Le sondage joue un rôle politique puissant, quoiqu’indirect.

Article paru dans RotaryMag – novembre 2021


L’effet politique des sondages constitue un sujet sur lequel chacun a une opinion, parfois dépréciatrice pour ses concitoyens. Il y a une dizaine d’année, un sondage de l’IFOP indiquait que 59% des Français considéraient que « les sondages publiés au moment des périodes électorales, par exemple en campagne présidentielle » avaient « une forte influence sur le vote des électeurs ». Dans le même temps, seuls 15% pensaient que ces sondages avaient une forte influence « sur leur propre vote ». A travers cette construction en abîme – solliciter par sondage l’opinion sur les sondages – on mesure la force du préjugé : l’influençable, c’est l’autre.

Il ne s’agit pas ici de nier le rôle que jouent les sondages non pas sur la formation des opinions mais sur leur transformation en acte, c’est-à-dire le vote. Dès 1939, Georges Gallup, grand popularisateur des études d’opinion et fondateur d’un institut célèbre, évoquait un « effet bandwagon » favorisant le candidat donné en tête. Ainsi le fait d’annoncer par voie de presse que le candidat A l’emportait sur le candidat B dans les intentions de vote découragerait les partisans du second et drainerait les indécis vers le premier. On oppose à cette idée un « effet underdog », l’avantage donné au candidat A étant plus que compensé par une surmobilisation en retour des sympathisants du candidat B. Par exemple, lorsqu’à quelques semaines du référendum sur le traité de Maastricht, en septembre 1992, le « non » avait été donné gagnant, les partisans du « oui » purent dramatiser l’enjeu et finalement l’emporter.

A vrai dire, le débat récurrent à propos de la force relative de ces deux effets est assez vain. En effet, il suppose un effet direct de la lecture des sondages par les citoyens, chose assez rare hors période électorale. Avant d’envisager les effets indirects des sondages, autrement importants, il faut retenir que dans certaines circonstances, notamment à la fin des campagnes électorales, cela peut arriver. Le souvenir du 21 avril 2002 s’impose. Si un ou plusieurs instituts de sondage avaient alors annoncer que Jean-Marie Le Pen serait au second tour, cela aurait très probablement provoqué un retour des électeurs de gauche dispersés vers le candidat principal de leur camp, Lionel Jospin. Il en aurait d’ailleurs résulté que les sondages auraient été démentis, puisque ces mouvements se seraient produits en toute fin de course. La plupart du temps, cependant, les électeurs se servent des sondages dont ils ont connaissance de manière simple et logique : cela s’appelle le vote utile. Il s’agit donc de concentrer les votes sur le représentant de sa mouvance le mieux placée. Cela joue donc au sein d’un même univers idéologique, ce qui est particulièrement net lors des primaires partisanes, mais très peu fréquent entre candidats de sensibilité vraiment différente.

Pourtant, ce n’est pas en fin de compétition électorale que les sondages publiés jouent leur rôle principal mais bien avant, à l’orée de la campagne, lorsque se définit l’offre qui sera présentée aux citoyens. En d’autres termes, le poids des intentions de vote sur la vie politique n’est jamais aussi grand que lorsque celles-ci sont le moins assurées. Prenons des cas concrets. En 2016, si François Hollande a renoncé à tenter sa réélection, c’est largement parce que lui-même et plus encore son entourage étaient démoraliser par des sondages indiquant que sa victoire n’était nullement assurée face à Marine Le Pen. Inversement, en 2021, les bons chiffres de celle-ci dans les derniers sondages, plus d’un quart des intentions de vote exprimés au premier tour, ont découragé les velléités de plusieurs concurrents professant des idées assez proches mais crédités de faibles scores. On peut même aller plus loin : si la pression unitaire à gauche ne s’impose pas, pour le moment du moins, cela ne tient pas seulement à des différences programmatiques réelles mais aussi à ce que les sondages testant un candidat unique pour la gauche et les écologistes n’indiquent pas qu’il serait qualifié pour le second tour.

Il est donc acquis que le tri entre les candidatures potentielles se fait largement au vu des sondages réalisés, et dont certains demeurent naturellement confidentiels. Ceci nous amène à évoquer, au sujet de l’effet politique des sondages d’intentions de vote, non seulement leur temporalité mais aussi la sociologie de leurs publics. Les résultats d’un sondage pèsent sur le moral du candidat, l’allant de son entourage, la fidélité de ses partisans, la bonne volonté des financiers et, ce qui est essentiel, le comportement des journalistes. Sur ces différents plans, la force de l’effet « bandwagon » est indéniable.

L’effet d’entrainement de bons sondages sur une candidature relève de l’évidence, du moins si l’on songe à son impact indirect.  Ils peuvent assurément susciter et entretenir une dynamique. Est-ce un mal ? Dans la mesure où les sondages demeurent le reflet d’un état de l’opinion à un moment donné et accèdent ainsi au statut d’information, il n’y a pas lieu d’exprimer un jugement de valeur à leur sujet.

Comment le leader de la France Insoumise s’est placé dans une impasse.

Tribune publiée par Le Figaro, le 7 juin 2021


A l’émoi provoqué par les récents propos de Jean-Luc Mélenchon répond une grande perplexité sur ses motivations. Plutôt que de céder à des considérations psychologiques hasardeuses ou à d’incertaines allégations de clientélisme, une explication strictement politique peut être avancée à cette conduite, enchâssée dans une faillite politique patente ces dernières années. En peu de mots, depuis que le leader de la France insoumise a choisi de revenir à gauche plutôt que d’aller au peuple, il a été pris dans une singulière spirale d’échecs et de surenchères.

En 2017, Mélenchon n’évoque guère la gauche et se défie d’un terme qu’il considère alors associé dans l’opinion au quinquennat Hollande. Il vise plus large et s’inscrit dans la continuité du populisme de gauche qui semble alors s’épanouir en Europe du Sud. En 2016 son « Parti de gauche » s’efface derrière un mouvement entièrement dévoué à sa personne, « la France insoumise ». Le fait essentiel fut qu’une formation issue de la gauche dite radicale ait choisi le mot « France » pour se désigner. Dans cette mouvance, un tel choix ne passa pas inaperçu et suscita de vives critiques. La même année, lors d’une conférence de presse consécutive au Brexit, Mélenchon n’avait pas hésité à lancer la formule « l’Europe, pour les Français, on la change ou on la quitte ». On imagine l’émoi chez ceux, nombreux à gauche, se défiant de toute référence patriotique et confondant allègrement internationalisme et mondialisme.

Leur embarras allait durer quelques temps, Mélenchon réclamant que le drapeau tricolore soit arboré lors de ses meetings et se tenant à distance de la question migratoire. Olivier Besancenot pouvait alors déplorer chez le candidat sa « conversion au récit national ». Parmi ceux issus de la mouvance LCR puis NPA mais désormais proches de LFI, c’est-à-dire le mouvement Ensemble mené par Clémentine Autain, la gêne était grande mais l’intérêt électoral prévalait. Aujourd’hui, le rapport de force semble inversé. S’il n’existe guère sur le plan électoral, le NPA voit triompher son style idéologique chez LFI, pourtant dirigée par certains de ses frères ennemis du trotskisme français, les ex-« lambertistes »  plus attachés à la lutte des classes qu’aux « nouveaux mouvement sociaux ». On pourra aller voir les tout récents visuels appelant sur les réseaux sociaux à rejoindre les manifestations du 12 juin « contre les idées d’extrême-droite » : il y est dessinée une foule brandissant des pancartes du type « no pasaran », « stop islamophobie », « racism no way » ou encore « stop LGBTQphobie » avec, très discret et bien isolé, un petit panneau « justice sociale ». On ne saurait mieux traduire le nouveau cours où s’inscrit LFI.

