Un isolement nouveau de l’exécutif, périlleux en cas d’épreuve.

Interview de Jérôme Sainte-Marie réalisée par Guillaume Perrault et publiée par Le Figaro le 30 août 2018.


LE FIGARO – A quel degré la démission de Nicolas Hulot affaiblit-elle Emmanuel Macron ?

 

Jérôme SAINTE-MARIE – L’exécutif connaît depuis plusieurs mois dans l’opinion publique un affaiblissement de ses soutiens dans l’opinion. Ce fut constaté avant l’affaire Benalla, et confirmé ensuite. Ainsi, selon la toute dernière livraison du baromètre IFOP, Emmanuel Macron enregistre son score le plus bas en termes de satisfaction depuis le début de son mandat – 34% des Français -, avec une chute particulièrement brutale – 14 points – parmi les sympathisant de droite. Cette dynamique négative ne peut qu’être entretenue par la démission de la personnalité politique la plus populaire actuellement, Nicolas Hulot. La forme choisie par celui-ci pour annoncer son départ revêt un caractère cinglant à l’égard d’Emmanuel Macron. Son incarnation de l’autorité présidentielle était déjà mise à mal par différents incidents comme l’étrange spectacle organisée à l’Elysée lors de la fête de la musique et plus encore par son attitude face à l’affaire Benalla. Cette fois, il lui est infligé une forme d’affront. Les différentes oppositions s’en trouvent galvanisées, cependant que la force d’attraction de la République en Marche sur leurs élus, ravageuse au début du quinquennat, est affaiblie. La préoccupation écologique n’est certes pas un critère prioritaire de choix électoral, mais cette démission a une portée bien plus grande que les dossiers qui l’ont motivée, car elle atteint le charisme présidentiel. Compte tenu de l’extrême personnalisation du pouvoir actuel, qui va très au-delà de ce qu’impose le fonctionnement de la Vème République, le coût politique se voit multiplié.

Le président peut-il gouverner sans s’appuyer, au gouvernement, sur des poids lourds de la politique ou de la société civile ?

Par temps calme, le gouvernement n’aura pas de difficultés particulières. Il dispose d’une majorité absolue à l’Assemblée nationale, les forces syndicales sont divisées, le mouvement social a été battu, et l’on voit mal la Commission européenne causer des difficultés à un chef de l’Etat aussi attaché à lui plaire. Par ailleurs, le macronisme a réunifié des forces sociales dominantes autrefois partagées entre gauche et droite, ce qui constitue une base de pouvoir redoutable. Cependant, l’exercice du pouvoir par Emmanuel Macron a provoqué des fissures dans ce bloc élitaire, ce que le déroulement de l’affaire Benalla a illustré. Mais il n’est pas nécessaire pour Emmanuel Macron d’élargir sa base politique ou de mieux répartir les rôles dans sa majorité. Deux arguments pourraient cependant l’y amener. En premier lieu, on sent aujourd’hui un isolement et une fragilité nouveaux, qui pourraient se révéler périlleux face à une épreuve extraordinaire, je songe par exemple à une crise ouverte de l’Union européenne ou bien à un débat national sur l’adoption d’un traité commercial comme le TAFTA. Là il pourrait y avoir coalition des oppositions et difficulté réelle pour le pouvoir. Je pense également à un second argument, bien plus prosaïque, et qui concerne la préparation des élections municipales de 2020. Cette étape, décisive pour l’implantation de la République en Marche, imposera sans doute à Emmanuel Macron des accommodements avec ce qu’il appelle l’ancien monde.

Macron devient-il un président comme les autres, confronté au désenchantement ?

Puisqu’Emmanuel Macron n’obtient plus qu’un score de satisfaction de 34% chez les Français, il se trouve en effet en dessous de ce que connaissait Nicolas Sarkozy au même moment de son mandat. Il faut cependant rappeler que l’actuel chef de l’Etat avait vu sa courbe de satisfaction s’élever de 40% à 52% entre septembre et décembre 2017. Il n’y a donc rien d’inéluctable, mais la perspective d’un enlisement dans l’impopularité me paraît la plus probable. Les Français passent en cette rentrée de l’expectative à l’impatience. Beaucoup laissaient à Emmanuel Macron le temps de mettre en œuvre sa politique, ils attendent maintenant des résultats. Les indicateurs du chômage et du pouvoir d’achat redeviennent déterminants. S’ajoute à cela trois facteurs périlleux pour l’exécutif. Tout d’abord, les Français acceptent une certaine part d’inégalité dans les efforts demandés mais sous condition d’une amélioration globale, ce qu’ils ne perçoivent pas aujourd’hui. Ensuite, certains, notamment à droite, soutenaient l’exécutif tant qu’ils redoutaient un blocage social, et celui-ci étant désormais surmonté, leur solidarité avec le gouvernement s’amenuise. Enfin, sa politique économique et fiscale l’isole progressivement de pans entiers de la société française. L’annonce faite au sujet des pensions de retraites, avec une désindexation de leur revalorisation par rapport à l’inflation, sera peu appréciée par les intéressés.

Vous aviez qualifié le président de « libéral clintonien ». Est-ce toujours votre sentiment ?

Je persiste à le croire. Je ne vois pas qu’il soit devenu un « Président de droite ». Il ne me paraît pas davantage être un « Président de gauche » plus ou moins masqué. Emmanuel Macron incarne une offre idéologique libérale et européiste assumée, qui voit dans l’adaptation de la société française aux exigences du capitalisme mondialisé le principe de sa sauvegarde. Face à ce qu’il nomme « les nationalismes » et à la « lèpre » populiste, il entend constituer la digue la plus solide. Le problème qu’il rencontrera sur cette voie est la progression en France comme sur tout le continent d’un refus de ce libéralisme-là. En matière d’opinion aussi les faits sont têtus, et la ligne politique radicale de la République en marche me paraît condamnée à rester minoritaire. Du moins si les autres forces politiques, et en premier lieu les Républicains, réussissent à concilier crédibilité gouvernementale et écoute des demandes populaires.

Wauquiez est le mieux placé face à Macron.

Interview de Jérôme Sainte-Marie, réalisée par Corinne Lhaïk et publiée par
L’Express le 31 août 2018.


L’EXPRESS – Emmanuel Macron est-il devenu un président normal ?

Jérôme SAINTE-MARIE – Oui, parce qu’il doit diriger le pays avec cette impopularité massive qui frappe tout président français depuis une vingtaine d’années. Emmanuel Macron voulait s’appuyer sur ces deux Français sur trois que Valéry Giscard d’Estaing, avant lui, a rêvé de réunir. Un temps, il a progressé vers cet objectif, réussissant à élargir sa base électorale, ces 24 % qui ont voté pour lui au premier tour de la présidentielle. Par la composition de son gouvernement, ses premières mesures, son charisme personnel, il était même devenu majoritairement populaire. Le reflux entamé à partir du printemps, notamment dans l’électorat de droite, s’est précipité durant l’été.

Pourquoi ?

Cela tient sans doute à une contradiction interne au macronisme. Une partie de la droite le soutient par nécessité plutôt que par une adhésion culturelle franche et massive. Il n’appartient pas à la droite car il incarne un libéralisme culturel qui a toujours provoqué les réticences des électeurs de François Fillon. Mais ceux-ci ont considéré que Macron faisait le travail promis par le candidat de la droite en matière de réformes sociales, qu’il avait passé une sorte de contrat de chantier avec eux. Cette solidarité ne tient que tant qu’il y a des combats à mener. Après la victoire éclatante de Macron sur le front social,ces électeurs de droite se sont sentis moins obligés de soutenir quelqu’un qui ne leur ressemble guère.

Macron est-il condamné à l’impopularité ?

Un retour des conflits sociaux pourrait remobiliser cet électorat en sa faveur. Le chef de l’Etat a déjà connu une remontée de popularité. Elle avait chuté à 40 % l’été dernier (sondage Ifop pour Le Journal du dimanche) pour remonter à 52 % en décembre 2017. C’est très rare : il y a eu une sorte depetit miracle macronien, Hollande, lui ne s’était jamais remis d’un premier été difficile.

