouvement, le Rassemblement national est comme un poisson dans l’eau. Ce mouvement correspond à son vivier électoral : le monde des salariés d’exécution, les ouvriers, les travailleurs indépendants…Toutes ces catégories sont très bien disposés à l’égard du RN. La thématique anti-fiscale des Gilets jaunes n’est, elle, pas de nature à déranger Marine Le Pen, qui peut même la prolonger en expliquant que c’est la faute de l’Europe. Pour la droite, c’est moins évident : l’électorat de François Fillon à la présidentielle est divisé sur les Gilets jaunes. Il est sensible à la question fiscale, n’apprécie pas forcément le gouvernement et le Président, mais cependant, ce mouvement n’est pas sa sociologie : les retraités qui constituent la grande réserve électorale de LR sont un peu mieux lotis socialement. Ce n’est pas non plus un électorat porté sur les actions directes. L’absence d’organisation et les petits soviets à travers le territoire donnent une image de désordre qui peut lui déplaire. Ce mouvement a de réelles capacités d’autodestruction. Laurent Wauquiez doit donc être très prudent : même s’il soutient les Gilets jaunes, il ne peut pas se permettre d’être jugé coresponsable d’éventuels errements.

Et pour la gauche ?  

Des élus de La France Insoumise, comme Adrien Quatennens ou François Rufin, sont à l’aise avec ce mouvement. Mais dans une partie de l’électorat LFI comme de ses militants, c’est moins évident. Il existe chez ceux-ci une préoccupation environnementale importante. Il peut exister aussi un certain dédain pour des gens qui écoutent Johnny. Entre eux, il n’y a pas forcément de différences de revenus, mais, culturellement, une partie de l’électorat mélenchoniste peut se sentir supérieure. Enfin, la nébuleuse PS, Génération-s, Place publique… est hors jeu. Leurs électeurs sont principalement des bobos, des habitants de grandes villes en tout point différent dans leur façon de vivre des Gilets jaunes.

Revenons à Laurent Wauquiez. Il a choisi pourtant de coller au mouvement…

Laurent Wauquiez considère qu’il est logique avec sa démarche. Depuis le début du quinquennat, Les Républicains connaissent un risque de démembrement entre, d’un côté, des libéraux, qui peuvent céder à LREM, et, de l’autre, la droite hors les murs. Pour éviter cela, Laurent  Wauquiez a choisi d’aller là où sont les potentiels électoraux les plus importants et la cohérence idéologique la plus forte. Il considère que, depuis la victoire de François Fillon à la primaire, une radicalité à droite existe et que par ailleurs un grand courant conservateur traverse le continent européen, mais aussi la France. La droite, pour lui, ne doit pas être une formule de rechange du macronisme, sur la même ligne européenne, au même discours libéral, mais doit proposer un projet différent. Il saisit donc tous les mouvements qui s’y opposent. Pour lui, l’ambition n’est pas de laisser la droite cantonnée aux strates les plus âgés de l’électorat, mais de retrouver une vocation populaire qui existait jusqu’aux débuts de Nicolas Sarkozy. Pour cela, il veut récupérer le monde du travail. C’est je crois l’axe de son projet.

Jusqu’où les Gilets jaunes bousculent-ils les clivages?

A travers le mouvement des Gilets jaunes, on voit se rassembler concrètement, mais aussi virtuellement à travers l’identification devant son ordinateur, sa télé ou dans ses conversations, des gens réunis par leur commune détestation du pouvoir en place. Ceci rappelle l’anti-hollandisme ou l’anti-sarkozysme. Mais il y a, cette fois, une dimension supplémentaire : l’image élitaire projetée par Emmanuel Macron donne le sentiment qu’il y a une forme de mépris social. C’est un bloc élitaire et un bloc populaire qui se font petit à petit face.  Pour moi, dans les Gilets jaunes, il n’y a pas grand-chose de régional, ce n’est pas une opposition entre villes et campagne…, mais une protestation sociale. Au sein de ce bloc populaire, il y a un creuset qui fait se rapprocher des gens aux identités politiques différentes. Ceux-ci sont dans une frustration réelle car ils se sentent majoritaires mais ne se voient offrir aucune forme d’alternance avec le système d’opposition, découpé en quatre blocs, tel qu’il existe aujourd’hui (RN, LR, LFI, PS). C’est un point de blocage, qui permet au macronisme, même s’il est minoritaire, de se maintenir. Mais des mouvements tels que celui des Gilets jaunes sont une forme de rassemblement interpolitique qui poursuit la transformation du système français dont le macronisme fut une accélération décisive. Le macronisme se voulait « et de droite et de gauche ». Les Gilets sont la suite de ce « et de droite et de gauche » mais sur le plan social, à la base et non au sommet.

« Les Gilets jaunes, une jacquerie moderne ».

Interview de Jérôme Sainte-Marie par Alexandre Sulzer publiée dans L’Express de la semaine du 21 novembre 2018.


Le mouvement des gilets jaunes est-il un énième mouvement de protestation populaire, semblable aux Bonnets rouges de 2013, ou est-il singulier ?

Je pense que c’est un mouvement qui est singulier par sa généralité. Il n’a pas de dimension régionale, comme en avait le mouvement breton des Bonnets rouges. Il n’est pas non plus lié à une activité professionnelle précise, comme avait pu l’être par exemple la mobilisation contre les taxes des carburants, menée par les professionnels de la route en septembre 2000.

Son objet originel n’est pourtant pas général : il s’agit de protester contre la hausse des taxes sur les carburants…

C’est précisément un sujet qui touche énormément de monde. Dans le budget des Français, les dépenses liées à l’automobile arrivent en deuxième position. Mais il ne s’agit là que du déclencheur. Le combustible du mouvement est l’impopularité du gouvernement auprès des Français.

Vous dites “les Français”. Mais de quel Français s’agit-il ?