Pour comprendre une telle évolution, il faut prendre la mesure de l’impasse électorale où Mélenchon s’est placé. Lors du premier tour de la dernière présidentielle, à l’issue d’une campagne  brillante, il rassemble 7 millions de votes sur son nom, soit 19,6% des exprimés. Avec relativement peu de moyens financiers, il fait mieux que doubler son score en quelques semaines. Ce succès relatif ouvre une période de grand activisme à l’Assemblée comme dans la rue, qui n’aboutit à rien. Les députés LFI se heurtent à un mur dans l’hémicycle, cependant que la modicité de leur nombre contraint Mélenchon à s’accommoder des prises de position de plusieurs membres du groupe de sensibilité gauchiste, pour ne pas dire indigéniste. Les mobilisations contre les réformes échouent les unes après les autres et amènent des tensions entre LFI et le monde syndical, davantage conscient de la réalité des rapports de forces. Lorsque la « marée populaire » annoncée par Mélenchon se produira, ce sera plus tard et sans lui, sous la forme déroutante des Gilets jaunes. A l’automne 2018, LFI cède dans les sondages sa place de principal opposant d’Emmanuel Macron au parti de Marine Le Pen. Le spectacle offert par  Mélenchon lors de la perquisition du siège de son parti n’a rien arrangé, mais la tendance était imprimée auparavant. Aux européennes, les 7 millions de voix seront passées à 1,4 million pour la liste conduite par Manon Aubry, en cinquième position avec 6,3% des exprimés. Dès lors, tout le schéma conçu par Mélenchon s’effondre mais il ne peut revenir en arrière, ce qui ouvre la voie aux dérives actuelles.

Quel était son projet ? A partir de la fin 2017, l’idée s’est répandue dans les rangs de LFI, cette mince strate de militants presque tous issus de la gauche, que l’élection de 2017 n’avait été qu’une parenthèse et que l’ancien clivage reprenait ses droits. Pour eux, Macron revêtait les habits de Nicolas Sarkozy et incarnait, au fil des réformes votées et des mouvements sociaux vaincus, la                       « droite éternelle ». Il fallait donc pour Mélenchon, dans le cadre d’une polarité restaurée, devenir le chef de file de la gauche. De cette idée stratégique particulièrement contestable allait découler toute une série d’erreurs tactiques. Toujours dépeint en populiste invétéré,  Mélenchon allait pourtant coller au plus près de la gauche, modérant son discours sur l’Europe et endossant les combats traditionnels de son ancienne famille politique. La débâcle aux européennes sera la traduction logique de cette ligne anachronique, puisque les gens de la gauche modérée se méfieront d’un personnage à leurs yeux toujours sulfureux, cependant que les catégories populaires seront rebutées par un gauchisme culturel toujours plus évident.

A partir des européennes la messe est dite, et Mélenchon se trouve sur un toboggan idéologique l’amenant toujours plus vite à davantage d’erreurs. L’aile souverainiste de LFI écartée dans l’espoir d’amadouer la gauche, les tenants du gauchisme culturel gagnent en influence. Ils ont pour eux d’avoir une stratégie très minoritaire dans la société, mais en prise avec certaines réalités. Se réclamant éperdument de la gauche, ils permettent des accords locaux, ouvrant des perspectives électorales concrètes aux militants. Les régionales illustrent ce pragmatisme méconnu de LFI, qui passe selon les régions d’une alliance avec le NPA au ralliement à une liste conduite par un ancien député LREM.

Pris dans cet étau, Mélenchon accentue son discours sur tous les marqueurs supposés de la gauche. Il le fait sur l’immigration, mais aussi sur l’écologie en prônant une sortie presque immédiate du nucléaire, ou en s’accommodant de l’écriture dite inclusive. Il semblerait que sa difficulté à qualifier les actes de terrorisme islamiste ne soit que secondairement imputable à un calcul électoral.

Demeurent trois ordres d’explication. La spécificité sociologique du monde militant de LFI – en substance l’univers de la fonction publique avec une dominance de l’éducation nationale. Ensuite l’hégémonie exercée en son sein par la « pensée intersectionnelle », qui permet d’éviter une réflexion sociale trop poussée pour ces représentants de catégories moyennes vaguement déclassées. Enfin l’absence de perspective réaliste au niveau électoral, compte tenu de la domination actuelle du clivage incarné par Macron et Marine Le Pen. Cette triple impasse, au regard de ce que sont les demandes sociales actuelles, explique sans doute, davantage qu’un éventuel calcul politique, la radicalisation du discours de Mélenchon, aussi vaine que troublante.

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Le rapprochement avec la liste LREM est un fardeau pour Renaud Muselier


FIGAROVOX/ENTRETIEN – Selon une enquête Ifop-Fiducial pour Le Figaro et LCI, le président LR sortant en région PACA, serait distancé dans tous les cas de figure, au premier comme au second tour. Même en cas de triangulaire, Renaud Muselier ne pourrait bénéficier d’un vote anti-RN, estime le politologue.

Jérôme SAINTE-MARIE. – Au premier tour, par rapport à une autre étude IFOP réalisée il y a un mois, ce sondage montre une grande stabilité de la liste Muselier, à 27 % des intentions de vote exprimées en cas de liste LREM, ou de 34 % en l’absence de celle-ci. Le changement tient à la forte augmentation, de l’ordre de 5 à 6 points selon l’hypothèse, du score de la liste Mariani. Il semblerait donc qu’il s’agisse avant tout d’une mobilisation d’électeurs jusque-là peu intéressés par les régionales et qui y trouvent désormais l’occasion d’exprimer leur mécontentement à l’égard du gouvernement.

Un autre sondage, effectué par l’institut IPSOS, nous en donne la clef. Bien plus qu’ailleurs en France, les deux premières préoccupations des électeurs de la région PACA consistent en l’insécurité et l’immigration. Ces domaines forment, selon cette fois l’institut BVA, les deux volets les plus sévèrement jugés du bilan d’Emmanuel Macron quatre ans après son élection. On connaît leur importance dans l’électorat de droite. Aussi, ces tentatives de rapprochement entre la liste Cluzel et la liste Muselier représentent-elles pour le président régional sortant moins une habileté qu’un fardeau, le rattachant à une action politique nationale jugée déficiente sur des sujets localement particulièrement sensibles.

Renaud Muselier se maintiendrait tout de même à 34 % au premier tour, sans alliance avec le parti de la majorité. Peut-il rattraper son retard ?

Il est évident que tout reste ici possible. Lors des élections régionales précédentes, en 2015, la liste conduite par Marion Maréchal avait concentré plus de 40 % des suffrages exprimés lors du premier tour, ce qui n’avait pas empêché la liste de droite, à 26 %, de l’emporter au second. Cependant les conditions étaient très différentes. Renaud Muselier était alors clairement dans l’opposition à un pouvoir national impopulaire, et la liste conduite par le socialiste Christophe Castaner s’était vue imposer l’obligation de se retirer à son profit. Désormais qu’il se trouve associé, et, pour certains électeurs de droite, compromis avec la République en Marche, Renaud Muselier dispose de moins de ressources. Le jeu est donc réellement ouvert.

Au second tour, Thierry Mariani sortirait gagnant (41 %) à l’issue d’une triangulaire. Un retrait de la gauche permettrait-il un report de voix anti-RN vers le candidat LR-LREM ?

Cette pièce a déjà été jouée en 2015, à la fois dans les Hauts-de-France et en PACA, et la gauche ne s’en est toujours pas remise. Ce n’est pas un hasard si le député de Forcalquier, Christophe Castaner, fut l’un des soutiens les plus précoces d’Emmanuel Macron. Le retrait sans condition de sa liste a privé la gauche de tout siège au Conseil régional durant six ans. Le coût politique a été important pour le Parti socialiste au niveau régional, ce sabordage décourageant ses cadres et désorientant ses électeurs. Il n’y a plus aujourd’hui de direction nationale à gauche capable d’imposer un tel sacrifice à ses représentants locaux. Il est donc douteux que ce scénario se reproduise.

Dans une telle hypothèse, cependant, les reports de voix de la gauche seraient limités. Au niveau national les sondages montrent que seuls un quart des électeurs de Jean-Luc Mélenchon et à peine plus de la moitié de ceux du candidat socialiste ou écologiste se reporteraient au second tour sur Emmanuel Macron. En PACA, les sympathisants de gauche devraient apporter leur suffrage à une liste représentant à la fois la droite locale et le pouvoir national en place. La marche risque de sembler un peu haute à beaucoup.

Quelles seraient les conséquences politiques d’une victoire de la liste du Rassemblement National en PACA ?