Mais Emmanuel Macron a rechuté à 34 % (sondage JDD-Ifop publié le 26 août). Pour remonter à nouveau, il lui faut un agenda gouvernemental très dense, avec des conflits et des victoires faciles à remporter. Comme ce fut le cas après la présidentielle. Grâce à un travail idéologique et à une excellente communication politique, il a su mettre en scène un clivage  toujours polémique, sous des vocables différents : les anciens et les modernes, les conservateurs et les réformateurs, les nationalistes et les progressistes, etc. La base sociologique du président étant assez resserrée, notamment sur les cadres supérieurs, c’est par l’action qu’il peut l’élargir dans les prochains mois. Surtout en se faisant le héraut de l’intégration européenne. Ce n’est d’ailleurs pas une construction artificielle,  mais bien la vérité de son projet.

Dans quel électorat peut-il le plus perdre ?

Le macronisme s’appuie sur un bloc élitaire formé de trois catégories : les gens réellement dominants, les vraies élites ; ceux qui aspirent à en faire partie, particulièrement les cadres supérieurs ; et enfin, ceux qui se disent qu’il vaut mieux être dirigé par l’élite, comme le pensent beaucoup de retraités. Ces derniers se savent dans une position économiquement dépendante et veulent que la machine tourne, car le financement de leurs retraites en dépend. Ils ont voté à 26 % pour Macron au premier tour, ce qui est un score important compte tenu de la concurrence de François Fillon. Les récentes annonces d’Edouard Philippe (Le Journaldu dimanchedu 26 août) sur la revalorisation partielle des retraites risquent de les décevoir et les prochains sondages s’en ressentiront. La mesure n’est pas forcément critiquable en termes de justice sociale, mais elle est politiquement coûteuse.

La démission de Hulot, que dit-elle de Macron ?

Que son charisme est très surestimé. Il a mis en scène son attractivité personnelle, il a voulu montrer que son dynamisme personnel lui permet de réussir là où d’autres échouent. Il l’a tenté avec Donald Trump, avec un effet boomerang. De même les bonnes relations affichées avec Vladimir Poutine n’ont pas eu de résultats. Hulot, il a été le premier à le séduire, mais il n’a pas pu le retenir. Cette stratégie narcissique montre ses limites. L’affaire Benalla a par ailleurs montré la fragilité du dispositif macronien et peut être également celle personnelle de Macron. Son comportement à cette occasion a inquiété, je pense surtout aux élus de droite et de gauche qui pouvaient être tentés par un ralliement à la République en Marche pour les municipales. Ces crises estivales les auront plutôt incités à suspendre leur décision.

Cette démission signe aussi l’échec du « En même temps » ? 

En politique, le « en même temps » de droite et de gauche fonctionne.  Je ne considère pas que Macron soit un président de gauche. Je ne considère pas non plus qu’il soit de droite. Le projet macronien demeure et transcende le clivage droite-gauche. Mais le « en même temps » programmatique, l’opinion y croit moins. La défense des intérêts de l’entreprise, de la croissance économique, etc, lui semble moins compatible avec la justice sociale et la protection de l’environnement. D’autant qu’un phénomène nouveau apparaît depuis la fin de l’été : les Français commencent à demander des résultats. Jusqu’à présent, ils laissaient du temps au président. Désormais, ils réclament que le chômage recule, que leurs impôts s’allègent, voire que les salaires augmentent.

Laurent Wauquiez a déjà brandi cet argument des résultats …

Absolument. Et son analyse est juste. Il ne peut pas attaquer Macron comme le font Le Pen ou Mélenchon. Son électorat ne le comprendrait pas, puisque Macron applique en bonne partie, en matière économique, un programme qui aurait été celui de la droite au pouvoir. Lors de son discours de rentrée au Mont Mézenc il s’interroge sur les résultats. Et il va puiser des éléments idéologiques pour contrer le libéralisme culturel de Macron sur les questions migratoires et identitaires. Son pari c’est que le libéralisme économique n’entraîne pas forcément le libéralisme culturel, que la fidélité à l’Europe n’entraine pas forcément la disparition du thème national. Il y a une forme de déception à l’égard du macronisme qu’il peut espérer politiser à son profit. Prenons par exemple les retraités, vaste catégorie, ils ne vont pas aller chercher du côté du Rassemblement national (RN, ex-FN) ou de la France insoumise (LFI) pour défendre leur pouvoir d’achat, mais pourraient de nouveau s’intéresser au discours des Républicains.

Wauquiez est-il le chef de l’opposition ?

Il n’y a plus de chef de l’opposition parce que qu’il n’y a plus une opposition, mais plusieurs, antagonistes. On peut parler d’une quadripartition de la carte politique, où l’ancienne division entre la droite et la gauche coexiste avec la nouvelle, dominante, entre populisme et européisme. Wauquiez a compris qu’il lui fallait introduire des éléments de populisme. A l’inverse, Jean-Luc Mélenchon prend ses distances avec le populisme et ce faisant, il commet une erreur d’analyse. Il veut devenir le chef d’une gauche reconstituée. Il considère que le coût d’une ligne populiste est exorbitant, qu’il y perdrait une bonne partie de ses militants, qu’il y perdrait aussi son groupe parlementaire, tous attachés à des positions gauchisantes sur différents sujets de société, tels que l’Université, la famille ou l’immigration. Du coup, son discours c’est : « bravo à l’Aquarius », alors même que la moitié des sympathisants LFI ont approuvé, cet été, la décision de Macron de ne pas ouvrir les ports à ce bateau transportant des migrants. D’un point de vue idéologique, Laurent Wauquiez prend un risque rationnel, Jean-Luc Mélenchon recherche un confort illusoire.

Comment situez-vous Marine Le Pen ?

C’est le géant endormi de la vie politique française. Elle a été peu présente durant l’année écoulée. Les rares sondages faits pour la prochaine présidentielle, même si, à ce stade, il faut les regarder avec prudence, montrent qu’elle peut rebondir. Son parti devrait bénéficier de votes importants lors des prochains scrutins, tant les thèmes qui l’ont construit demeurent prioritaires dans l’opinion. Et ce d’autant plus qu’il n’a pas de concurrence. Laurent Wauquiez n’a pas encore reconquis l’assise populaire que la droite a abandonnée depuis Nicolas Sarkozy. Et Jean-Luc Mélenchon déclare forfait sur le registre populiste, et les attentes populaires qui lui correspondent. En outre, le point faible du RN, la crédibilité économique, n’est pas trop pénalisant dans une élection européenne. Et dernier atout, il bénéficie du souffle populiste en Europe. Le courant idéologique massif, c’est le retour des nations et le refus de l’immigration. Le cas italien est éclairant pour Le Pen : trois Italiens sur quatre apportent leur soutien à Salvini. Et ce pays ressemble politiquement à la France bien davantage que l’Allemagne ou le Royaume-Uni. Via la question européenne, qui gênera LR et LFI, Marine Le Pen peut opérer un jeu de miroir avec Macron. Ce sera le refus global de l’Europe versus le Tout Europe.

L’alternative à Macron est-elle forcément populiste ?

Non, parce que le populisme à l’état brut n’existe plus que dans les rangs du Front national. Et cela l’isole en termes de crédibilité. Deux issues apparaissent les plus probables pour ce quinquennat. Soit Macron se succède à lui-même en s’appuyant sur une alliance cohérente de milieux sociaux liés par un choix européen assumé. Il ne pourra certes pas parvenir au fameux deux Français sur trois, mais s’il consolide un bloc de 33 %, ce ne sera déjà pas si mal. Soit la droite parvient à conjuguer libéralisme économique et combat identitaire, comme ailleurs en Europe, et alors elle peut espérer retrouver l’attention d’une partie des catégories populaires qui l’ont abandonné. Ce serait une droite Wauquiez et non une droite Pécresse. Cela peut former un bloc social plus important que le bloc élitaire de Macron. C’est pourquoi, à ce stade, je pense que Wauquiez est le mieux placé face à Macron.

Sentiment d’injustice et défaut de résultats : un mélange détonnant.

Interview de Jérôme Sainte-Marie, réalisée par Soazig Quéméner et publiée par
Marianne le 24 août 2018.


MARIANNE – Emmanuel Macron entend à nouveau multiplier les annonces de réformes. Cela suffira-t-il à sauver cette nouvelle rentrée délicate ?