A travers des sondages qui ont déjà été réalisés, des caractéristiques très fortes émergent au sein des sympathisants des gilets jaunes. Selon BVA, 78% des employés et des ouvriers se disent solidaires du mouvement. C’est 32 points de plus que les cadres (46%) dont les parcours en voitures sont pourtant plus longs, selon l’INSEE. Il y a également une différenciation géographique. La France périphérique, où vit le « peuple central », c’est-à-dire ceux qui n’appartiennent ni aux classes les plus privilégiées ni aux plus populaires, semble davantage concernée. Dans les petites communes et les communes rurales, le soutien dépasse 70%. Il est à 52% à peine dans l’agglomération parisienne. Un troisième clivage se superpose. Il est politique. C’est celui qui opposait la France du oui et la France du non lors du référendum de 2005 sur l’Europe.

Le mécontentement de cette catégorie de population n’est pas nouveau. Que traduit son expression aujourd’hui à travers les gilets jaunes ?

Tout d’abord, cela traduit le terrible effacement des syndicats comme force d’encadrement. Totalement inaudibles et dépassés, ils paient le prix de la défaite en rase campagne du mouvement social face à Manuel Valls puis face à Emmanuel Macron. Ce que l’existence même de ce mouvement, authentiquement né de la base et sur les réseaux sociaux, traduit également, c’est l’absence de débouché électoral évident à l’insatisfaction. Auparavant, le clivage gauche-droite régulait la vie politique. Les tensions sociales étaient contenues dans leur expression par la perspective d’une alternance. Mais aujourd’hui, il y a quatre oppositions de taille différente –RN, FI, LR et PS- incapables de trouver entre elles une formule de rassemblement. Le mécontentement ne peut donc pas être délégué à une formation politique.

Au lieu de la déléguer, les gilets jaunes l’expriment directement…

Oui, ils s’auto-organisent et se mobilisent sur leur propre mot d’ordre et sans perspective politique évidente.

Par ses slogans, ses intonations, ne peut-on pas donner pourtant une coloration politique plutôt à droite, voire poujadiste, à ce mouvement ?

Le mouvement poujadiste n’était pas si à droite que cela historiquement. Il s’est coloré à droite en raison, notamment, de sa jonction avec les partisans de l’Algérie française. Mais il est né sur les terres radicales-socialistes du Sud-Ouest… Moi, j’aurais du mal à catégoriser ce qui est gauche ou de droite chez les gilets jaunes. C’est une protestation sociale, qui prend une coloration antifiscale. Mais les mouvements révolutionnaires ont toujours été animés par des revendications contre la fiscalité. Ce qui est redoutable pour le pouvoir dans le mouvement des gilets jaunes, c’est justement qu’il permet aussi bien à des gens de gauche que de droite de se mobiliser.

Pourtant, si l’on en croit les sondages, c’est bel et bien le RN (Rassemblement national, ex-FN) et la France Insoumise (FI) les formations les plus plébiscitées parmi les sympathisants du mouvement…

L’électorat RN est composé de beaucoup de travailleurs indépendants, qui ont souvent besoin d’utiliser leurs voitures, et de salariés modestes qui sont sensibles à la rhétorique antifiscale. Ajoutez à cela une dimension culturelle antisystème particulièrement prononcé : tout concourt à pousser les sympathisants du RN vers les gilets jaunes. Cela fait d’ailleurs du RN le moins mauvais réceptacle politique à ce mécontentement. Pour la FI, c’est très différent. Certes, ses sympathisants sont opposés de façon très déterminée à Emmanuel Macron mais sa sociologie est beaucoup plus diverse : on y trouve une petite bourgeoisie urbaine qui n’aime pas trop la voiture et qui n’en a pas forcément besoin. L’écologie a pris une place importante dans le discours de Jean-Luc Mélenchon. Mais le quinoa et le diesel ne font pas bon ménage ! Le gauchisme culturel des cadres et militants FI fait que ce parti est moins bien placé pour tirer des bénéfices des gilets jaunes.

Prime à la conversion automobile, chèque énergie élargi, aides régionales défiscalisées… Les annonces du gouvernement ne semblent pas avoir agi comme d’efficaces contre-feux.

Il existe toujours un scepticisme de principe face à des annonces positives. Le gouvernement paie en plus la réalité de sa base sociale étroite qui est celle de ses 24% des voix obtenus au premier tour de la présidentielle. Comme il était dans un second tour face à Marine Le Pen, Emmanuel Macron n’a pas eu à faire de concession idéologique pour élargir sa base. Son impopularité traduit cette faiblesse originelle. La manière dont il gouverne et communique, avec ses fameuses petites phrases, a de surcroît ravivé les clivages sociaux, comme jamais dans la vie politique française. Même Nicolas Sarkozy, le “président des riches”, apparaissait comme moins méprisant. Cette colère rentrée est en train de s’exprimer.

Emmanuel Macron a voulu s’imposer comme un monarque républicain. La jacquerie n’est-elle pas finalement le prix à payer pour tout monarque ?

Il ne faut pas tout confondre. L’autorité à la tête de l’Etat est appréciée par les Français. Ce qui est beaucoup plus gênant, c’est l’impression qu’Emmanuel Macron donne qu’il privatise l’Etat pour son bon plaisir. Ce reproche, qui a aussi été fait en son temps à Valéry Giscard d’Estaing et dans une moindre mesure à François Mitterrand, est né avec l’affaire Benalla. Cela renvoie en effet à un imaginaire d’Ancien Régime. L’incroyable centralisation de la communication autour de la personne d’Emmanuel Macron, la difficulté à exister de LREM, la jeunesse et l’inexpérience de beaucoup de ses parlementaires, son absence d’ancrage municipal : tout cela concourt à donner l’impression d’un pouvoir hors sol. Et facilite une mobilisation comme les gilets jaunes qui prend la forme d’une jacquerie moderne. Historiquement, les jacqueries sont des mouvements éruptifs, sans encadrement institutionnel, qui peuvent être violentes mais extrêmement brèves dans leur déroulé. Je ne suis pas sûr que le mouvement des gilets jaunes perdure. Mais qu’il y ait d’autres mouvements de ce genre au cours du quinquennat ne me surprendrait pas.