Après la victoire de la liste conduite par Louis Aliot à Perpignan, il y a un an, la conquête d’une région par le Rassemblement national constituerait le franchissement d’une étape symbolique, crédibilisant davantage Marine Le Pen pour la compétition présidentielle. Dans l’hypothèse où cela aurait lieu en PACA plutôt que dans les Hauts-de-France ou en Bourgogne-Franche-Comté, le lieu commun du « RN du Sud » face au « RN du Nord » connaîtrait de beaux jours. En d’autres termes, on opposerait un RN prétendument aisé à un RN réputé plébéien.

e cliché d’un électorat méridional du RN plus bourgeois qu’ailleurs doit cependant être très relativisé. Lorsque l’IFOP établit un score de la liste Mariani de 36 % au premier tour, la lecture des résultats détaillés révèle un niveau de 49 % parmi les catégories populaires et de 21 % seulement parmi les cadres supérieurs et les professions libérales. Quand le même institut établissait en mars dernier, au niveau national, un niveau d’intentions de vote pour Marine Le Pen à 28 %, il était de 47 % parmi les ouvriers et employés et de 14 % parmi les cadres. Nous sommes là face à des grandeurs proches sinon équivalentes. La différence principale se situe chez les professions indépendantes, inclinant fortement en faveur du RN et très représentées dans la région, et parmi les retraités. Dans cette catégorie électoralement décisive, si Marine Le Pen en rassemble un sur cinq au premier tour, dans sa région Thierry Mariani parvient à en rallier un sur trois. C’est là l’originalité de la région, qui nous renvoie à l’importance plus grande accordée localement aux sujets que l’on qualifie pudiquement de culturels.

Pour mieux vous répondre, je crois que cela ne provoquerait pas un grand choc dans l’opinion, la chose ayant été envisagée depuis longtemps. L’effet de mobilisation contre le RN serait alors largement compensé par les ralliements en sa faveur qu’un tel événement motiverait. La principale conséquence en serait donc un affaissement accru de la droite partisane, moins d’un an avant l’élection présidentielle.

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« Pour le moment, il n’y a pas de candidat naturel à droite »

Interview réalisée par Vincent Trémolet de Villers et publiée par Le Figaro le 9 avril 2021


L’état de l’opinion aujourd’hui permit-il de départager la droite. Y-a-t-il un candidat qui se distingue de façon évidente ?

Il n’y a pas de candidat naturel de la droite pour l’élection présidentielle. Tout d’abord parce qu’aucune des personnalités testées dans les sondages n’est, à ce jour, qualifiée pour le second tour de l’élection présidentielle. Il en va d’une dizaine de points. Ensuite, parce que leurs scores, évidemment virtuels à ce stade, ne sont guère éloignés. Enfin, aucun mécanisme partisan n’est plus aujourd’hui garant d’une incontestable légitimité.

Il faut évoquer ici la formule assez récente de la primaire. Elle fut créditée de toutes les vertus, elle est aujourd’hui parée de tous les vices. De fait, au premier tour de la présidentielle de 2017, parmi les quatre candidats arrivés en tête, trois n’avaient pas été désignée à l’issue d’une telle procédure, à commencer par l’actuel chef de l’Etat.

La primaire de la droite en 2017 a-t-elle correspondu aux résultats des sondages  ?

L’organisation de la primaire de la droite et du centre en 2016 se fait dans un contexte difficilement imaginable aujourd’hui. Le succès de François Hollande quatre ans auparavant face à Nicolas Sarkozy paraissait valider l’efficacité de ce processus pour construire une image présidentielle autour d’un candidat pourtant sans expérience gouvernementale.

En 2016, avec une gauche discréditée et un Front national contenu, la primaire de la droite et du centre était même considérée comme le scrutin déterminant, dont le verdict serait ratifié quelques mois plus tard lors de la présidentielle. C’est d’ailleurs pourquoi des milliers de sympathisants de gauche acceptèrent de payer deux euros pour y participer, portant leur voix à Alain Juppé pour éviter un retour de Nicolas Sarkozy. Cette transgression des limites partisanes a d’ailleurs constitué l’un des éléments qui permirent le succès du « et gauche, et droite » d’Emmanuel Macron.

Cet aveuglement a été accompagné par des sondages donnant très longtemps Alain Juppé vainqueur. A la mi-novembre 2016, cinq jours avant le premier tour de la primaire, il est toujours en tête et François Fillon en troisième position. Dans un scrutin aussi atypique, où finalement peu de choses séparent les candidats, les électeurs modifient leurs intentions de vote très rapidement. Ce qui est plus embêtant en termes d’analyse est qu’il était alors considéré que plus nombreux seraient les participants à la primaire de la droite et du centre, et davantage le choix majoritaire se porterait sur un candidat au discours relativement modéré. C’est exactement l’inverse qui s’est produit.

La primaire de la droite en 2017 a-t-elle été la cause de sa défaite ?

L’importance de la participation, 4,3 millions de participants au premier tour, davantage au second, a contribué à l’aveuglement de la droite. Les soutiens de François Fillon ne semblaient pas alors complètement réaliser que les propositions de leur candidat étaient loin de se situer au point d’équilibre de l’opinion publique. Avant même les accusations du Canard Enchaîné sur l’emploi de son épouse, François Fillon voit les intentions de vote en sa faveur décliner, car les Français prennent connaissance de son programme sur les remboursements des frais de santé. La primaire a donc favorisé un « effet de bulle », entrainant une radicalisation des discours.

Il y a eu un effet de symétrie entre la primaire de la droite et celle de la gauche qui a libéré un vaste espace pour Emmanuel Macron. Se croyant déjà vainqueurs, les leaders de la droite ont sombré dans la surenchère réformatrice, sans réaliser l’inquiétude qu’elle suscitait. Se sachant vaincus, les sympathisants de gauche ont perdu toute prudence, s’abandonnant aux délices utopiques promis par Benoît Hamon. Dans les deux cas, l’organisation de la primaire a eu des effets évidemment délétères.

Reste un autre défaut à la primaire, celui-ci structurel. A cette occasion, chaque camp se divise, sans l’assurance, vue la désorganisation partisane actuelle, de pouvoir se réconcilier. Ainsi, deux candidats malheureux à gauche, l’écologiste François de Rugy et le socialiste Manuel Valls, ont commis avant le premier tour de la présidentielle un spectaculaire parjure en ralliant Emmanuel Macron. Rien ne garantit qu’un tel cas de figure ne puisse survenir à droite d’ici à la prochaine élection présidentielle.

En quoi le résultat des régionales sera décisif dans ce départage ?

Deux personnalités jouent ici leur éventuel avenir présidentiel. Cela concerne Xavier Bertrand, bien sûr, dans les Hauts-de-France, qui a consolidé son image nationale sur sa victoire régionale en 2015 face au Front national, profitant du forfait de la gauche au second tour. De son côté, en Ile-de-France, Valérie Pécresse, qui a elle aussi pris ses distances avec le parti Les Républicains, verrait son image rehaussée par une réélection dans cette région un temps dominée par la gauche. Par ailleurs, on ne peut pas dire que les conditions de la campagne des prochaines régionales, en période de stress sanitaire, favorisent l’émergence de personnalités nouvelles.

Pour remplir l’espace politique qui existe en Macron et Le Pen quelle doit être la ligne de la droite ?

Quel est réellement cet espace ? On sait que depuis les premiers jours du quinquennat la droite parlementaire a bien du mal à savoir si elle s’oppose ou pas au gouvernement. Une bonne part de ses sympathisants, parfois la majorité absolue, se satisfont d’Emmanuel Macron comme président de la République et apprécient son ancien Premier ministre, Edouard Philippe. En 2019, les élections européennes ont cruellement souligné cette ambiguïté. Dans le même temps, sur les sujets dits régaliens, en clair surtout la sécurité, l’autorité de l’Etat et la politique migratoire, l’opinion des sympathisants de LR se confond avec celle des partisans du RN.

La droite est surtout minée par ses contradictions. Par la qualité de ses cadres comme par son emprise maintenue sur de nombreux exécutifs locaux, elle constitue, autour de LR, le principal parti de gouvernement. Par le nombre de ses électeurs aux scrutins nationaux, sa situation est déjà moins enviable, étant largement dominée dans les intentions de vote à l’élection présidentielle. Par la structure de ses soutiens dans la population, elle apparaît très affaiblie, pratiquement absente des milieux populaires et largement dominée partout ailleurs sauf parmi les retraités. A partir de ces termes, l’équation est difficile à résoudre. Doit-elle être une formule de substitution à Emmanuel Macron, ou bien de contestation à la politique suivie par lui ? Peut-elle triompher en 2022 par elle-même, ou doit-elle se résoudre à encadrer par son soutien l’une des deux grandes forces qui se sont opposées au second tour en 2017 et qui semblent devoir le faire de nouveau l’an prochain ?