Jérôme SAINTE-MARIE –C’est la meilleure solution pour lui. Emmanuel Macron détient un contrat de chantier. Il a fondé dès le départ une majorité de projet sur la promesse de réaliser toutes les réformes libérales que les différentes majorités de gauche et de droite avaient échoué à mener à leur terme. C’est sur cette reconnaissance idéologique que se fonde sa base politique dans l’opinion, qui représente environ un tiers de la population. Chaque réforme peut le renforcer en suscitant des antagonismes. Par exemple, à l’occasion de la réforme de la SNCF, il s’est opposé particulièrement à la CGT, ce qui par ricochet a provoqué un phénomène d’identification d’une bonne partie des sympathisants de droite autour de lui. Avec toutefois une question de long terme : cette dynamique va ralentir au fur et à mesure qu’il n’y aura plus grand-chose à libéraliser …

Assurance-chômage, retraites… les dossiers qui s’annoncent sont de plus longue haleine que la réforme du code du travail par ordonnances… 

Se pose un double problème pour Emmanuel Macron en cette rentrée. D’une part, on va commencer à lui demander des résultats, notamment en termes de pouvoir d’achat et d’emploi, ce qui n’était pas le cas l’année dernière. A la rentrée 2017, les gens considéraient qu’il fallait lui laisser du temps. Ils voulaient juste avoir l’impression qu’il savait où il allait. Un an plus tard, les Français se demandent ce que la politique de Macron leur rapporte, quelle est son efficacité. Ensuite, l’injustice ressentie de sa politique pouvait être considérée par certains comme nécessaire, pour qu’il y ait croissance. C’est la théorie du ruissellement. Mais on peut avoir le réveil à l’occasion notamment de cette réforme des retraites, d’un sentiment d’injustice sans justification économique évidente, ce qui est politiquement dévastateur. Sans compter que, comme Sarkozy, des éléments d’image forts se sont installés lors de cette première année de pouvoir.

Avec un mois de recul, comment évaluez-vous l’impact de l’affaire Benalla ? 

L’affaire Benalla a eu un impact négatif notamment à droite. Aujourd’hui, les sympathisants de droite ont une vision utilitariste d’Emmanuel Macron : ils se disent qu’il fait le travail que même Sarkozy n’avait pas réalisé en matière de réformes. Mais l’adhésion n’est pas là car ce n’est pas quelqu’un qui est de leur univers notamment d’un point de vue culturel. Le risque pour la droite profonde était que peu à peu ce lien se noue. Or à l’occasion de l’affaire Benalla, on a découvert quelqu’un qui n’est pas très libéral en matière politique, qui centralise le pouvoir et qui plus encore opère une forme de privatisation de sa fonction et détourne les institutions au profit d’une coterie. Et cela a révélé, tout comme l’affaire de Villiers l’été précédent, la difficulté Emmanuel Macron dans sa relation aux corps auxquels sont tant attachés les électeurs de droite : l’armée, la gendarmerie et la police. Cela a donc freiné le basculement des sympathisants de droite et du centre d’une forme de reconnaissance à l’égard de Emmanuel Macron vers une adhésion qui aurait pu aller jusqu’à un remplacement de LR et de l’UDI par La République en Marche. Cette affaire redonne de l’oxygène à la droite et au centre.

Pour les Européennes, Jean-Pierre Raffarin a indiqué que l’alliance de LREM avec les juppéistes n’était pas acquise. N’est-ce pas une très mauvaise nouvelle pour le président ? 

Bien sûr : les propos de Jean-Pierre Raffarin sont entendus par les élus. Ces élections européennes auront un rôle de signal : elles viennent juste avant des municipales qui devaient permettre à LREM de s’ancrer dans le paysage politique. Un mauvais score aurait chez les élus et les élus locaux des conséquences assez graves pour le parti de Macron : ils hésiteraient davantage à se jeter dans les bras de la République en marche pour demander l’investiture pour les municipales.

Emmanuel Macron n’entend pas laisser le déficit filer, malgré la réduction de la croissance. N’est-ce pas à même de rassurer l’électorat de la droite et du centre ? 

Pour la plupart des gens, une bonne politique est une politique qui leur profite. S’il s’agit de réduire les effectifs de fonctionnaires, cela hérissera la gauche et cela ne déplaira pas à la droite. Si cette politique de rigueur budgétaire a des conséquences négatives sur la croissance ou la fiscalité, cela peut susciter chez tous un certain mécontentement. Cette rigueur budgétaire est souvent interprétée comme une rigueur imposée par l’Europe. Dans la perspective des élections européennes, cela peut surtout donner de l’élan aux forces souverainistes.

Alors que les difficultés s’accumulent, n’y a-t-il pas urgence pour Macron à structurer davantage son entourage politique ? 

Depuis le départ, Macron a des soutiens qui représentent les intérêts dominants de la société, c’est la base réelle de son ascension. Il n’a jamais cherché à s’entourer de gens particulièrement forts. Ce qu’il cherche, ce sont des fidèles. Si l’on ose dire, il crée sa propre noblesse. Contrôlant l’Etat, ayant des soutiens puissants dans la société et un projet qui est très facilement identifié par les catégories auxquelles il s’adresse et qui composent le bloc élitaire, pourquoi éprouverait-il le besoin de restructurer les choses ?

L’affaire Benalla renforce l’image autoritaire du macronisme.

Tribune de Jérôme Sainte-Marie, publiée par Le Figaro le 30 juillet 2018.


De cet événement inédit, inattendu et imprévisible dans son développe- ment, l’affaire dite Benalla, plusieurs effets dans l’opinion apparaissent probables. On ne voit guère comment l’image d’Emmanuel Macron  en  serait améliorée auprès du grand public. Il est à l’inverse concevable que     le trouble soit grand parmi les membres de la police et de la gendarmerie.    Il est enfin certain que la grande difficulté manifestée par le parti du pou- voir durant cette épreuve fait réfléchir bien des élus tentés de le rejoin-  dre. Au-delà de d’effets d’opinion notables mais limités, cette crise in- achevée constitue aussi un moment de vérité pour le  macronisme  dans son rapport au libéralisme. Tout semble en effet  indiquer  qu’après en avoir développé le volet économique et abordé  le volet  culturel,  il s’éloigne de sa dimensionpolitique.

Il faut tout d’abord pour considérer l’impact de l’affaire Benalla rappeler qu’elle survient dans un contexte d’opinion très particulier,  correspon- dant à un net affaiblissement de la position d’Emmanuel Macron. Un sondage BVA réalisé après la Coupe du Monde, révélait une impopularité grandissante du président de la République, 59%  des  Français en  ayant une mauvaise opinion. Ainsi, alors qu’était acquise la victoire du pouvoir    sur le mouvement de contestation sociale,  avec  l’effilochement  de la  grève à la SNCF et la mise en déroute de la stratégie de « convergence      des luttes », Emmanuel Macron ne recueillait pas dans l’opinion publique  les fruits de sa victoire politique, pas plus qu’il ne détournait à son profit celle de l’équipe de France. En outre, les sympathisants LR, jusque-là divi- sés à son sujet, basculaient majoritairement dans un jugement négatif, comme s’ils se sentaient enfin libérés de l’obligation politique de soutenir l’exécutif face aux syndicats et à la gauche radicale. Emmanuel Macron conservait donc la défiance de ceux qu’ils se sentent les perdants de sa politique sociale, tout en voyant s’affaiblir la confiance parmi les tenants d’une politiquelibérale.

La réaction des Français à l’affaire elle-même est connue. Un récent son- dage indiquait que pour les trois-quarts des  Français  comme pour  les  deux tiers des électeurs d’Emmanuel Macron, l’affaire avait un impact négatif sur l’image qu’ils se font de celui-ci. Pour une fois dans ce quin- quennat,onneconstatepasdedifférencesignificativedejugementliéeà

la catégorie sociale. Ceci souligne que l’enjeu pour l’opinion publique est bien la manière d’exercer le pouvoir, et non la politique suivie par lui.    Par ailleurs, une étude Ipsos montrait l’impact naturellement très négatif des premiers développements de l’affaire sur la  cote  présidentielle, laquelle entretient la montée d’une défiance à l’égard d’Emmanuel Macron qu’elle n’a cependant pas créée.