« Gilets jaunes, l’opinion s’identifie largement à un mouvement transversal ».

Interview de Jérôme Sainte-Marie par Lionel Venturini publiée par L’Humanité
le 21 novembre 2018.


L’Humanité –Comment caractériseriez-vous ce mouvement, protéiforme, des gilets jaunes, selon les données à votre disposition ?

Jérôme Sainte-Marie – Les seuls chiffres à ma disposition sont ceux des sympathisants du mouvement, pas des manifestants. Ceci posé, les certitudes sur les sympathisants montrent un mouvement où l’objectif est avant tout d’ordre financier, du pouvoir d’achat, de l’argent qu’ils n’ont pas et de celui qu’ont les autres. Il ne faut pas à mes yeux dénaturer le mouvement pour y voir une revendication confuse de « dignité ». Le profil des sympathisants c’est typiquement les actifs, ouvriers, employés et travailleurs indépendants, dont les revenus s’établissent autour du salaire médian, soit 1700 euros. Plus le revenu du foyer est modeste, plus on soutient le mouvement.

Vous contestez sa lecture géographique, un mouvement de la France périphérique, pour le dire vite.

Le mouvement des gilets jaunes est très étale, l’homogénéité de son implantation sur l’ensemble du territoire ne fait pas de doute, il n’est pas étonnant simplement de le voir surreprésenté dans les zones où se concentrent le profil de gens que je viens de décrire.  Très peu de vrais exclus, très peu de bourgeoisie. Ce n’est pas c’est la France d’en bas contre celle d’en haut, c’est selon moi la France des travailleurs modestes, celle qui tient le pays debout.  Je me méfie d’un schéma horizontal, la géographie, qu’on plaquerait sur un schéma vertical, les revenus et la position dans l’appareil productif. La lutte des territoires, concept étrange, n’a pas remplacé la lutte des classes ! Le soutien aux gilets jaunes chez les ouvriers et employés est de 80%, moitié moins chez les cadres. Un clivage social s’exprime, la meilleure preuve en est l’hostilité quasi totale des sympathisants d’En marche, au profil social beaucoup plus élevé que la moyenne des Français. Ceci dit, les « gilets jaunes » sont un mouvement neuf, évolutif et dispersé, dont les adversaires misent au fond sur ses capacités d’autodestruction.

Des quatre pôles identifiés depuis l’élection présidentielle de 2017, seul le pôle macroniste est profondément hostile  au mouvement. Pour les autres, il s’agit de capter la colère. 

Pour moi, cet épisode accompagne une tendance à l’affaissement du clivage gauche-droite –on peut ne pas être d’accord avec ce que j’affirmais en 2015 dans un livre, reste que le paysage est mouvant. Vous avez d’abord un pôle souverainiste-populiste allant du Rassemblement national à Debout la France (Dupont-Aignan avait fait campagne sur l‘automobile aux régionales en Ile-de-France) à l’aise avec le mouvement, et qui n’a pas besoin de s’afficher pour que cela lui profite à terme. Puis vous avez une droite qui ne peut remettre en cause la rigueur budgétaire qui inspire le gouvernement, en ligne avec nos engagements européens. Pour la France insoumise, la situation n’est pas facile non plus, si les gilets jaunes peuvent se confondre peu ou prou avec la base électorale de députés comme François Ruffin ou Adrien Quatennens, d’autres  ont une réticence visible à l’égard du monde des artisans et travailleurs indépendants. Comme d’ailleurs une autre partie de la gauche, qui vit plutôt dans les métropoles et pour qui la voiture n’est pas indispensable. Cette gauche travaillée par les idées écologistes est naturellement ambivalente à l’égard des mots d’ordre et du style des gilets jaunes.

Vous voyez tout de même poindre, à côté du « bloc élitaire » qu’a constitué l’électorat Macron, un

Ce bloc élitaire, minoritaire mais cohérent,  qui a une pénétration dans l’opinion de l’ordre de 25%, a encore des possibilités d’extension à droite ou à gauche, même si la machine est à ce jour grippée, et faire que le macronisme succède au macronisme.  Car face à lui, il n’y a aujourd’hui aucune alliance concevable entre les oppositions au niveau des appareils. A la base en revanche, l’opinion me paraît magmatique, où  les éléments au fond, soumis à des températures extrêmes, changent de nature.  L’opinion, sauf retournement, s’identifie largement à un mouvement qui est transversal politiquement, et qui suscite chez ceux qui s’y impliquent, un travail politique en commun en dépit d’origines diverses. Il y a une radicalisation progressive de l’opinion face à Emmanuel Macron -39% de « très mécontents » selon le dernier sondage Ifop- dans une communauté de détestation.  Face à un mouvement qui n’est pas de gauche, pas de droite, sont peut-être en gestation, avec la crise de la représentation politique et syndicale, des formules inédites de rassemblement des oppositions face à Emmanuel Macron.  Leur division actuelle est la meilleure assurance-vie pour sa réélection. Sans qu’on puisse encore imaginer clairement sous quelle forme, ces rassemblements risquent d’emporter les réticences actuelles liées aux identités politiques.

« Les Gilets jaunes font converger des électorats populaires jusqu’ici opposés »

Interview réalisée par Guillaume Perrault pour Le Figaro Vox, le 18 novembre 2018.


http://www.lefigaro.fr/vox/politique/2018/11/18/31001-20181118ARTFIG00106-jerome-sainte-marie-les-gilets-jaunes-font-converger-des-electorats-populaires-jusqu-ici-opposes.php

 

LE FIGARO – Quelle appréciation portez-vous sur la capacité de mobilisation des « gilets jaunes » le 17 novembre ?