« L’échec du parti macronien à construire des carrières politiques pour ses membres est patent »

Entretien pour Marianne par par Kévin Boucaud-Victoire.


Après des municipales décevantes et plusieurs défaites à des législatives partielles, LREM a connu une nouvelle désillusion lors des sénatoriales de ce 27 septembre. Dans le même temps, le mouvement présidentiel subit les départs de députés et de cadres du mouvement, au point qu’il semble connaître la plus grave crise de sa très jeune histoire.

MARIANNE – Comment expliquer tous ces départs de LREM ?

L’actuelle crise au sein de REM est singulière. On pouvait imaginer qu’elle interviendrait lorsque le président de la République était en grande difficulté politique et elle survient alors qu’il est conforté par les enquêtes d’opinion. En cette rentrée, selon l’IFOP, 38% des Français le soutiennent, ce qui est bien mieux que ses deux prédécesseurs au même moment de leur mandat, mais aussi que ses propres résultats à cette question en septembre 2019 ou 2018.

Elle n’est pas due non plus à une compétition interne pour la prochaine élection présidentielle. Lorsque l’on observait autrefois les crises au sein du Parti socialiste ou, à droite, du RPR puis de l’UDI, , la plupart s’expliquaient par des rivalités entre « écuries » présidentielles. Là, ce n’est absolument pas le cas, Emmanuel Macron est crédité de très bons scores dans les intentions de vote à la présidentielle et nul ne fait l’hypothèse de son forfait.

Il faut plutôt s’en remettre à deux variables : d’une part les convictions personnelles de certains députés sur certains sujets, à la marge, d’autre part l’incapacité de LREM à remplir pleinement les différentes fonctions d’un parti politique, principalement.

LREM est-il un mouvement sans vraie colonne vertébrale idéologique ?

Je pense tout au contraire que LREM a une cohérence idéologique bien plus grande que le Parti socialiste ou LR, et que c’est la clef du succès d’Emmanuel Macron en 2017 – LREM n’étant que l’ombre portée du chef de l’Etat.

Il s’agit d’une idéologie profondément libérale, à la fois en matière économique et en matière de mœurs. Bien entendu, dans le détail on constatera des accrocs à cette ligne générale : l’Etat intervient massivement face à la crise sanitaire, ou bien Emmanuel Macron utilise quelques références vaguement réactionnaires, mais cela reste marginal. Les privatisations continues, la marchandisation de toutes choses aussi, et plus généralement on exalte une société du choix individuel, atomisée, ouverte, et parfaitement configurée pour l’extension du domaine de la lutte de tous contre tous, pour paraphraser Michel Houellebecq. Evidemment, les différences sociales ne sont pas abolies et l’égalité des chances n’a guère sa place dans cette « libération des possibles », pour reprendre la formule macronienne. On a là à l’état pur l’inverse d’un projet socialiste, sans pour autant que l’on puisse parler d’un programme de droite. Il s’agit donc d’une ligne idéologique cohérente et à laquelle les députés qui sont aujourd’hui mécontents avaient adhéré sans état d’âme en 2017.

LREM a obtenu des résultats décevant aux élections municipales et a largement perdu lors des dernières élections législatives partielles. A quoi attribuer ces échecs ?

La résistance des anciennes structures de la politique locale lors de ces scrutins n’était pas évidente. C’est dans les villes et plus encore dans les métropoles qu’Emmanuel Macron avait fait ses meilleurs scores et, après les européennes, commentateurs et acteurs de la politique prédisaient souvent une vague LREM aux municipales. Pour le parti présidentiel, c’était un test, celui de savoir s’il existerait en dehors de sa fonction de support parlementaire à l’exécutif.

L’échec est cinglant. Il s’est jouée, pour les municipales, avant même le scrutin, beaucoup d’élus sortants ne souhaitant finalement pas rejoindre le parti du pouvoir. La peur d’un vote sanction à l’égard de celui-ci a été prédominante dans ces calculs. Or, si les Français n’hésitent pas à élire des débutants lors des législatives, ils hésitent à le faire pour diriger leur commune de résidence, car là il faut une maîtrise technique des dossiers, il y a un budget, et l’équipe en charge doit rester cohérente. Or le spectacle donné par certains députés LREM en début de mandat est resté dans les mémoires, et plus généralement le parti n’a pas réussi à exister localement.

D’ailleurs, c’est à peine si l’on peut parler d’un parti pour ce rassemblement. Conçu pour éviter toute fronde, toute formation de courant ou, c’est dans les statuts, toute « constitution de baronnies locales », il est resté, pour reprendre les termes de Jean-Luc Mélenchon pour qualifier la France insoumise, à l’état gazeux. Pourquoi c’est un problème ? La lecture des penseurs de la forme parti s’impose ici, tels Roberto Michels au début du XXème siècle (dans son livre « Sociologie du parti dans la démocratie moderne ») ou Daniel Gaxie ( dans son article de 1977 « L’Economie des partis et les rétributions du militantisme »). La structuration partisane ne répond pas un caprice, elle a des fonctions toujours actuelles. Il faut pouvoir faire des « carrières » militantes pour que les sympathisants s’engagent durablement. Cela veut dire laisser vivre des structures hiérarchisées, valoriser les bonnes volontés, récompenser l’implication par des investitures, permettre l’expression des opinions aussi. Même bureaucratisé, un parti classique sera toujours plus démocratique qu’un mouvement sans structure, entièrement dépendant du sommet. De ce point de vue, le PCF, le PS, LR ou le RN sont plus démocratiques que LFI ou LREM. L’échec du parti macronien à construire des carrières politiques pour ses membres, sauf pour une poignée de ministres et de cadres nationaux, est patent. Je crois que cela compte pour beaucoup dans la désillusion des députés qui voient s’estomper leur espérance d’implantation durable sur leur territoire.

Vous avez analysé Emmanuel Macron comme le représentant du « bloc élitaire ». Les déboires de LREM signifient-ils que ce bloc s’effrite ?

A ce stade, pas du tout. Le président de la République, je le répète, aborde cette rentrée a avec une forte cote dans l’opinion. Les élites réelles, les cadres supérieurs et une partie significative des retraités, les trois piliers du « bloc élitaire », lui restent fidèles, tout autant que les classes populaires demeurent hostiles. Entre les deux, les classes moyennes dispersent toujours leurs suffrages entre la gauche, les écologistes et la droite, sans disposer d’une solution de remplacement. Si, entre la présidentielle et les européennes le vote macronien a évolué dans sa composition, en termes d’origine politique des électeurs, dans le même temps sa cohérence sociologique s’est renforcée. Au niveau national, le champ politique demeure structuré par l’affrontement entre « progressisme » et « populisme », avec comme incarnations Emmanuel Macron et Marine Le Pen. Le président de la République en est conforté, cependant que le RN demeure, et de loin, la principale force d’opposition aux yeux de l’opinion. Cela peut-il changer d’ici à 2022 ? Oui, bien sûr, par principe. Est-ce probable ? Non, car cela répond à une logique structurelle, politique, idéologique et sociale.  Le bloc élitaire a donc des beaux jours devant lui.

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«La vie politique de la France presque figée par l’inquiétude sanitaire et économique»

Tribune Figaro Vox du 20/09/20


TRIBUNE – Le pays paraît retenir son souffle. Et cette rentrée politique et sociale s’écarte de tous les précédents en temps de paix, explique l’analyste politique, Jérôme Sainte-Marie, fondateur de Polling Vox.
 
 
Plusieurs mois après le confinement, la France demeure en état de sidération. L’activité a repris tant bien que mal, mais le traumatisme n’est pas effacé. Il est même entretenu par les développements officiels sur l’imminence d’une « deuxième vague », voire par des allusions à un éventuel reconfinement. Cette situation aberrante au sens strict (c’est-à-dire qui rompt avec l’état normal des choses), quelle que soit par ailleurs la réalité du péril sanitaire, pèse sur la rentrée politique et lui donne son actuel caractère d’artificialité.
 