L’affaire Benalla intervient donc en un moment où le  macronisme  trav- erse une crise politique dans l’opinion. En effet, Emmanuel Macron a été élu sur une double promesse : administrer un choc libéral à la société française, d’une part, contrer la montée en puissance des populismes d’autres part. Au bout d’un an, ces deux chantiers semblent bien engagés, l’opposition syndicale étant écrasée, la France insoumise ramenée à son tropisme minoritaire de gauche, et le Front national entravé par des moyens nouveaux.
Or, loin de temporiser, l’exécutif poursuit son renforcement politique, au-delà des attributions  très larges que lui donnent  la Vème République. Plus précisément, avec la loi contre les supposées « fake news » et la réforme constitutionnelle annoncée, ce sont les médias et le Parlement qui sont interpelés. Sensible dans les milieux di- rectement concernés par cette offensive, le trouble transparait plus largement dans l’opinion, qui entretient une relation ambivalente avec l’affirmation de l’autoritéprésidentielle.

Les études d’opinion, par exemple celles commanditées par le Cevipof, montrent une défiance assez générale par rapport aux institutions poli- tiques, présidence de la République incluse, mais un attachement aux grands piliers de l’Etat, à commencer par les forcex de l’ordre, le système  de santé et l’école. Plus généralement ils soutiennent toutes les struc-  tures qui évitent la dislocation sociale. Ils attendent donc du président de   la République qu’il soit un chef, et qu’il y ait un Etat, sans que les deux ne   se confondent. C’est d’ailleurs pourquoi les Français sanctionnent la ten- tation récurrente des présidents de la République de céder à leur « bon plaisir », en privatisant à leur bénéfice personnel les moyens qui ré- sultent de leur fonction. En conséquence, l’assertion que les Français voudraient un « roi » pour les diriger est très abusive et trompeuse. Souhaiter un bon fonctionnement des institutions n’a pas grand-chose à  voiravecvouloirlasubversiondecelles-ciparlavolontéd’unseul.

 

Un tel projet, sous une forme républicaine, n’aurait le soutien ni de ceux  qui s’opposent aux objectifs mêmes du projet réformateur macronien, et qui n’ont aucune raison de souhaiter qu’il puisse l’appliquer sans entrave,  ni de ceux qui tout en étant favorables à plus de libéralisme dans l’ordre économique souhaitent en conserver un peu dans l’ordre politique.  La  base importante mais toujours minoritaire dans l’opinion du macronisme   se fissure donc sur la question des moyens politiques, surtout quand l’adversaire semble battu et qu’aucun péril ne paraît justifier une radi- calisation du pouvoir. A ce titre, l’antienne si souvent  reprise  de l’efficacité politique du « récit » macronien de la verticalité du  pouvoir n’est qu’un récit sur le récit. Effectivement, parmi les qualités reconnues  par l’opinion à Emmanuel Macron, il y a le fait de disposer d’un cap, de diriger sans trembler, et de bien incarner la fonction. Cependant, l’affaire Benalla menace ces atouts, par le silence des premiers jours, par le flottement de sa majorité, et enfin par ce que ce qui a été révélé de l’exercice du pouvoir. Cette histoire de « récit » macronien de la verticalité n’explique pas grand-chose de la vie politique actuelle, au  con- traire de l’exercice réel de l’autorité présidentielle et des modifications concrètes apportées au fonctionnement de la démocratie.

A l’inverse d’un simple épisode de la communication élyséenne, nous  sommes sans doute à un moment décisif non seulement du quinquennat mais aussi du système politique français. Depuis quelques mois, les ré- formes annoncées ne concernent plus seulement le droit du travail et plus généralement le fonctionnement de l’économie, mais aussi le droit à l’information et l’équilibre des pouvoirs. L’affaire Benalla aurait  pu  con- tenir l’aspiration présidentielle à un centralisation encore accrue  de l’autoritépublique.Ilsembleraitàl’inversequ’elleenprécipitelavolonté.

Le défi italien à la France Insoumise

Tribune de Jérôme Sainte-Marie publiée le 29 mai 2018 par Le Figaro sous le titre :

 « Euro, immigration… le malaise de la France insoumise face à la crise italienne »


La crise politique italienne constitue-t-elle un moment de vérité pour la France Insoumise ? Un regard superficiel trouverait plutôt la situation confortable pour Jean-Luc Mélenchon. Quelques jours après qu’il a choisi, lors de « L’émission politique », une paire de ciseaux pour caractériser la politique libérale et austéritaire à ses yeux menée par Emmanuel Macron, voici qu’est annoncée à Rome la nomination d’un « Monsieur Ciseaux », surnom de Carlo Cottarelli, pour diriger le nouveau gouvernement. La rhétorique du leader de la France Insoumise trouverait donc un écho inattendu de l’autre côté des Alpes, avec l’arrivée au pouvoir, à grands renforts de soutiens européens et patronaux, d’un adepte de la réduction de la dépense publique. Réduite à ces éléments, la crise italienne offrirait à la « mouvance progressiste » dont se réclame Jean-Luc Mélenchon une illustration commode pour développer son discours anti-libéral. Malheureusement pour elle, ce qui se passe à Rome risquede révéler des fractures mal refermées et de l’obliger à éclaircir certains choix stratégiques.

Le premier problème est bien entendu le rapport à l’euro. L’impression donnée par l’attitude du président italien est encore pire que les propos tenus en janvier 2015 par le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, selon lesquels « il ne peut y avoir de choix démocratiques contre les traités européens ». Le soutien apporté par Emmanuel Macron au président Mattarellasouligne la dimension internationale de la question. Pour bien des Français, cette affaire italienne leur rappellera le sort étrange de leur vote en 2005, lorsqu’un texte, le Traité Constitutionnel Européen, refusé par 55% des suffrages exprimés par les citoyens, fut adopté, avec quelques modifications légères, trois ans plus tard par le Parlement. La France Insoumise est plutôt à l’aise sur le sujet, certains de ses leaders n’étant pas loin de considérer l’euro comme une nouvelle « prison des peuples ». Et, de fait, 70% des sympathisants de gauche avaient voté « non » en 2005.

La situation n’est pourtant pas si simple. Tout d’abord, les sondages ont montré tout au long de la campagne présidentielle que si les Français étaient très réservés sur le bilan de la monnaie unique, ils craignaient beaucoup les conséquences d’une éventuelle sortie. De ce fait, Jean-Luc Mélenchon n’avait pas trop repris son propre slogan, « l’Europe, on la change ou on la quitte ». Depuis, deux obstacles supplémentaires ont surgi. D’une part, la France Insoumise entend bien occuper l’ancien territoire de la gaucheet, plus concrètement, étriller les formations politiques se réclamant encore de celle-ci lors des prochaines élections européennes. Dès lors, certains hésitent à développer un discours trop effrayant pour tout ce que l’ancien électorat de gauche compte de partisans de l’énigmatique « Europe sociale ». D’autre part, l’alliance conclue pour le scrutin de 2019 avec Podemos en Espagne et le Bloco au Portugal incite à une certaine prudence sémantique, les Espagnols et les Portugais ayant davantage que les Français des raisons historiques et financières d’être attachés à l’Union européenne. Critiquer la Commission européenne est une chose, assez facile, s’en prendre à l’Union européenne en est une autre, bien plus risquée.

Le problème pour la France Insoumise et sa mouvance se complique avec l’identité des protagonistes de l’affaire italienne. L’alliance entre la Liga et le M5S a été présentée par Jean-Luc Mélenchon comme une « catastrophe » ayant « de forts relents d’extrême-droite ». Il est vrai que ses préférences allaient plutôt lors des dernières élections générales italiennes aux candidats du Potere al Populo, qui ont à peine dépassé 1% des suffrages exprimés. Or, il est très difficile de masquer que les électeurs italiens ont largement tenu compte de la question migratoiredans leur choix de mars dernier. Ceci ne les distingue guère désormais des électeurs britannique, allemands et autres – le contrôle de l’immigration ayant été la deuxième motivation déclarée par les électeurs français lors du premier tour de la présidentielle -, mais pose un problème évident à la « mouvance progressiste ».

Comment dénoncer un éventuel abus de pouvoir du président italien, et indirectement de la Commission européenne, si celui-ci bloque la voie du pouvoir à ce qui serait un quasi-fascisme ?Comment également ne pas verser dans une déligitimation du vote populaire, laquelle rapprocherait les « antifascistes » des « élites » abhorrées ?