Jérôme SAINTE-MARIE –Si l’on considère dans leur originalité radicale l’émergence de ce mouvement d’opinion puis la mise en place de modalités d’action déconcertantes, force est d’admettre la réussite de cette mobilisation. Il y avait un doute énorme avant le 17 novembre sur la concrétisation de ce mécontentement virtuel, il est désormais levé. Rappelons que ceux qui sont allés sur les ronds-points, les péages autoroutiers et autres lieux de rassemblement, ne savaient pas très bien qui ils allaient y trouver et comment les choses se dérouleraient. Ils étaient donc dans un contexte plutôt anxiogène, à l’inverse du confort qu’offrent les manifestations habituelles, depuis longtemps assujetties à un rituel bien connu de tous, organisateurs, participants et forces de l’ordre. Bien entendu, il existe un hiatus gigantesque entre le soutien déclaré au mouvement, de l’ordre d’un Français sur quatre, et la participation effective à celui-ci, mais comment pourrait-il en être autrement ? Nous sommes donc confrontés à une mobilisation dont l’importance quantitative constitue un message encourageant pour tous ceux qui s’y sont peu ou prou reconnus.

Comment caractériser les manifestants ? quel est leur profil socio-professionnel ?

Partons déjà des soutiens déclarés au mouvement, que l’on connaît bien grâce aux études d’opinion. Je ne vois pas comment décrire cela autrement que comme un puissant révélateur des clivages sociaux. Le soutien au mouvement, avant qu’il ait lieu, était trente points supérieurs chez les employés et ouvriers que chez les cadres. Plus nettement encore, il y avait une corrélation étroite entre la modestie des revenus du foyer et la sympathie pour les « gilets jaunes ». L’orientation politique des individus joue beaucoup moins, à l’exception des sympathisants de La République en Marche, désormais isolés dans leur hostilité massive à cette protestation. Quant aux participants eux-mêmes, les témoignages disponibles et les échanges que j’ai pu avoir avec certains d’entre eux attestent du caractère populaire, à tous les sens du terme, de la mobilisation. Rassemblés par des mots d’ordre portant sur des questions d’argent, ils sont avant tout des salariés, travailleurs indépendants ou retraités aux revenus situés autour ou en-deçà du revenu mensuel médian, qui se situe autour de 1700 euros après impôts. Ce n’est pas la France de la misère ou de l’exclusion, sans doute, mais bien celle dont le travail s’accompagne d’une insécurité financière permanente. Ajoutons que dans la circonstance les clivages sociaux supplantent les autres, et que se mobilisent ensemble des personnes aux origines variées.

Peut-on dire que c’est la France des villes petites et moyennes ainsi que des zones rurales qui s’est mobilisée ?

Cela ferait déjà beaucoup de monde ! Visiblement, les habitants des villes-centre, qui concentrent les activités tertiaires les plus prospères et dont les propriétaires bénéficient de la hausse des prix de l’immobilier, sont moins sensibles à la cause des « gilets jaunes », ce qui est bien naturel. On constate par exemple que les habitants de la région parisienne sont plus réservés à son égard, mais il faut rappeler ici que bien des trajets s’y font grâce à une offre abondante en transports en commun. Ceci posé, la dimension géographique doit être maniée avec prudence, comme le fait par exemple mon confrère Jérôme Fourquet, sinon on risque de tomber dans des formules piégeuses. Ainsi lorsque l’on proclame que la « lutte des territoires » a remplacé la « lutte des classes » : que la seconde existe fait débat, mais la réalité de la première me semble brumeuse. Les résultats des élections et des sondages montrent bien des différences géographiques, mais une fois que l’on a pris en compte la dimension sociologique de la répartition de la population selon les territoires, ces contrastes s’estompent. Donc, au sujet du mouvement des « gilets jaunes » aussi, la dimension horizontale, celle du territoire, me paraît fille de la dimension verticale, celle de la situation sociale.

Outre la question du prix des carburants, à quoi attribuer la véhémence d’une partie des manifestants ?

Nous sommes dans ce type de moments où les données d’opinion deviennent des principes actifs de la vie sociale. Si j’ose dire, le chiffre se fait chair. En effet, non seulement l’exécutif est impopulaire – nous apprenons aujourd’hui par l’IFOP que 73% des Français se disent mécontents d’Emmanuel Macron comme président de la République, dont 39% « très » mécontents –, mais tout le monde le sait, du fait des sondages publiés. Nous sommes donc dans une spirale d’opinion qui favorise l’expression du mécontentement dans des mouvements sociaux tels que les « gilets jaunes ». Il y a un autre élément, propre à l’exercice du pouvoir par Emmanuel Macron. A tort ou à raison, les Français l’identifient à une forme d’arrogance sociale, à quelqu’un qui voit le monde comme le combat de la « réussite » et du néant. Si l’univers des cadres supérieurs, le biotope du macronisme, adhère sans mal à cette vision, la plupart des Français recherchent plutôt le bonheur dans la stabilité. Le ressentiment qui s’exprime à l’égard du chef de l’Etat va donc au-delà de la seule contestation de sa politique.

Quelles conséquences politiques et électorales peut entraîner ce mouvement ?

Rappelons un instant que l’accession au pouvoir par Emmanuel Macron s’est faite par la réconciliation d’électeurs issus du centre, de la gauche et de droite, mais que cette diversité politique s’est accompagnée d’une certaine homogénéité sociale. Il me semble que ce soit alors créé un « bloc élitaire », rassemblant l’élite proprement dite, ceux qui aspirent à en faire partie, et enfin, ceux qui lui délèguent volontiers la gestion des affaires publiques. Cette polarisation a mis en difficulté et le Parti socialiste et le parti Les Républicains, supplantés dans leur vocation gouvernementale. En face, le « bloc populaire » n’existait que sous une forme négative, partagé de manière irréconciliable entre lepénistes et mélenchonistes. L’existence de ces quatre oppositions sans aucune formule d’alliance concevable est la meilleure garantie de pérennité du macronisme. Cependant, le mouvement des « gilets jaunes » peut constituer une rupture décisive. Mobilisation surgie de la base même du pays, ignorant les identités politiques ou syndicales, elle produit sans même s’en soucier une forme de réunification sociale. De ce fait, la polarisation que tente Emmanuel Macron entre « progressistes » et « populistes » prend une dimension sociologique de plus en plus visible. Avec un bloc élitaire bien en place et représenté prioritairement par LREM et un bloc populaire en gestation, la transformation de l’ordre politique français se poursuit et s’accélère.