Une récente étude de l’institut IPSOS montre l’ampleur du phénomène dans l’opinion. De très loin, l’évolution de la pandémie constitue la principale préoccupation des Français, devant les thèmes traditionnels du pouvoir d’achat, du système social ou de l’insécurité. Ce qui les effraie, pour les deux tiers d’entre eux, n’est pas tant le risque sanitaire lui-même que le risque économique et social. S’ils acceptent très majoritairement les contraintes imposées pour lutter contre la diffusion du virus, ce n’est pas seulement parce qu’ils en admettent l’utilité intrinsèque, mais aussi en raison d’une menace supérieure, celle de mesures drastiques pouvant plonger le pays dans une récession durable et bousculer des situations professionnelles souvent fragiles.
Il s’agit d’une configuration sans précédent en temps de paix. De fait, le pouvoir exécutif dispose dans une large mesure de l’existence des citoyens. A tout moment il peut modifier les règles strictes de comportement dans l’espace public, avec ce qu’il faut de nécessité mais aussi d’arbitraire. Au début de la crise sanitaire, le mécontentement était fort, tant se dégageait une impression d’incohérence dans la politique suivie par l’Etat. Ce sentiment a laissé place à un jugement moins sévère, teinté de résignation. Pour Emmanuel Macron et le gouvernement, l’impact de la crise dans l’opinion publique a des effets ambivalents. Certes, elle les expose à de vives critiques et les place devant des décisions dramatiques, mais aussi, comme dans d’autres pays, elle place la puissance publique dans une situation de domination inouïe voire d’infantilisation des gouvernés.
 
Dès lors, la plupart des mécanismes habituels en cette période de l’année sont désamorcés. La rentrée sociale est atone, les « journées d’action » syndicales n’ayant pas plus de succès que les tentatives de ranimer un mouvement des Gilets jaunes moribond. Il y a là une certaine logique : la crainte d’un effondrement économique et d’une explosion du chômage n’incite pas à la contestation. En outre, la mise à l’arrêt du programme de réforme du gouvernement préserve celui-ci d’une mobilisation de rue, sans pour l’heure susciter trop d’impatience chez ses partisans, tant la crise sanitaire modifie les critères de jugement à l’égard du pouvoir. Celui-ci conserve la confiance du « bloc élitaire », constitué autour des cadres supérieurs et d’une fraction importante des retraités, et bénéficie du soutien d’à peu près quatre Français sur dix.
 
La rentrée politique est donc placée sous le signe de multiples paradoxes. Minoritaire dans le pays, incapable de conquérir électoralement la plupart des grandes villes dont la sociologie lui est pourtant favorable, le parti présidentiel conserve une hégémonie qui ne se réduit pas à sa prééminence institutionnelle. La vie politique française se jouant désormais à la majorité relative, le camp macroniste exerce sa domination aussi bien sur la gauche que sur la droite traditionnelle, quoique les forces de « l’ancien monde » aient bien résisté lors des dernières élections municipales. La mue proposée par Emmanuel Macron au monde politique est donc inachevée. Le clivage qu’il a promu, celui opposant les « progressistes » aux « populistes », n’a pas fait disparaître l’ancien mais l’a subordonné. Aujourd’hui, d’après IPSOS, 71% des Français considèrent que « les notions de gauche et de droite sont dépassées », et d’ailleurs, lorsqu’il s’agit de se définir politiquement, seuls 23% d’entre eux choisissent de se dire « de droite » et 21% « de gauche ». Il y plus préoccupant pour les dirigeants de LR : fin août, d’après BVA, 57% de leurs sympathisants exprimaient une bonne opinion à l’égard du président de la République dans l’exercice de ses fonctions, et 80% faisaient de même à l’égard du Premier ministre. Pourtant, de manière presqu’unanime, les sympathisants LR souhaitent disposer de leur propre candidat à l’élection présidentielle.
 
Si la droite donne parfois l’impression d’exagérer ses difficultés, la gauche préfère s’illusionner sur ses chances. L’heure est à la refondation, comme au début des années 1990 à la gauche du PS, voire à la gauche plurielle, comme à la fin de celles-ci, avant que cette année, son centenaire approchant, soit lancée l’idée d’un Congrès de Tours à l’envers. Pourtant, d’après les sondages d’intentions de vote pour la prochaine présidentielle – sans valeur prédictive mais établissant les rapports de force actuels entre les courants politiques -, tout cela se joue dans un périmètre limité à 25% des électeurs. Les contradictions ne s’y limitent pas aux rivalités entre dirigeants et aux détestations entre sympathisants. Non seulement des thèmes aussi fondamentaux que la construction européenne divisent l’ensemble théorique de la gauche et des écologistes, mais en outre il n’y a pas de perspective de victoire évidente, sinon lors d’élections locales. L’accueil dithyrambique réservé au dernier ouvrage de Lionel Jospin, notamment par la France insoumise, a constitué l’ironique aveu de l’impasse actuelle.
 
Dans une vie politique dominée, surtout à partir de la moitié du quinquennat, par le second tour de la présidentielle, et donc de la représentation que l’on s’en fait, l’affrontement entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen demeure structurant. Il ne s’agit pas d’une question de personnes – ni l’un ni l’autre en sont particulièrement populaires -, mais d’une logique politique profonde. Certes, selon une récente enquête IFOP, les deux tiers des Français disent ne pas souhaiter la réédition du duel de 2017 (dont, curieusement, une large majorité des sympathisants de LREM, ce qui relativise le sens de ces réponses), mais leurs intentions de vote de premier tour la rendent très probable. Or il ne s’agit pas d’un casting pour une série télévisée, même politique, mais de l’illustration électorale du clivage principal, ancré dans un affrontement idéologique et sociologique cohérent, ici comme ailleurs en Europe. Le climat étrange répandu par la pandémie du covid 19 produit une artificialisation temporaire de la vie politique et sociale du pays. Il n’en change pas les données fondamentales, plaçant la gauche comme la droite devant l’urgence de trouver une solution dépassant le conflit prévisible entre le « bloc élitaire » et le « bloc populaire ». Rien n’est jamais impossible en politique, mais l’on ne voit guère en quoi les données du problème auraient été modifiées par rapport, disons, à la rentrée de septembre 2019, avant le début de la crise multiforme que nous affrontons.

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« Les maires écologistes sont le reflet de la petite bourgeoisie urbaine »

La Gazette des communes du 17/09/20


Le politologue Jérôme Sainte-Marie décrypte la poussée verte dans les métropoles à l’aune de sa théorie des blocs « élitaire » et « populaire ». Piquant

Lors de l’édition 2001 des municipales, le Parti Socialiste ravissait à la droite les bastions de « l’upper-class » Paris et Lyon, mais il perdait une série de petites villes ouvrières comme Woippy, Villers-Côtterets ou Roanne. Le coup d’envoi, pour le géographe Christophe Guillluy, du 21 avril 2002 et d’un rétrécissement sociologique à l’origine de la chute du PS.

Le politologue Jérôme Sainte-Marie préfère faire remonter cette fracture au référendum sur la Constitution européenne de 2005. Le théâtre, à ses yeux, d’une opposition entre le « bloc élitaire » et le « bloc populaire  ». Un face à face au cœur de son dernier essai (Bloc contre bloc, lauréat du Prix du livre politique 2020 de l’Assemblée nationale, publié aux Editions du Cerf et bientôt disponible en poche).

D’un côté, les classes urbaines « éduquées », largement acquises à la mondialisation. De l’autre, la France des sous-préfectures et de la désindustrialisation, nettement moins diplômée et résolument hostile au dépassement de la Nation. Au clivage politique traditionnel gauche-droite, s’est substitué, selon Jérôme Sainte-Marie, un vote de classe. Explications, à l’aune de la percée écologiste dans les grands centres urbains.

 

Comment se traduit, sur le plan territorial, le clivage entre ce que vous appelez le « bloc élitaire », incarné par Emmanuel Macron, et le « bloc populaire », représenté par Marine Le Pen ?

Moins une commune est peuplée, plus elle vote, aux élections nationales, en faveur du Rassemblement National. La décrue est ensuite assez lente. Elle s’accélère brutalement, d’abord autour de 100 000 habitants, puis à Paris. Les chiffres, présentés par Jérôme Fourquet au lendemain des européennes de 2019, sont tout à fait éloquents. Le vote en faveur de la liste RN menée par Jordan Bardella culmine à 28 % dans les communes de moins de 3 500 habitants. Il descend à 14 % dans les communes de plus de 100 000 habitants pour chuter à 7 % dans la capitale.

Dans quelle mesure s’agit-il d’un phénomène européen ?