Dès lors, la crise italienne n’est pas un dérivatif simple pour une France Insoumise qui après s’être imposée comme la force d’opposition principale, bute sur la puissance du « bloc élitaire » rassemblé autour d’Emmanuel Macron. Si une bonne partie des électeurs du Front national, près du quart, considèrent la France Insoumise et surtout son leader avec sympathie, l’inverse n’est pas vrai. Loin d’être gommée, l’opposition entre ces deux courants sur l’immigration a été exacerbée lors du débat sur la loi Asile et immigration. Lors des dernières mobilisations, toute une culture gauchisante s’est même réveillée, au risque de décourager davantage les catégories populaires. Aucune formule de rassemblement de la représentation politique de celles-ci ne semble s’imposer, ni même être recherchée.

C’est pourquoi l’heure italienne s’impose à la vie politique française, et en premier lieu à la mouvance de la France Insoumise. Comme à peu près partout en Europe aujourd’hui, l’affrontement entre souveraineté nationale et adhésion européenne transforme les clivages politiques et fait vaciller les identités de gauche et de droite. La République en Marche l’a parfaitement compris. La préparation des prochaines élections européennes permettra de vérifier si sa principale opposition, dans la rue comme dans les sondages, la France Insoumise donc, réussit ou non à se hisser au niveau du défi italien.

L’électorat FN est demandeur d’une alliance avec la droite

Interview de Jérôme Sainte-Marie, réalisée par Emmanuel Galiero, publiée par Le Figaro le 3 avril 2018


LE FIGARO – Comment analysez-vous le débat soulevé chez Les Républicains par les positions de Thierry Mariani ?

Jérôme SAINTE-MARIE – L’existence de ce débat est tout à fait logique parce qu’il se situe entre deux événements électoraux majeurs. Le premier est l’absence de la droite classique au second tour de la présidentielle, pour la première fois sous la Ve République. Le second événement, qui est à venir, sera les municipales. La question des accords éventuels de second tour avec le FN se posera avec une acuité particulière. Avec une droite concurrencée par La République en Marche, il est possible que la tentation de proposer des fusions de listes apparaisse.

Le FN joue la carte des alliances mais chez LR on juge le parti frontiste trop fragilisé pour être un danger. Quel est votre avis ?

Comment l’ont montré les sondages, les électeurs du FN sont toujours beaucoup plus demandeurs d’une alliance avec la droite que ne le sont les électeurs de droite. Cependant, la question se posera forcément, essentiellement pour les maires LR sortants. Après avoir triomphé aux dernières municipales, la droite se trouvera en position fragile dans de multiples communes. La tentation sera donc très forte, voire irrésistible. Quant aux européennes elles ont rarement un rôle fondateur mais elles peuvent avoir un rôle destructeur. Si La République en Marche réussit à devenir le grand parti européen en 2019, la position de la direction de LR sera fragilisée. Certains réclameront une stratégie alternative, tournée vers le FN.

Les convergences thématiques entre LR et le FN représentent-elles un risque pour Laurent Wauquiez ?

Traditionnellement la droite reposait sur deux piliers : le libéralisme économique et des positions conservatrices sur le régalien. Désormais, la position libérale et pro-européenne est entièrement accaparée par le macronisme. Laurent Wauquiez est donc concurrencé par deux formations politiques, le FN ayant préempté les sujets d’immigration et de sécurité. Il essaye de constituer une synthèse en se disant très fort sur le sécuritaire sans pour autant renoncer à l’Europe. Mais le parti LR est écartelé.

Les Républicains se croient suffisamment forts pour rassembler…

C’est un pari. Mais cela oblige la droite à affirmer ses positions sur les thèmes régaliens avec une force inédite. Mais cela a déjà été fait en 2007 avec Nicolas Sarkozy et sa ligne « Buisson ». Une fois au pouvoir, pour beaucoup d’électeurs FN le compte n’y était pas. Reste que la ligne visant à sortir du macronisme par la voie identitaire est la plus prometteuse. D’autant plus que les réformes libérales de Macron devront bien s’épuiser un jour et une bonne partie des électeurs de droite, qui le regardent avec bienveillance pour cette action réformatrice, pourraient attendre autre chose, et retourner vers leur famille politique d’origine.

LR peut-il faire baisser le FN comme en 2007 ?

A l’époque, le FN était clairement devancé par la droite dans toutes les élections. Mais cette logique s’est complètement retournée depuis le premier tour de la présidentielle. Même affaiblie, Marine Le Pen a été nettement devant François Fillon. Si le FN connaît une crise de langueur, il n’est pas à ce jour menacé par des divisions. La droite est plus menacée puisque certains de ses leaders l’ont déjà abandonnée et parce que dans de nombreux endroits des maires chercheront une investiture LREM.

Thierry Mariani ne croit pas au retour des centristes partis chez Emmanuel Macron. Qu’en pensez-vous ?

C’est un raisonnement très statique. Aujourd’hui, il existe une masse énorme d’électeurs à la droite d’En Marche ! Ils étaient 46% au soir du 1er tour à la présidentielle. A l’évidence, la grande force politique qui pourrait battre un jour le macronisme, est ici. La question posée entre LR et le FN est de savoir comment manœuvrer pour en prendre le leadership. Certains pensent à des solutions intermédiaires mais il y a une faiblesse dans le raisonnement de Mariani. Est-il intelligent pour la droite de voler au secours d’une formation politique en grande difficulté comme le Front national ?

Le calcul des Patriotes de Philippot visant à rassembler sur le Frexit peut-il être payant ?

Cette position est légitime mais elle est minoritaire. Les souverainistes de gauche et de droite n’ont jamais réussi à s’allier.

Comment les macronistes observent-ils ce débat à droite ?

A court terme, ils y voient surtout des avantages car ces débats effrayent les électeurs centristes et modérés. Mais je ne suis pas sûr que les macronistes aient raison de se réjouir. Car l’alternative au macronisme peut surgir autour de cette question liée au rassemblement des droites.

Les retraités, « un poids politique encore plus grand que leur poids démographique »

Interview de Jérôme Sainte-Marie, réalisée par Albert Zennou et publiée le 15 mars 2018 par Le Figaro


LE FIGARO – Le poids des retraités pèse sur les élections, notamment. Forment-ils un bloc homogène ?

Jérôme SAINTE-MARIE – Les retraités en France forment un groupe social massif, impliqué électoralement, et unifié par son statut. Tout d’abord, il s’agit d’une population en croissance régulière, qui représente à peu près seize millions de personnes aujourd’hui. Donc, puisque la France compte 46 millions de personnes inscrites sur les listes électorales, et que les retraités le sont presque tous, un électeur potentiel sur trois est aujourd’hui un retraité. Or, la participation électorale varie sensiblement avec l’âge. Si 80% des inscrits ont voté le 23 avril dernier, pour le premier tour de la présidentielle, ce fut le cas de 88% des Français de plus de 70 ans, et de 84% des Français âgés de 60 à 69 ans. Autant dire que le poids politique des retraités est encore plus grand que leur poids démographique. Or, être retraité est un statut qui tend à homogénéiser les comportements électoraux. Traditionnellement, les seniors ont souvent voté plutôt pour la droite. Devenir retraité, c’est, dans notre système par répartition, dépendre chaque mois du travail des actifs pour le versement de sa pension. Ceci produit un effet interclassiste : quelle que soit sa situation professionnelle d’origine, tout retraité est placé dans la situation d’un actionnaire par rapport à une entreprise, en l’espèce l’économie française. C’est pourquoi les retraités sont bien plus que les autres favorables aux réformes libérales, notamment en matière de droit du travail. Ils savent que de la productivité des actifs dépend largement la pérennité du système des retraites. Cela les rend à la fois libéraux, et prudents. Par exemple, l’aventure monétaire que représenterait une sortie de l’euro déplait aux retraités. Seuls 14% d’entre eux, selon l’institut Ipsos, ont voté l’année dernière pour Marine Le Pen et 12% pour Jean-Luc Mélenchon, soit, à eux deux, le score des retraités ayant choisi Emmanuel Macron, 26%. On a ensuite constaté une certaine bienveillance des retraités à l’égard du pouvoir, notamment à la fin de l’année 2017, après l’aboutissement sans heurt de la réforme du code du travail.

La CSG sur les retraites peut-elle faire revenir les retraités passés à gauche ?