« Cette fois-ci, Nicolas Sarkozy peut vraiment dire j’ai changé ! »

Tribune de Jérôme Sainte-Marie publiée par Le Figaro Vox le 2 novembre 2018.


Lorsque le président de la République en fonction connaît une impopularité massive et grandissante – 29% de bonnes opinions en octobre au lieu de 52% en janvier, selon l’institut BVA –, une intervention d’un de ses prédécesseurs retient naturellement l’attention. C’est d’autant plus vrai en une période où la mutation politique qui a permis l’élection d’Emmanuel Macron demeure inachevée et où ce vaste ensemble qui fut la droite hésite sur ses orientations. Le grand entretien accordé par Nicolas Sarkozy au magazine Le Pointde cette semaineconstitue donc, a priori, un événement politique. Sa lecture amène cependant à en relativiser la portée comme à s’interroger sur le décalage entre les propos de l’ancien leader de la droite française et l’actuel état d’esprit des sympathisants du parti Les Républicains.

Tout d’abord, l’image de Nicolas Sarkozy ne se réduit pas à une cote de popularité encore importante. Il est d’abord, tout simplement, le dernier homme de droite à avoir conquis l’Elysée. Comme pour la mémoire de François Mitterrand, le premier homme de gauche à l’avoir fait, il s’agit d’une ressource symbolique fondamentale. Il constitue aussi, pour les sympathisants du parti Les Républicains, une figure d’affirmation idéologique. De ce point de vue, ce n’est pas tellement le bilan de son quinquennat qui importe, mais bien davantage la fierté qu’il donna aux électeurs de l’UMP de l’emporter en 2007 sans transiger sur les valeurs qu’ils chérissaient. On l’a souvent répété alors,

Nicolas Sarkozy sut être une figure transgressive, affirmant des fondamentaux idéologiques parfois contraires au « politiquement correct », du moins tant qu’il était en campagne. Ainsi, lors de la primaire de la droite et du centre, ses partisans n’espéraient pas qu’il ait changé, comme il tenta maladroitement de les en convaincre, mais plutôt qu’il demeurât semblable à celui qui les mena à la victoire en 2007 et perdit finalement d’assez peu en 2012.

Dans ce cadre, les déclarations de Nicolas Sarkozy au Point étonnent par leur modération, notamment à l’égard de l’actuel chef de l’Etat. Remarquant, en semblant le déplorer, que ce dernier soit la cible de bien des critiques, il rappelle la difficulté à satisfaire les attentes des Français à l’égard du pouvoir. En conséquence, parlant d’Emmanuel Macron, la position qu’il affirme est simple : « donnons-lui le temps ». De là nait un sentiment de décalage par rapport à ce qu’en pensent les sympathisants de droite. Parmi ceux du parti Les Républicains, seuls 27% ont désormais une bonne opinion d’Emmanuel Macron comme président de la République, au lieu de 48% en janvier. Dans le même temps, la proportion de Français qui déclarent « attendre de voir les résultats » de l’action de l’exécutif avant de se prononcer est passé de 48% à 39%. L’impatience gagne donc les sympathisants LR qui avaient pourtant été nombreux à soutenir les réformes sociales menées par le gouvernement. Le propos temporisateur de Nicolas Sarkozy intervient à contretemps.

Plus généralement, l’ancien président de la République se livre à un exercice de distanciation à l’égard du personnage qu’il incarna. Sur l’immigration, thème essentiel à droite aujourd’hui et sur lequel ses positions tranchées ne contribuèrent pas peu à son élection en 2007, il choisit le détour par des considérations sur l’Europe et la question démographique. Le contraste est brutal avec le ton direct, concret et pragmatique qui fit son succès. Il en va de même sur la plupart des sujets abordés avec en point fixe une exaltation de son engagement européen, « viscéral ». Là aussi le propos paraît un peu anachronique, dans la mesure où, si les Français en général et les sympathisants LR en particulier redoutent l’aventure monétaire que serait la sortie de l’euro, leur attachement affectif à l’Union européen s’est beaucoup affaibli. L’heure est plutôt à l’exaltation de l’idée nationale, très précisément ce qui permit à Nicolas Sarkozy de rassembler plus de 31% des suffrages exprimés au premier tour de 2007, donc bien au-delà des contours de la droite modérée et europhile.

En cela, à travers le vaste tour d’horizon que propose Nicolas Sarkozy dans les colonnes du Point, il dessine de lui-même un portrait bien différent de celui que ses anciens électeurs s’en font. Evoquant tour à tour la plupart des grands pays du globe et leurs dirigeants, il multiplie les louanges avec un esprit de système qui étonne et amuse à la fois. Lorsqu’il affirme sa vocation entrepreneuriale, au service d’un grand groupe français dont la prospérité est directement indexée sur la mondialisation des échanges, sans doute faut-il le croire. Une telle vocation n’empêche pas un retour en politique, mais outre qu’elle le rend plus improbable, elle en modifierait sans doute aussi les termes. Si Nicolas Sarkozy ne dit plus avoir changé, il semblerait bien, cette fois-ci, qu’il l’ait fait.

L’usage politique du « progressisme » par LREM et Emmanuel Macron

Interview de Jérôme Sainte-Marie par Alexandre Lemarié, publiée par Le Monde
le 20 octobre 2018.


LE MONDE – Emmanuel Macron veut doter son camp d’un nouveau corpus idéologique, le progressisme. Pour quelle raison ? 