L’opposition entre le bloc populaire et le bloc élitaire est très prégnante un peu partout : en Grande-Bretagne, en Italie, en Pologne, en Hongrie… Elle renvoie à la spéculation immobilière, en explosion dans les grandes villes, et beaucoup plus faible ailleurs. Cette concentration des richesses, que certains attribuaient au jacobinisme en France, est avant tout aujourd’hui le produit d’une dynamique propre au marché mondial.

Existe-t-il, malgré tout, des exceptions ?

Marseille, qui est une grande ville tellement étendue qu’elle absorbe sa propre banlieue, reste plus pauvre que les autres. Mais, comme ses consœurs, elle accueille un nombre important d’arrivants souvent venus d’autres centres urbains et de l’étranger. Ces nouvelles populations broient les spécificités locales. Elles sont, selon la classification de David Goodhart, des « anywhere » (Ceux qui sont de partout), en opposition aux « somewhere » (Ceux qui sont de quelque part).

Ces vagues de nouveaux arrivants n’expliquent-elles pas le succès des écologistes aux dernières municipales dans les métropoles, en particulier dans la capitale des Gaules où c’est un néo-lyonnais, David Doucet, qui est devenu maire ?

Je partage cette analyse. Ces nouveaux arrivants, qui appartiennent aux classes moyennes diplômées, ont fait la différence à Marseille comme l’a montré une étude de la Fondation Jean Jaurès. Le vote écologiste a cependant ceci de spécifique qu’il constitue une tentative d’échapper à l’affrontement social bloc contre bloc.

En quoi les électeurs EELV n’appartiennent-ils pas au « bloc élitaire » ?

Dans les arrondissements de l’est parisien par exemple, ils ne s’identifient pas au au discours de la réussite d’Emmanuel Macron et à la bourgeoisie. Certes, ils bénéficient de revenus supérieurs à la moyenne nationale. Mais beaucoup d’entre eux tirent la langue, car ils n’ont pas accès à la propriété et doivent payer des loyers élevés. De ce point de vue, les nouveaux maires écologistes sont le reflet des aspirations et des frustrations de la petite bourgeoisie urbaine.

Ne sont-ils pas aussi davantage attachés au libéralisme culturel qu’au libéralisme économique ?

Bien sûr, on observe chez les écologistes des protestations contre la technologie et les traités internationaux de libre-échange. Mais il y a aussi, chez eux, un individualisme forcené et une opposition à l’Etat-nation qui rendent leur anticapitalisme pittoresque… Leur pente naturelle va plutôt, à mon sens, vers un capitalisme vert, fondé sur la rénovation énergétique des bâtiments par exemple.

La place accordée à la voiture n’est-elle pas devenue le point névralgique de votre théorie des deux blocs, avec, d’un côté, la fronde des gilets jaunes issus de la France périphérique et, de l’autre, les métropoles qui, comme Paris, vouent aux gémonies la circulation automobile ?

Non. Beaucoup de cadres, dans les zones urbaines, possèdent encore deux voitures. Cette opposition territoriale tient, à mon sens, davantage à l’apparition de villes-mondes détachées de leur arrière-pays. Cela a été théorisé par Anne Hidalgo et son collègue le maire de Londres Sadiq Khan juste au lendemain le Brexit. Tous deux plaidaient, pour un retour aux cités-Etats sur le modèle des villes marchandes d’Italie et des Pays-Bas de la fin du Moyen-Age. Cela avait en partie du sens à Paris. En partie seulement, car la capitale serait à la peine sans ses fonctions administratives centrales. En tout cas, cela en dit long sur la représentation que Paris se fait d’elle-même.

N’existe-t-il pas un hiatus entre une scène politique locale encore aux mains des anciens partis LR et, à un degré moindre, le PS et une scène politique nationale dominée par LREM et le RN ?

Au moment même du second tour des municipales de juin où LREM et le RN n’ont pas existé, un sondage accordait 60 % à ces deux partis au premier tour de la présidentielle. Cela montre que le bloc élitaire et le bloc populaire sont bien en place. Mais, c’est vrai, les anciens partis dominent toujours la vie locale. Cela justifie pleinement l’existence du Sénat, qui en est l’émanation.

Est-ce que cela n’invalide pas votre théorie des deux blocs ?

Je ne crois pas que l’on puisse tirer de grandes leçons d’un scrutin municipal pour lequel la participation a été aussi faible. L’offre politique y était totalement illisible, avec des listes qui n’affichaient pas leur couleur politique. Elle était aussi partielle car, du fait de sa faible implantation, le RN n’a pas présenté de candidats partout. A mes yeux, le fait majeur de ces municipales reste l’abstention. C’est préoccupant, car la commune est un pilier de la République, comme l’a écrit Maurice Agulhon dans La République au village.

En quoi le résultat des municipales peut-il, malgré tout, donner le la pour les régionales et les départementales de mars prochain ?

Du fait de la faible identification, chez les électeurs, des nouveaux grands ensembles territoriaux, les régionales constituent un scrutin plus national que local. Le résultat s’annonce différent des départementales où les candidats bénéficient souvent de leur ancrage municipal. Les Français sont d’ailleurs attachés à cet échelon. S’ils n’évoquent jamais, comme Jean Castex et la technocratie parisienne, « les territoires », rarement leur « région », ils se sentent pleinement de leur département. Prototypes des Gilets jaunes, les groupes « Colère » contre le passage de la limitation de vitesse de 90 à 80 km/h se désignaient en fonction du numéro de leur département. Cela a perduré. Les gilets jaunes inscrivaient aussi leur numéro de département sur leur chasuble.

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Les mythologies de la décennie: les «gilets jaunes»

SÉRIE D’ÉTÉ (6/7) par Jérôme Sainte-Marie


En 2018, le gilet jaune est devenu le symbole durable de la colère d’une catégorie de Français qui se sentent délaissés.
 