On considère généralement que l’âge fait pencher vers des positions plus conservatrices. Ce préjugé est assez contestable, surtout lorsque, comme aujourd’hui, à peu près tous ceux qui avaient moins de 30 ans en 1968 sont à la retraite. Ceux-là étaient disponibles pour une offre politique qui aurait combiné un certain libéralisme dans les domaines de l’économie et des mœurs. Telle fut la proposition d’Emmanuel Macron durant la campagne présidentielle. Cependant, une bonne partie des électeurs âgés lui ont préféré François Fillon : 36% des retraités, et, si l’on s’intéresse uniquement à ceux ayant plus de 70 ans, 45%. Il ne s’agit pas que de valeurs morales, souvent liées au catholicisme. On trouve aussi dans leur choix électoral un puissant facteur économique : la place du patrimoine immobilier, capital fixe dont la défense était davantage identifiée à François Fillon qu’à Emmanuel Macron. La réforme de l’ISF a d’ailleurs confirmé cette impression. L’augmentation de la CSG, directement lisible par ceux qui en pâtissent, a entrainé depuis le début de l’année un flottement certain, mais les retraités demeurent plutôt mieux disposés que la moyenne à l’égard de l’exécutif.

Après le président des riches et des métropoles, Macron risque-t-il d’être affublé du titre de président des jeunes ?

Emmanuel Macron est un président jeune, il n’est pas du tout le président des jeunes. En 2017, plus on était jeune, moins on votait Macron. Une amélioration sur le front du chômage pourrait-elle lui rallier les jeunes actifs ? Cela dépendra de la nature des emplois qui auront été créés. De toute manière, Emmanuel Macron a besoin de maintenir et d’accroître son emprise sur les retraités pour consolider sa base électorale. Elu par 24% des électeurs du premier tour, le second étant imperdable, il ne peut se contenter de séduire les cadres, les chefs d’entreprise et les habitants des métropoles mondialisées. Il lui faut arrimer aux vainqueurs évidents de la lutte économique une population plus large. Les retraités, en ceci qu’ils redoutent une dislocation du système, peuvent voir en lui le meilleur garant de sa conservation. Là se joue selon moi la continuation de son pouvoir au-delà de 2022.

Les élections partielles de dimanche sont un retour aux realités démocratiques.

Interview de Jérôme Sainte-Marie, réalisée par Paul Sugy et publiée le 6 février 2018 par Le Figaro Vox


LE FIGARO VOX – Ce dimanche, LR l’a emporté 2 à 0 contre LREM… Ce ne sont pas les résultats sportifs, mais ceux des deux législatives partielles qui ont eu lieu dans le Val d’Oise et à Belfort. Est-ce (déjà) la fin de la « Macronmania », pour reprendre le titre en une de L’Express en juin dernier ?

 

Jérôme SAINTE-MARIE – Depuis 1982, les premières élections législatives partielles sont toujours scrutées comme pouvant annoncer la fin de « l’état de grâce ». Le 17 janvier de cette année-là, dans quatre circonscriptions, l’opposition l’avait emporté sur la gauche dès le premier tour. Ce fut d’autant plus un coup de tonnerre que François Mitterrand bénéficiait encore d’une forte popularité, 59% des Français, selon la SOFRES, lui faisant alors confiance comme président de la République. En janvier 2018, selon ce même indicateur, la cote de confiance d’Emmanuel Macron s’établissait à 44%, contre 51% de défiance, en progression de six points depuis novembre. Autant dire que l’époque est radicalement différente, et que l’on a beaucoup abaissé le niveau d’exigence en matière de soutien populaire aux politiques. Pour Emmanuel Macron, il faut surtout saisir la profonde originalité de sa situation. Elu à partir d’un score de 24% le 23 avril, le second tour ayant été un choix essentiellement négatif, il a depuis considérablement élargi sa base politique. Ce phénomène a suscité un extraordinaire engouement dans cette mince partie de la population ayant un accès facile aux médias, et dont la sociologie est proche des premiers soutiens de la geste macronienne. Par rapport à ces dithyrambes, les scrutins de dimanche dernier font office de rappel aux réalités démocratiques.

Le score le plus frappant dans ces deux élections est le taux d’abstention : 74 % d’un côté, 80 % de l’autre… Emmanuel Macron a-t-il éloigné les Français de la politique ?

Une telle assertion serait assez injuste. L’abstention s’étend en France depuis des décennies pour la plupart des scrutins, et a connu une forte extension spectaculaire lors des élections législatives de 2017 : plus de 51% au premier tour, et 57% au second. La logique du quinquennat a donc aggravé le phénomène, ainsi que la dislocation du système politique français, qui n’est plus structuré par le clivage gauche-droite. Il semblerait cependant que les premiers mois du mandat d’Emmanuel Macron n’aient pas suscité le regain civique annoncé. Si l’on considère la dernière vague du « baromètre de la confiance politique », menée en décembre par l’institut OpinionWay pour le Cevipof, il apparaît que l’image des institutions démocratiques s’est encore dégradée. La proportion de ceux qui déclarent ne pas s’intéresser à la politique atteint le niveau de 48%, le plus haut mesuré par cet indicateur depuis sa création il y a neuf ans. Que l’image d’Emmanuel Macron soit meilleure que celle de son prédécesseur est une évidence, mais cela ne signifie pas une adhésion populaire massive à la personne ou à son projet. La France ne s’ennuie pas, elle est dans l’expectative.

Le leitmotiv de l’exécutif semble être, depuis l’automne, « je fais ce que j’ai promis », infographies et cascades de publications sur les réseaux sociaux à la clé. Baisse de charges pour les entreprises, allègement de la fiscalité des ménages, moralisation de la vie publique, transition énergétique… Le président a-t-il donné satisfaction à ses électeurs ?

D’après l’IFOP, 50% des Français se disent satisfaits d’Emmanuel Macron comme Président de la République. A ce stade du mandat, ils étaient 38% pour François Hollande et 47% pour Nicolas Sarkozy. C’est aussi dix points de plus qu’en août. Parmi les sympathisants de la République en Marche, ils sont 94% à se déclarer satisfaits. Voici trois indications convergentes d’un début de quinquennat réussi. Si l’on ose dire, le macronisme se prouve par la marche, il constitue une force politique qui se construit par l’action de l’exécutif, bien plus que par l’adhésion à un programme, et encore moins par la fidélité à une tradition, du fait de son originalité. Pour l’heure, non seulement il n’a pas déçu ses électeurs originels, mais il a su séduire une bonne partie de ceux de François Fillon, notamment par son volontarisme réformateur. En outre, les attaques qu’il subit venant de certains milieux dits de gauche sur les enjeux de l’immigration et de l’éducation n’ont pu que le renforcer à droite. Il est cependant plusieurs points qui entravent l’élargissement de sa base. Tout d’abord, selon Viavoice, à peu près deux Français sur trois se considèrent comme des « perdants » de ses réformes. Ensuite, l’augmentation de la CSG subie par une majorité de retraités apporte au parti Les Républicains une véritable bouffée d’oxygène. Donc, effectivement, Emmanuel Macron n’a pas déçu sa base de départ, mais celle-ci étant minoritaire, et comme les seconds tours se jouent rarement face à un Front national stigmatisé, il a besoin de l’agrandir encore. 

Les dossiers chauds ne manquent pas pour Emmanuel Macron : de la colère des gardiens de prison ou du personnel des EHPAD, à la réforme des retraites ou de l’assurance chômage attendues en 2018… Doit-il craindre une montée des contestations sociales ? Serait-il de taille à y faire face ?

Comme de juste, il n’y a pas eu de « rentrée sociale » en septembre. Après une élection présidentielle où le candidat élu n’avait pas fait mystère de ses ambitions réformatrices, à rebours de Jacques Chirac en 1995, c’était prévisible. De plus, toute la vie sociale du pays est surplombée par l’existence d’un chômage de masse. La facilitation des licenciements par la réforme du code du travail forme un solide adjuvant à ce déclin de la combativité des salariés. D’ailleurs, la proportion des Français qui pensent que l’on pourrait connaître dans les prochains mois une « explosion sociale » est en forte baisse : 54% selon l’IFOP, au lieu de 72% en mai 2016. Comme le rappelait Le Figaro il y a quelques jours, le nombre de jours perdus pour fait de grève est en diminution constante. Ainsi, il y en a eu 69 journées pour mille salariés en 2015, au lieu de 164 dix ans plus tôt. Encore ne s’est-il agi la plupart du temps que de conflits défensifs, souvent liés à des liquidations de l’activité. Tous les indicateurs sont donc favorables aux réformes. Ce n’est que dans la fonction publique que le risque de contestation demeure important, mais le soutien de l’opinion publique lui serait bien plus chichement compté que pour les cheminots en 2005.