Jérôme SAINTE-MARIE –Cela correspond à trois objectifs. Emmanuel Macron entend d’abord nommer son projet idéologique pour le faire partager autant que possible. Avec l’idée de dépasser le clivage gauche-droite pour s’inscrire dans un axe perpendiculaire à celui-ci, qui est l’opposition entre les progressistes et les voire les nationalistes, assimilés aux réactionnaires. Le deuxième aspect est électoraliste. En imposant une nouvelle lecture du conflit politique, le chef de l’État cherche à entretenir les tensions et les contradictions au sein des partis de gouvernement traditionnels, que sont Les Républicains et le Parti socialiste, en espérant que la vie politique française ressemble durablement au second tour de la présidentielle. Le troisième aspect, enfin, est sociologique. Les catégories sociales, qui ont amené Emmanuel Macron au pouvoir, que je regroupe dans « le bloc élitaire », sont convaincues de porter un projet réellement progressiste.

Qu’est-ce que le progressisme revendiqué par M. Macron et La République en marche ? 

Il est facile à définir, dans la mesure où il a été décrit par anticipation par le philosophe Jean-Claude Michéa, en 2011, dans son ouvrage Le complexe d’Orphée, avec en son sous-titre « La religion du progrès ». Cela correspond à une projection dans l’avenir débarrassée aussi bien des contraintes au développement capitaliste que pouvait constituer la morale traditionnelle, chère à une partie de la droite, que des limites issues du mouvement ouvrier, chères à une partie de la gauche. C’est aussi un projet adapté au stade actuel d’un capitalisme à la fois mondialisé et financiarisé. Il est porté sans restriction par ceux que le chercheur du Cevipof, Luc Rouban, a défini dans son livre, Le paradoxe du macronisme, comme les « socio-libéraux ». C’est-à-dire des gens acquis à la fois au libéralisme culturel et au libéralisme économique le plus abouti. Les cadres supérieurs des grandes entreprises privés en constituent le noyau.

Le macronisme est-il un progressisme ? 

Il me paraît clairement une forme de progressisme dans la mesure où il correspond à un accompagnement, voire à une accélération, du cours des choses. Assimilant progrès et croissance il poursuit l’adaptation de la France à la mondialisation économique et financière. Quant à savoir si cela correspond à un réel progrès, un avenir désirable, la réponse pour chacun dépend de ses valeurs personnelles mais aussi de sa position dans la structure sociale.

 

En quoi l’emploi de ce mot est-il une rupture avec le traditionnel clivage gauche-droite ? 

La gauche pensait pouvoir proposer le libéralisme culturel sans le libéralisme économique. La droite classique, elle, promettait davantage de libéralisme économique, couplé à la défense des valeurs traditionnelles. Le progressisme d’Emmanuel Macron postule que ces entre-deux sont une illusion. Il lui préfère un libéralisme intégré, plus conséquent.  Pour autant, le chef de l’État ne parle jamais de libéralisme.

Pour quelle raison ?

Il sait qu’il ne peut y avoir de majorité autour du mot libéralisme, qui, comme celui de populisme, est chargé de connotation très négative dans l’opinion française. Le terme de libéralisme risquerait de reconstituer le clivage gauche-droite aux dépens d’Emmanuel Macron, en situant ce dernier à droite. Le progressisme, à l’inverse, renvoie davantage à une sémantique de gauche.

 Avec un tel concept, le président se situe donc plutôt à gauche… 

Au XXème siècle, ce fut un terme porté par la gauche, voire à une époque par le Parti communiste pour désigner ses « compagnons de route ». Son emploi comporte donc un risque pour Emmanuel Macron car il est encore de nature à effrayer une partie d’un électorat issu de la droite traditionnelle, dont le chef de l’Etat a pourtant besoin pour élargir sa base électorale. Son enjeu est de faire subir au mot progressisme ce qui a été infligé au mot réforme. C’est-à-dire le faire passer du camp de la revendication sociale à celui de la promotion de la dynamique économique.

N’est-ce pas un concept un peu fourre-tout, au risque d’être difficilement lisible par l’opinion ? 

C’est un autre risque. Ce mot parle avant tout aux milieux aisés, aux gagnants de la mondialisation. Et très peu aux milieux populaires. Surtout, il dénote d’un optimisme très décalé avec ce que ressentent la majorité des Français, qui anticipent plutôt une dégradation de leurs conditions de vie. Veulent-ils plus de concurrence, plus d’individualisme ? Dans les Trente Glorieuses, les Français anticipaient l’avenir de manière positive. Aujourd’hui, face au chômage, au déclassement et aux mutations culturelles subies, ils ne souhaitent pas forcément une accélération des processus.

Pourquoi M. Macron veut-il résumer les européennes à un combat entre populistes et nationalistes ? 

Chez le chef de l’État, le progressisme se définit un peu par lui-même mais davantage par opposition. Parfois face aux conservateurs et aux réactionnaires. Le plus souvent face aux nationalistes et aux souverainistes, comme il l’a fait dans son discours devant le Congrès réuni à Versailles, le 9 juillet. En cela, il s’inscrit dans une visée essentielle de son projet : maintenir l’arrimage de la France à l’Europe. C’est ce qui lui a valu ses soutiens initiaux. Il réanime ce concept pour mettre en scène à l’occasion des européennes un conflit entre ce qu’il appelle la « lèpre » populiste et les forces de progrès, c’est-à-dire peu ou prou, entre le camp du mal et celui du bien.

Cette approche binaire ne risque-t-elle pas d’étouffer le débat démocratique? 

Schématiser l’enjeu des européennes à un conflit entre progressistes et nationalistes est une dramatisation telle du débat politique qu’elle rend celui-ci pratiquement impossible. Plutôt que de penser une scène démocratique où des projets divers s’affrontent, également légitimes, il instaure une césure morale, une ligne de front. Cette diabolisation de l’adversaire aboutirait à étendre aux eurosceptiques, voire à tous les eurocritiques, la stigmatisation dont font l’objet depuis trente ans les électeurs du Front national.