«Le conducteur doit revêtir un gilet de haute visibilité conforme à la réglementation lorsqu’il est amené à quitter un véhicule immobilisé sur la chaussée ou ses abords à la suite d’un arrêt d’urgence. En circulation, le conducteur doit disposer de ce gilet à portée de main.» L’arrêté ministériel du 29 septembre 2008 instaure une obligation plus qu’elle ne définit son objet. Celui-ci consiste en un vêtement fluorescent, de couleur jaune pour les conducteurs ordinaires, doté de bandes réfléchissantes. Le couturier Karl Lagerfeld en précise très bien les caractéristiques dans la campagne de sensibilisation lancée par la sécurité routière: «C’est jaune, c’est moche, ça ne va avec rien, mais ça peut vous sauver la vie».
Dix ans plus tard, cette horrible chasuble aura fait vaciller le pouvoir national et transformé le regard de la société française sur elle-même. Et durant quelques mois, ce gilet jaune sera moins considéré comme l’acceptation par les conducteurs de l’autorité de l’État que comme un défi directement adressé aux dirigeants de celui-ci.
Le gilet jaune appartient à l’univers visuel de la route, de la rue, donc du véhicule privé ou utilitaire. Au départ, le symbole de la contestation demeure intimement lié à l’objectif de celle-ci: le renoncement par le gouvernement à l’augmentation de la «taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques» – en clair, le mouvement lancé sur les réseaux sociaux réclame une baisse du prix du carburant à la pompe. Ce n’est pas d’ailleurs en novembre 2018 que les premiers gilets jaunes recouverts de slogans de protestation apparaissent dans les rues, mais au début de la même année, après que des groupes formés sur Facebook et intitulés «colère» ont appelé à des manifestations contre le passage de 90 à 80 km/h de la limitation de vitesse sur «les routes à doubles sens sans séparateur central» (le langage du comité interministériel à la sécurité routière est précis…). Ces «groupes colère» ont une caractéristique qui sera partagée par les groupes de gilets jaunes: de manière systématique, il associe à leur dénomination le numéro de leur département. Exactement ce que l’on trouve sur les plaques d’immatriculation des véhicules.
Cependant, qui porte un gilet de haute visibilité, en temps normal ? Les forces de l’ordre, souvent, les camionneurs, les travailleurs des autoroutes et les agents d’entretien des voies de circulation, également. Mais aussi les livreurs, les salariés du BTP, les artisans à leur compte, les manutentionnaires et les caristes: tout un monde d’ouvriers et d’employés exposés dans leur travail au risque physique sans pour autant être spécifiquement liés à la route. Le gilet jaune sera donc l’emblème du travail souvent manuel et généralement mal payé, celui des «CSP-», ou catégories socioprofessionnelles inférieures, dont on oublie si souvent qu’il concerne, en y intégrant l’ensemble des ouvriers et des employés, la moitié de la population active. Un monde de salariés plus ou moins précaires, d’intérimaires, d’autoentrepreneurs et de modestes patrons, aussi éloigné des cadres supérieurs du privé que de la masse des fonctionnaires.
Très rapidement, le gilet jaune dépasse la cause qui l’a suscitée pour se transformer en outil de reconnaissance mutuelle et de contestation contre l’État ; il extrait ceux qui le brandissent sur les ronds-points de leur condition de conducteurs accablés de taxes pour les projeter dans un vaste ensemble de conditions sociales difficiles. Emmanuel Macron, le 13 avril 2020, en plein confinement et devant 36 millions de téléspectateurs, donnera un lointain écho à la manifestation de cette réalité: «Notre pays, aujourd’hui, tient tout entier sur des femmes et des hommes que nos économies reconnaissent et rémunèrent si mal.»
L’invraisemblable succès de la mobilisation du 17 novembre – le ministère de l’Intérieur dénombra plus de 2 000 points de blocage, de filtration ou simplement de présence des «gilets jaunes» autour des péages, des ronds-points ou des zones commerciales – encourage une fétichisation de leur vêtement. Revêtir le gilet jaune, c’est endosser une armure magique. Par une singulière métonymie, celui qui porte le gilet jaune devient un «gilet jaune». Des débats sans fin apparaissent dès les premiers jours pour savoir ce qu’est un «vrai» «gilet jaune». Et l’on se disputera longtemps pour savoir si les «gilets jaunes» sont de droite ou de gauche, et s’ils ont été l’un puis l’autre, ou toujours un peu les deux, ou encore autre chose. Et lorsqu’en septembre 2019, la presse en viendra à évoquer des rassemblements de «gilets jaunes» sans gilet jaune, dans leur souci d’échapper à la vigilance policière, on saura que la page a été tournée.
Les «gilets jaunes» n’ont pas eu d’organisation centralisée et leur système de porte-parole fut un vaste bricolage entre les attentes des médias, la demande d’interlocuteurs des autorités et enfin les désirs contradictoires des personnes mobilisées, partagées entre la volonté d’être entendues et le refus d’être représentées. Dès lors, le gilet jaune a parlé pour les «gilets jaunes». Au sens strict, souvent, car cette chasuble est devenue au fils des samedis le support privilégié de leur expression. Sur ce gilet jaune ont d’abord été inscrits les différents «actes» auxquels celui qui le portait avait participé, comme autant de preuves de sa légitimité à porter cet habit.
Ensuite, on y lisait, notamment dans les rassemblements au centre des grandes villes, le numéro du département d’origine, marquant l’attache provinciale sur le lointain modèle des patriotes montant à la capitale, l’été 1790, pour participer à la fête de la Fédération. Le gilet jaune servait naturellement aussi de support à quelques slogans hostiles aux «puissants» et d’abord au président de la République. La vieille formule de Mai 68, «Les murs ont la parole», se trouvait ainsi détournée, chacun portant désormais son propre slogan avant de s’agréger à la foule des rues ou aux groupes des ronds-points. Le vêtement devient un moderne dazibao, ces pancartes de la Révolution culturelle chinoise. Les inscriptions forment avant tout une parole populaire, assez éloignée des habituels slogans des cortèges syndicaux ou politiques, et une parole individualisée s’agrégeant au discours aussi véhément que fragmenté de la nébuleuse «gilets jaunes».
À partir de la mobilisation du 17 novembre, la première et la plus massive de ce mouvement qui aura été différent en tout de tous les autres, la magie du gilet jaune suscite un mimétisme presque immédiat. D’abord, on s’intéresse à l’habit. Des «gilets verts» apparaissent bientôt, qui prétendent réconcilier préoccupation écologique et justice sociale. Puis viendront les «gilets noirs», qui, au nom de la lutte pour les «sans papiers» – en d’autres termes les immigrés clandestins -, racialisent l’emblème de la lutte sociale. Il y aura même, pour ajouter à la confusion des couleurs et des habits de lutte, les «foulards rouges», mobilisés en janvier 2019 pour soutenir la politique gouvernementale. Tout cela ne marche guère, car à trop fétichiser l’objet, on en vient à oublier la symbolique populaire du gilet jaune. Cela n’a jamais été un «signifiant vide», pour reprendre l’expression de Lacan, car dès l’origine il correspondait à des usages sociaux spécifiques. On pense ici à Alexis de Tocqueville, lorsqu’il évoque dans ses Souvenirs les ouvriers parisiens insurgés de juin 1848: «Ces hommes étaient tous en blouse, ce qui est pour eux comme on sait l’habit de combat aussi bien que l’habit de travail».
De la même manière, le jaune du gilet dit en creux quelque chose de précis. Que des groupes sur internet aient pu proposer d’en faire l’emblème d’une lutte, d’abord surtout antifiscale, marquait avec éloquence leur éloignement de la culture contestatrice traditionnelle: on sait que le «jaune» désigne celui qui se tient à l’écart de la grève, qui continue à travailler, bref, en langage militant, celui qui fait le jeu du patronat contre le collectif ouvrier. Cette couleur est depuis longtemps bannie de l’univers de la contestation sociale. Le gilet jaune se distingue radicalement par là de la chasuble rouge de la CGT, voire du gilet orange de la CFDT. Le choix de cette couleur et son durable succès constituent dès l’origine un désaveu cinglant pour les syndicats de salariés, il est vrai bien peu présents parmi les travailleurs pauvres du secteur privé qui forment le gros des troupes autour des ronds-points.
La couleur du gilet sera l’objet d’un dur combat sémantique. En novembre 2018, tandis que le ministre de l’Intérieur considère que la mobilisation est d’abord celle de «l’ultra droite», son futur successeur, Gérald Darmanin, déclare que «sur les Champs Élysées, c’est la peste brune qui a manifesté». Certains veulent à l’inverse considérer que l’extrême gauche mène le bal, derrière les blacks blocs. Cette dénonciation alternative du rouge ou du brun derrière le jaune des gilets se résout dans une solution simple, chez certains thuriféraires du pouvoir: «les “gilets jaunes”? ce sont des “rouges-bruns”, bien entendu!»
À son apparition sur les routes de France, le «gilet jaune» était un mystère. D’où venaient ces gens, qui étaient-ils, que voulaient-ils, jusqu’où étaient-ils prêts à aller et pourquoi? Très vite, il est devenu un mythe. Chaque force politique ou sociale se dispute aujourd’hui encore la signification de ce vaste ensemble de signes et de mots, que ce soit pour s’en prévaloir ou pour s’en distinguer. Les personnes les plus réticentes à s’y mêler, par exemple celles appartenant à la vaste mouvance de la gauche universitaire, ne sont pas les dernières à prétendre en posséder les codes. La parole qui interprète le gilet jaune a depuis longtemps échappé aux «gilets jaunes». Sur leur chasuble étrangère à tous les univers symboliques de la politique française, chacun brode sa rhétorique intéressée. Cette nouvelle dépossession des classes populaires constitue le moment présent, ni très surprenant ni très réjouissant, du mythe du gilet jaune.

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Politique française : quelles leçons tirer de la crise?

Entretien dans EMILE


Si depuis le vote de l’état d’urgence sanitaire, l’ensemble des forces politiques françaises soutient les décisions exceptionnelles prises par le gouvernement, l’opposition continue de questionner la chronologie de la crise et les mesures à venir. Par ailleurs, les conséquences économiques et l’exacerbation des différences sociales liées au confinement pourraient générer de fortes tensions et clivages idéologiques. Alors, quelles conséquences la crise du coronavirus pourrait-elle avoir sur le paysage politique français ? Jérôme Sainte-Marie, politologue et président de PollingVox, livre son analyse à la rédaction d’Émile.

1/ Le gouvernement a obtenu du Parlement des pouvoirs exceptionnels ce week-end, avec le vote de l’état d’urgence sanitaire. Toutefois les polémiques qui restaient feutrées jusqu’ici commencent à prendre plus d’ampleur. L’union nationale commence-t-elle à s’enrayer ? Comment expliquer cette inflexion ?