Alors que Jean-Luc Mélenchon ne semble plus en mesure de se poser encore comme « premier opposant », Laurent Wauquiez peut-il prétendre au titre ? Deviendra-t-il le champion du « peuple » contre le pouvoir des « élites » ?

Les législatives partielles confirment que les principales réserves électorales face à Emmanuel Macron sont sur sa droite. Le premier tour de la présidentielle le disait très clairement : sans préjuger de leur capacité à se mêler, le simple cumul des voix de Marine Le Pen, Nicolas-Dupont Aignan et François Fillon était de 46% des suffrages exprimés. De l’autre côté, les voix de Jean-Luc Mélenchon et de Benoît Hamon comptaient pour 26%. Or, de multiples études ont montré la proximité des positions des sympathisants de LR et du FN sur les sujets régaliens, notamment ceux liés à l’immigration.  C’est le contraire à gauche : là, le social unifie, le régalien divise. Une offre politique reprenant l’ordo-libéralisme, telle celle qui avait triomphé lors de la primaire de la droite et du centre, a de vraies perspectives électorales devant elle. Cela n’a cependant guère à voir avec ces notions de peuple et d’élite, facilités rhétoriques qui constituent même un risque politique majeur pour Laurent Wauquiez. En effet, une bonne partie de ses électeurs potentiels font confiance au « bloc élitaire » incarné par Emmanuel Macron en matière de politique économique et sociale, tout en espérant la constitution d’un bloc conservateur pour tout le reste. Croire que le libéralisme n’est pas une force qui révolutionne tous les rapports sociaux constitue sans doute une illusion, mais celle-ci est largement partagée.

Depuis un an au moins, la vie politique française semble être une succession de rebonds inattendus… Faut-il s’attendre encore à des surprises ?

Il était concevable que la présidentielle de 2017 devînt un scrutin de recomposition du système politique français, mais le déroulé des événements fut plus spectaculaire encore. Depuis l’élection d’Emmanuel Macron, les choses se passent assez simplement, par l’application d’un projet d’adaptation de la France à toutes les contraintes d’une mondialisation assumée. Le principal élément d’incertitude est aujourd’hui de savoir si le pouvoir réussit à stabiliser une base électorale suffisante, bien que sans doute minoritaire, pour emporter les prochains scrutins contre des oppositions inconciliables entre elles. En d’autres termes, face à la dynamique qui porte Emmanuel Macron et que celui-ci incarne avec talent, un autre discours hégémonique est-il possible ?

Bilan d’une année politique où tout a basculé

Interview de Jérôme Sainte-Marie, réalisée par Aziliz Le Corre, publiée par Le Figaro Vox le 29 décembre 2017


LE FIGARO VOX – Quels sont les évènements politiques qui vous ont le plus mar-qué au cours de l’année 2017 ?

Le plus symbolique, à mes yeux, est survenu le 4 juillet, lors du vote de confiance au premier gouvernement d’Edouard Philippe. Sur les 577 députés, il ne s’en est trouvé que 67 pour exprimer leur défiance, score le plus faible, je crois, depuis 1959 et le gouvernement de Michel Debré. Les trois quarts des parlementaires du groupe Les Républicains se sont abstenus, tout comme 23 des 31 socialistes du groupe Nou-velle Gauche. Nous sommes donc confrontés à une différence majeure par rapport à d’autres épisodes électoraux, comme la vague rose de 1981 ou la vague bleue de 1993 aux élections législatives. Aussi réduite qu’elle ait alors été, l’opposition de droite ou de gauche à l’Assemblée nationale affrontait sans état d’âme le pouvoir en place. Tel n’est plus le cas aujourd’hui. C’est pourquoi ce scrutin parlementaire du 4 juillet n’a pas seulement une valeur emblématique, il signifie aussi la concréti-sation d’un système parlementaire qui ressemble davantage aux grandes coalitions que connaissent d’autres pays européens qu’à l’opposition binaire qui caractérisait jusqu’à présent la vie de l’Assemblée nationale sous la Cinquième République. Ceci dit, l’événement fondateur est évidemment l’élection d’Emmanuel Macron à la présidence de la République, assurée dès le 23 avril. A partir des 24% du premier tour, score très en retrait par rapport à celui de ses trois prédécesseurs, une réaction en chaîne s’est produite selon un schéma inévitable, et d’ailleurs anticipé. Comme en 1958, le système des partis en a été bouleversé, en même temps que les habitudes de vote, les fidélités partisanes et les traditions idéologiques. Quel que soit le jugement que l’on porte sur le nouveau pouvoir, nul ne peut nier l’intérêt ex-traordinaire de la période politique que nous connaissons. Le triomphe d’Emmanuel Macron s’inscrit dans une structure préexistante – la nécessité pour des forces so-ciales de plus en plus menacées de se réunifier politiquement – qui appelait une so-lution de ce type, mais son talent particulier amplifie le bouleversement.

Vous avez conceptualisé un nouveau clivage qui régirait la vie politique française, opposant le « bloc élitaire » et le « bloc populaire ». Avec l’élection de Macron et l’effondrement du PS et des Républicains, ce grand bouleversement a-t-il eu lieu ?

Manifestement, oui. En toute franchise, le remplacement du clivage gauche-droite qui me paraissait inéluctable, et dont j’avais essayé d’anticiper la forme dans mon livre « Le Nouvel ordre démocratique » il y a bientôt trois ans, s’est déroulé de ma-nière encore plus franche que prévu. Alors que l’on pouvait prévoir la convergence entre les deux tours de tous les libéraux et de tous les europhiles – autrefois on au-rait sans doute parlé de tous les modérés -, l’amorce a été posée dès 16 novembre 2016 avec la candidature d’Emmanuel Macron. La construction du « bloc élitaire » s’est faite en plusieurs étapes. Sa base de départ politique est constituée de la mouvance social-libérale, culturellement à gauche et enthousiaste à l’égard de la mondialisation capitaliste, dont le sociologue Luc Rou-ban estimait alors le poids électoral à 6%. Avant le premier tour, la montée du vote Macron s’est faite surtout par l’agrégation d’un vote de gauche et d’un vote cen-triste : 52% des électeurs de François Bayrou en 2012 ont choisi Emmanuel Macron le 23 avril, tout comme 48% des anciens électeurs de premier tour de François Hol-lande. Le nouveau président de la République a ensuite élargi sa base politique es-sentiellement par l’apport d’électeurs de droite, à mesure qu’il progressait dans la  voie des réformes. En décembre, selon l’IFOP, 60% des sympathisants des Républi-cains se disent satisfaits d’Emmanuel Macron, soit davantage que les sympathisants socialistes, qui sont 55% dans ce cas. Ce rassemblement autour du candidat puis du chef de l’Etat ne repose pas simple-ment sur des opinions, des valeurs ou des émotions partagées. Il se fonde visible-ment aussi sur des intérêts communs. C’est là où intervient la notion de « bloc éli-taire ». Il s’agit bien sûr d’abord de l’élite sociale, qui fonde sa domination sur sa maîtrise des outils économiques, notamment financiers, et de l’appareil d’Etat. Le spectacle de son soutien à Emmanuel Macron est suffisamment éloquent. Il y a aus-si ceux qui aspirent à intégrer cette élite et, parfois, se convainquent d’en faire par-tie. Ainsi 37% des cadres supérieurs et des membres de professions libérales l’ont choisi le 23 avril, et aujourd’hui 65%, au lieu de 52% pour l’ensemble des Français, s’en disent satisfaits comme président de la République. Il y a enfin, bien plus nom-breux, tous ceux qui s’en remettent à ces élites pour défendre leur position sociale, parfois assez modeste. Par exemple, il faut noter que parmi les retraités, qui l’ont choisi pour 27% d’entre eux au premier tour, 54% le soutiennent aujourd’hui. Face à ce « bloc élitaire » si puissant, le « bloc populaire » peine à se constituer, faute de pouvoir s’unifier, et existe surtout de façon négative.