Macron et l’usage politique des années 1920/30

Interview de Jérôme Sainte-Marie, réalisée par Hadrien Mathoux et publiée sur marianne.fr le 2 novembre 2018.


MARIANNE – Au-delà de la comparaison historique  entre les années 1920-1930 et aujourd’hui, quelle volonté se cache derrière cette dramatisation des enjeux ?

L’intention durable d’Emmanuel Macron est de faire que la vie politique française ressemble, structurellement, au second tour de l’élection présidentielle qui l’avait opposé à Marine Le Pen. Son projet de rénovation libérale de la France n’a pas pour lui une majorité naturelle dans la population, cette faiblesse doit donc être compensée par des arguments « négatifs ». C’est ce qui avait joué pour Emmanuel Macron au second tour de la présidentielle, mais aussi dès le premier, où beaucoup de gens avaient voté en sa faveur pour éviter un second tour Mélenchon – Le Pen ou Fillon – Le Pen.

Le macronisme est un projet cohérent, mais qui ne réussit pas à constituer un bloc social majoritaire ou même important autour de lui. Les expressions caricaturales du président sur les années 1930 s’expliquent par un véritable glissement dans l’opinion ; son socle est inférieur à celui de Nicolas Sarkozy à la même époque de son mandat, et rejoint le niveau de François Hollande. En clair, la réunion des « libéraux des deux rives » ne tient pas sa promesse de constituer un bloc réformateur plus important que celui dont disposaient Nicolas Sarkozy ou François Hollande.

La volonté d’Emmanuel Macron de faire appel à un passé tragique en l’assimilant à ses adversaires politiques peut-elle être efficace auprès des électeurs ?  

Visiblement pour l’instant cela ne prend pas. L’outrance de ce genre de formules peut provoquer une forme d’épuisement dans la population. Cela fait 30 ans que la gauche a usé cette corde-là, évoquant « les heures les plus sombres » ou le souvenir de la Seconde guerre mondiale. Dans le climat d’exaspération actuel, c’est quelque chose qui fait sourire ou agace mais ne produit plus d’effets électoraux mécaniques.

De plus, cette stratégie comporte un risque non négligeable pour le président et ses soutiens. Elle peut aboutir à constituer un « bloc populaire » d’une importance décisive. Le problème du bloc populaire, c’est qu’il est très fortement divisé : or le langage outrancier d’Emmanuel Macron peut permettre sa réunification, en obligeant par exemple une partie de la France insoumise à considérer qu’elle peut s’unifier à d’autres forces sur la base de l’anti-macronisme. Un certain nombre de Français peut considérer tout à fait possible de réunir ses forces (comme le 17 novembre lors de la mobilisation contre la hausse du prix du carburant) ou ses voix. Donc l’argument du président peut faire bouger les lignes… mais peut-être en se retournant contre son auteur.

Il a aussi l’effet de favoriser outrageusement le Rassemblement national, dans une période d’affaiblissement de la France insoumise. Emmanuel Macron se représente son avenir comme en grande partie lié à l’adhésion des sympathisants de droite qu’il a perdus depuis quelques mois. Il reste pour lui extrêmement important de fracturer le parti Les Républicains, en espérant rallier à lui ceux qui adhèrent à une ligne Pécresse – Bertrand. Mais la ficelle utilisée est très grosse, et le mécontentement d’une part toujours plus large de la population française rend l’argument très fragile.

Au-delà de l’objectif politique poursuivi par le Président, le fait d’assimiler les adversaires du macronisme au nationalisme des années 1930 n’a-t-il pas des effets sur le débat politique au sens large ?

La sortie d’Emmanuel Macron témoigne d’une manière de structurer le débat politique en des termes qui le rendent, de facto, impossible. Car nous ne sommes plus ici dans un débat entre plusieurs options également légitimes, mais dans une représentation du monde politique selon une ligne de fracture qui est quasiment une ligne de front, et regroupe dans une communauté de diabolisation les différentes oppositions au gouvernement. C’est un schéma dévastateur pour le débat démocratique car posé en des termes qui l’empêchent. On peut même aller plus loin : une telle rhétorique fait planer un soupçon d’illégitimité sur la plupart des forces d’opposition, ce qui est incompatible avec leur statut d’opposition légale. Si l’on considère que ses adversaires mettent en danger la démocratie, pourquoi accepter qu’ils se présentent aux élections ?

Par ailleurs, ce qui est curieux dans cette comparaison paresseuse avec les années 1930, c’est qu’elle semble montrer une méconnaissance totale de la période, en tout cas en France : cette décennie y est en effet notamment marquée par une progression de la gauche qui aboutit à l’accession au pouvoir du Front populaire et par l’échec des ligues d’extrême droite ! Emmanuel Macron se situe, certes, dans une échelle européenne lorsqu’il évoque la montée des nationalismes et des protectionnismes économiques. Or l’analogie qu’il utilise est un aveu d’échec : il est arrivé au pouvoir en portant un projet d’accélération de la construction européenne, du fédéralisme. Il se retrouve pris à contre-pied par la montée, partout en Europe, de forces politiques qui réclament une affirmation de l’Etat national. Ce souverainisme est souvent relatif ou incomplet, mais il progresse et place Emmanuel Macron dans une position d’isolement qui entache sa crédibilité sur le plan national. Puisque chez le président la dimension européenne est très cohérente avec son projet pour la France, ces difficultés se retrouvent fortement articulées. Et se reflètent dans son discours de dramatisation.

Le choix pro-immigration de Mélenchon le coupe de la vague populiste

Tribune de Jérôme Sainte-Marie publiée par Le Figaro le 18 septembre 2018.