La politique de Macron apparaît plus conservatrice que prévue, notamment en matière d’éducation, de politique étrangère et d’immigration. Est-il vraiment le Président libéral-libertaire attendu ?

Voyons ce qu’en perçoivent les Français. Comme le notait Pascal Perrineau, en sep-tembre dernier, lorsque seulement 46% des Français se disaient satisfaits d’Emmanuel Macron comme président de la République, les anciens électeurs de François Fillon étaient encore 60% à le faire. Pour eux, sa détermination à libéraliser le monde du travail prédomine donc sur d’autres considérations. Rappelons-nous que dans le triomphe de François Fillon aux primaires de la droite et du centre, sa promesse de réformes radicales prédominait. Il utilisera même l’expression de Blitz-krieg contre les 35 heures et les supposées rigidités du monde du travail. Cette of-fensive-éclair a bien eu lieu, mais il n’en fut pas le général. Cependant, il y avait une inquiétude à droite sur la capacité d’Emmanuel Macron à assumer la dimension ré-galienne de sa charge. Il y a répondu d’abord par une capacité d’incarnation remar-quable de la fonction présidentielle. Ensuite, ayant remporté sur le front social des victoires aussi éclatantes que faciles, compte tenu du rapport de forces objectif, il a eu recours à l’ouverture de fronts secondaires : la politique étrangère, peut-être, l’éducation et l’immigration, sûrement. Parlons d’abord du premier point. Chacun a noté une inflexion du discours, plus réaliste, et plus conforme aux intérêts natio-naux, que celui de François Hollande. Il demeure cependant très atlantiste, très eu-ropéen aussi, et nul ne sait à ce jour s’il y aura de vraies transgressions dans nos relations avec la Russie, l’Iran, la Turquie, et toutes les puissances anciennes ou émer-gentes dont la France s’est éloignée pour des raisons parfois obscures, le scrupule officiellement affiché sur les droits de l’homme étant sans doute assez subalterne.

Le ministre de l’Education nationale aime à répéter que « l’éducation n’est ni de droite, ni de gauche ». Le succès de Jean-Michel Blanquer dans l’opinion publique n’est-il pas le symbole de la réussite de la synthèse macronienne ?

Nous touchons là à un point passionnant, au-delà des projets du ministre de l’Education nationale. Faut-il considérer qu’il y a nécessairement convergence entre libéralisme économique et libéralisme culturel ? Il est certain, à l’inverse de ce qu’a voulu croire la gauche française depuis 1968 au moins, qu’il n’y a pas d’opposition de principe. Tout ce qui peut transformer en marchandise, dans les relations hu-maines, le don, l’entraide, le sentiment gratuit, tout cela est bien sûr conforme à la représentation libérale de la recherche de l’intérêt individuel, de l’égoïsme et du profit. Le philosophe Jean-Claude Michéa l’a abondamment montré. Pour autant, l’expérience prouve, par exemple dans la Grande-Bretagne de Margaret Thatcher ou les Etats-Unis de Donald Reagan, qu’une politique authentiquement libérale sur le plan économique peut s’accommoder d’un certain conservatisme moral. Des au-teurs comme Thomas Franck, qui dans son livre « Pourquoi les pauvres votent à droite » a étudié l’évolution de l’opinion au Kansas, ont montré combien la rhéto-rique morale pouvait convaincre les catégories populaires de voter contre une cer-taine gauche aux penchants libertaires. Là aussi, Emmanuel Macron prend acte de l’obsolescence du clivage gauche-droite à la française, et maximise son profit poli-tique. Sur ce point, avec Jean-Michel Blanquer, il introduit dans son action la part la plus consensuelle du discours de Jean-Pierre Chevènement.

La Droite risque d’être non seulement battue mais remplacée.

Interview de Jérôme Sainte-Marie, réalisée par Ludovic Vigogne, publiée par L’Opinion le 11 décembre 2017


L’OPINION – Six mois après les lourdes défaites de la présidentielle et des législatives, l’état de la droite s’est-il aggravé ?

Jérôme SAINTE-MARIE – Oui, et même très nettement, dans la mesure où une bonne partie des électeurs de François Fillon lors de la présidentielle approuvent et soutiennent aujourd’hui la politique menée par Emmanuel Macron. En décembre, le baromètre de Kantar-Sofres signale que 53% des sympathisants LR font confiance à Emmanuel Macron, soit douze points de plus en un mois. C’est un nouvel indice que la droite court le risque d’être non seulement battue mais remplacée. Elle le serait sur alors dans sa double vocation de soutien à l’activité économique, à l’entreprise, et d’affirmation de l’autorité de l’Etat dans les autres domaines.

Jusqu’où cette emprise de l’actuel chef de l’Etat sur la droite peut-elle aller ?

L’offensive d’Emmanuel Macron se déploie sur plusieurs fronts. Le premier est celui de la réforme, emmenée par le trio Edouard Philippe, Bruno Le Maire et Gérald Darmanin. Même ses opposants le reconnaissent, le pouvoir a remporté là de réels succès. Désormais le chef de l’Etat donne le sentiment d’ouvrir deux autres fronts pour parfaire sa domination du champ politique. L’un concerne la question de l’école et du rétablissement des règles et de l’autorité. C’est un thème très important à droite où les socialistes en général et Najat Vallaud-Belkacem en particuliers ont été l’objet de vives détestations. L’autre porte sur l’immigration. Dans ses propos, Emmanuel Macron ne cesse de corriger l’image de mondialiste, qu’on avait pu avoir de lui durant la campagne présidentielle. Ce ne sont pour l’instant que des mots, mais si ce discours volontaire sur l’immigration se poursuit par des actes, ce serait un autre obstacle au ralliement des électeurs de droite qui sauterait.

Quelles sont les conséquences de cette nouvelle donne ?

Un schéma tout à fait nouveau pour la droite est en train d’émerger. Alors qu’elle a vécu ces trente dernières années sous la menace du FN, elle subit désormais l’attraction d’une formation centrale. Cette situation si inconfortable pour la droite devrait l’obliger à une profonde réflexion idéologique. Je ne vois que deux options crédibles. La première serait que la droite s’en tienne à ce qu’elle est depuis la fondation de l’UMP : modérément libérale, modérément européenne, modérément mondialiste, mais tout cela cependant. Elle attendrait alors que l’usure du pouvoir atteigne Emmanuel Macron pour prendre sa place. Ou bien, elle se positionne frontalement contre la politique menée actuellement, assumant un conservatisme dont elle s’est en pratique éloignée.

Que faire face à ce dilemme ?

Comme aux échecs, la droite ne pourra reprendra l’initiative qu’en sacrifiant des pièces. Elle est aujourd’hui confrontée à un choix stratégique très lourd. Sa base électorale s’est réduite à 20% lors de la présidentielle, si l’on s’en tient à François Fillon, ou à 27%, en y assimilant trois autres candidats. Or, elle est à la tête de deux tiers des départements, d’une majorité de régions et d’un nombre très important des grandes villes. Ce hiatus nourrit la crainte de

ses élus locaux, qui réagissent selon leur sensibilité idéologique mais aussi en fonction de la sociologie de leur territoire. Certains envisagent des accords avec LREM, qui a bien du mal à se transformer en structure partisane, mais encore faudrait-il que les macronistes se prêtent au jeu. D’autres préfèreraient une offre idéologique suffisamment forte pour contre-balancer celle d’Emmanuel Macron. Dans cette deuxième hypothèse, tout le monde sait bien où sont les réserves de voix : ce sont les électeurs du Front national, qui ont représenté un tiers des voix au second tour de la dernière présidentielle. Les reconquérir est concevable. Les sondages montrent qu’il y a toujours une grande harmonie sur les questions régaliennes entre les électeurs de droite et ceux du FN. C’est pourquoi, des quatre oppositions qui font face à Emmanuel Macron, ce sont ces deux courants qui ont le plus de chances de se mêler.

La droite court donc un risque profond de scission entre sa direction nationale et ses figures locales ?

Elle a aujourd’hui un sommet très faible et une base, une périphérie, très forte, du fait de ses victoires locales sous le quinquennat Hollande. On voit bien, déjà, que beaucoup ont intégré la réduction de l’électorat de droite, adaptent leur discours et peuvent envisager des accords avec LREM. Le nouveau président des Républicains, lui, va devoir choisir entre le national et le local.