Pour la France Insoumise, le vent venu de l’Est apporte de bien fâcheuses nouvelles. Le lancement en Allemagne du mouvement Aufstehen (Debout) par la coprésidente du parti Die Linke (La Gauche) au Bundestag, Sarha Wa- genknecht, attise les brandons de la dispute sur la question migratoire. Or, sur ce sujet, Jean-Luc Mélenchon n’a eu de cesse depuis des années de pratiquer la politique de l’oxymore : défenseur proclamé de l’ordre républicain et donc de la notion de frontière, il se faisait, en même  temps, dénonciateur implacable de toutes les mesures concrètes pour faire respecter celle-ci comme celui-là. Parmi tant d’exemples, le leader de la France Insoumise s’était distingué au printemps dernier par son soutien aux « Trois de Briançon », trois militants étrangers ayant participé aux bousculades contre des douaniers au col de Montgenèvre afin de permettre le passage de migrants.

L’attitude longtemps ambivalente de Jean-Luc Mélenchon ne lui a pas évité les critiques des milieux pro-migrants  qui souhaitaient un ralliement explicite à leurs positions.  Ce faisant cette mouvance lui rendait un grand service, car il pouvait utiliser leur véhémente insatisfaction comme gage de l’équilibre de sa position politique. Les débats à l’Assemblée nationale lors du vote de la loi Asile et Immi- gration ont pourtant montré qu’il n’en était rien, le groupe parlementaire de la France Insoumise multipliant les prises de parole pour réclamer une extension du droit d’asile et refuser toute répression pratique de l’immigration clan- destine sous prétexte d’en dénoncer les causes premières.

L’événement allemand, celui de l’affirmation au  sein même de Die Linke, modèle du Front de Gauche, d’un mouvement souhaitant allier une critique marxiste de la société avec une volonté de contrôle de l’immigration, a précipité les choses. En effet, l’initiative de Sarha Wa- genknecht entend rompre l’équivalence entre extrême gauche et refus des frontières, dans la perspective d’une reconquête des catégories populaires qui, en Allemagne comme en France, considèrent que l’humanisme abstrait s’accommode du sacrifice de leurs conditions concrètes d’existence. Or le soutien qu’a apporté à Sarha Wa- genknecht Djordje Kuzmanovic, conseiller auprès du leader de la France Insoumise sur les questions de défense et de relations internationales, a suscité un très rare désaveu public de la part de Jean-Luc Mélenchon, fort tolérant pour les tenants d’une ligneopposée.

Ainsi, la messe est dite, et l’ancien candidat à l’élection présidentielle sort de l’ambiguïté sur la question migra- toire, tandis que Manuel Bompard, tête de liste masculine de la France Insoumise aux élections européennes, rap- pelle sur son blog son engagement à régulariser tous les immigrés clandestins.

« Bravo à l’Aquarius » s’était exclamé Jean-Luc Mélenchon le 25 août lors de son discours de clôture de l’université de son mouvement. Réalisait-il alors que 51% des sympathi- sants de la France Insoumise, selon l’Ifop, considéraient en juin dernier qu’il ne fallait pas proposer d’accueillir ce na- vire et les migrants qu’il transportait ? 67% des Français en pensaient autant, mais il est vrai que 59% des sympathi- sants socialistes étaient d’une opinion inverse. Se souvient- il, Jean-Luc Mélenchon, que pour 43% de ceux qui ont voté pour lui en 2017, l’immigration joue, « de manière géné- rale », un rôle négatif, contre 33% qui lui accorde un rôle positif ? Mesure-t-il que seuls 18% des sympathisants de la France Insoumise pensent que la politique d’Emmanuel Macron en matière d’immigration est trop rigoureuse? Certainement.

Mais Jean-Luc Mélenchon voit aussi que sur la question migratoire l’adoption d’une ligne compatible avec les in- quisiteurs de la gauche dite morale constitue le sésame de sa réintégration politique en son sein. Les anciens élec- teurs de Benoît Hamon forment à peu près la seule catégo- rie à juger positif l’impact de l’immigration sur la société française. Jean-Luc Mélenchon souhaite les séduire, et donc sacrifie à leur croyance sur le sujet. Cette attitude va de pair avec une édulcoration de sa position sur l’Union européenne, avec une dialectique Plan A – Plan B de plus en plus confuse. En termes d’efficacité électorale, ce mouvement est surprenant, tant l’opinion des Français se radicalise sur ces différents sujets, et notamment sur la question migratoire, deuxième motivation du vote, selon un ré- cent sondage, pour les prochaines élections européennes.

Dès lors, à quoi sert le discours de plus en plus ouverte- ment pro-migrants de la France Insoumise ? À revenir au bercail de la gauche, celui où nombre de ses dirigeants ont fait leurs premières armes, parfois au sein de mouvements qui, tels SOS Racisme, servaient de rabatteurs pour le parti de François Mitterrand.Comme l’a dit Jean-Luc Mélen- chon le 9 septembre à Marseille « que finisse cette longue solitude pour moi d’avoir été séparé de ma fa- mille». Soucieux de devenir l’astre majeur d’une gauche reconstituée, la France Insoumise veille à user d’une rhéto- rique – les modernes pédants parleront de « stratégie dis- cursive » – à même d’amadouer les gardiens du temple de lagauche.

N’en déplaise à ceux qui croient voir en les amis de Jean- Luc Mélenchon d’indécrottables marxistes, il n’y a dans cette démarche aucune analyse de classe ni visée révolu- tionnaire. On y trouve simplement une tactique peu inspi- rée à destination des élections européennes, doublée d’une très probable faute stratégique.

Dans les opinions publiques européennes, le vent de l’Est l’a emporté sur celui de l’Ouest, et la normalisation de la France Insoumise intervient à contretemps. Afin de pren- dre la direction d’une force très affaiblie, la gauche, qui ne rassemble qu’un quart des électeurs, elle abandonne toute espérance de profiter de la vague populiste qui traverse le continent. De cette erreur, sans doute inévitable compte tenu de ce qu’est la sociologie de la mouvance France In- soumise, la question migratoire constitue l’éclatant révéla- teur. Ainsi, Jean-Luc Mélenchon déclare forfait sur la stratégie populiste, et libère la voie à des forces politiques qui ne lui ressemblent guère.