Cette question de l’union nationale recèle bien des ambiguïtés. Tout d’abord par sa proximité sémantique avec l’Union sacrée, comme en 1914, rapprochement que suggère fortement l’invocation récurrente à l’état de guerre dans les adresses présidentielles. Qu’Emmanuel Macron ait enfin renoncé dans son allocution télévisée du 13 avril à cette analogie artificielle ne peut qu’être salué. Par ailleurs, même en période de guerre, même durant la Grande guerre et ses 1,4 millions de Français tués, la vie politique avait continué. Ainsi, lorsque Clémenceau accède au pouvoir à la mi-novembre 1917, ceci survient à l’issue d’une crise parlementaire tout à fait classique.

L’essentiel pour aujourd’hui est de constater l’accord de toutes les forces politiques organisées autour des mesures d’urgence sanitaire. A ce stade, aucune d’entre elles ne remet en cause le confinement et les efforts demandés à la population. Cette attitude correspond à un état de l’opinion qu’elle entretient en retour. Pour l’essentiel, les Français ont consenti sans difficulté au confinement, malgré les difficultés parfois dramatiques qu’il entraine pour nombre d’entre eux, ne serait-ce qu’au plan financier. Aussi critiques puissent-ils être à l’égard de l’exécutif, ils ne remettent pas en cause cette décision, sinon parfois pour regretter son retard. Il demeure que les Français s’informent continûment, débattent sur les réseaux sociaux, évaluent la communication gouvernementale et s’interrogent sur le terme de l’épreuve qu’ils traversent. Je ne vois pas comment l’on pourrait souhaiter qu’il en aille autrement.

2/ Comment analysez-vous l’attitude de l’opposition au cours de cette crise ?

En l’espèce, il est possible de généraliser : les forces d’opposition constituées se comportent de manière tout à fait républicaine et responsable. Chacune selon sa sensibilité, elles traduisent et canalisent les questionnements de l’opinion publique, sans mettre en danger la discipline des Français autour des décisions prises par le gouvernement. Il est naturel que certains thuriféraires du pouvoir en place éprouvent quelque agacement à ce sujet, car l’exercice des responsabilités expose le plus à la critique. Il ne l’est pas moins que les oppositions interrogent non seulement sur les mesures qui vont être prises, mais aussi sur la chronologie de cette crise. En faisant cela, elles rendent un grand service à la démocratie, puisqu’ainsi sont régulés les craintes, les soupçons et les interrogations de l’opinion. A l’inverse, le silence des oppositions favoriserait une génération spontanée de bobards et le risque d’un relâchement désordonné de l’effort collectif.

3/ Qu’en est-il de l’appréciation portée par les Français sur Emmanuel Macron ? Pensez-vous que sa popularité sortira renforcée ou dégradée une fois la crise sanitaire surmontée ?

Lorsque le pays a basculé dans l’urgence sanitaire, la cote présidentielle a bondi d’une douzaine de points. Soutenu jusque-là par, disons, un gros tiers des Français, Emmanuel Macron a vu sa cote de popularité s’approcher des 50%, sans généralement franchir cette barre symbolique. La succession des publications a pu donner l’impression d’une progression régulière de l’exécutif dans l’opinion, mais il s’agit d’une illusion d’optique liée à l’existence d’une demi-douzaine de baromètres arrivant successivement à leur échéance mensuelle. On constate donc un sursaut de popularité, mais bien moindre que celui qu’ont connu ses prédécesseurs lors de grandes crises nationales : François Mitterrand durant la Guerre du Golfe ou bien François Hollande après les attentats du 13 novembre 2018 avaient enregistré une montée d’une vingtaine de points. Toute comparaison est cependant fragilisée par l’énormité des sacrifices que l’état d’urgence sanitaire exige des Français. Il reste que la faveur que rencontre l’exécutif lors des moments extraordinaires de notre histoire disparait généralement lorsque la situation redevient ordinaire, précisément.

4/ Selon vous, la crise sans précédent que nous traversons pourrait entraîner des transformations dans le paysage politique français. A quoi peut-on s’attendre ?

J’en suis convaincu dans la mesure où le terme du confinement généralisé ne sera selon toute vraisemblance qu’un moment de la crise apportée par la pandémie. Les dégâts économiques auront des conséquences multiples. Il serait étonnant de ne pas assister à une vague de faillites et de licenciements. Même si l’on peut espérer un regain rapide de l’activité économique, tous ne pourront en bénéficier. De manière connexe, la situation de confinement n’aura pas annulé mais plutôt accentué la perception des différences sociales, qui risquent encore davantage d’être ressenties comme des injustices. En outre, chacun aura relevé, à commencer par le président de la République, que l’utilité sociale était diversement récompensée. Reste enfin l’épineuse question des retombées fiscales du considérable effort budgétaire actuel. Ce genre de débat est rarement porteur d’unité. Je m’attends donc à une crise sociale accrue et qui se déploiera pour l’essentiel sur les lignes de clivage antérieures à la crise. Je m’en tiens donc à mon analyse d’une montée des tensions entre le « bloc élitaire » et un « bloc populaire » qui prend à son tour conscience de lui-même.

5/ La gestion de la crise par le gouvernement suscite de nombreuses critiques et les récriminations venues des milieux médicaux face aux pénuries de matériel et à la courbe exponentielle des victimes de l’épidémie trouvent écho dans l’opinion française. Au-delà de la responsabilité politique, la responsabilité pénale de nos dirigeants peut-elle être engagée ? Le gouvernement actuel doit-il s’inquiéter de l’après crise ?

Ceci va constituer une ombre persistante. Une bonne partie de l’opinion comprendrait mal qu’après que la justice se soit intéressée de très près à François Fillon, Jean-Luc Mélenchon ou Marine Le Pen, elle ne se penche pas sur la gestion de la crise sanitaire par les autorités. Sans vouloir entrer dans des considérations juridiques, je pense que la question que vous posez sera un élément nouveau de notre vie politique.

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La construction du professeur Raoult en héros populaire doit beaucoup à ses adversaires.

Entretien dans FIGAROVOX , par Eugénie Bastié.


Le sondeur Jérôme Sainte-Marie, fondateur de Polling Vox, analyse les ressorts de l’engouement autour du chercheur marseillais. Celui-ci est révélateur de la défiance envers les élites, mais ne s’y réduit pas.

1/ Comment expliquer le vaste engouement pour la figure du professeur Raoult dans l’opinion ? Quels en sont les ressorts ?

L’engouement suscité par cette figure originale est avéré. Un récent sondage place Didier Raoult en deuxième position des personnalités les plus populaires. Rappelons simplement que les professeurs de médecine Olivier Véran et Jérôme Salomon réalisent eux aussi une belle percée dans l’opinion, ce qui souligne la dimension conjoncturelle de ces données. Le premier élément dans la construction de cette image personnelle est donc tout simple, il s’agit de l’espérance qu’il apporte d’un remède efficace à certains stades de la contagion. La faveur qu’il rencontre dans l’opinion va cependant plus loin, car elle se nourrit de références culturelles multiples, des savants solitaires de Jules Vernes au stéréotype dans l’imaginaire contemporain de l’individu rebelle face à une institution obtuse. Il y a même un peu de « contre-culture » américaine dans le style même de Didier Raoult, qui lui vaut parfois d’être rapproché du personnage central du film « le Big Lebowski » des frères Cohen. Il constitue donc un personnage aux multiples facettes, permettant en cette période dramatique différentes projections fantasmatiques, à côté de l’enjeu vital de ses recherches.

2/ On a vu une partie de la galaxie gilets jaunes soutenir le professeur Raoult, ainsi que le Michel Onfray. Sa popularité traduit elle une défiance envers les élites ?

La construction du professeur Raoult en héros populaire doit beaucoup à ses adversaires. Chacun a pu observer, à la télévision ou sur les réseaux sociaux, quelques fameux thuriféraires d’Emmanuel Macron se gausser du médecin marseillais, voire le sommer de se taire. Il se trouve que ces mêmes figures médiatiques s’étaient distinguées à l’hiver 2018 par leur détestation volubile des gilets jaunes. Très rapidement, sur un sujet si différent, les lignes de front dans l’opinion se sont reconstituées, à peu près à la même place. On songe ici une nouvelle fois au sociologue Christopher Lasch écrivant en 1994 sur « la révolte des élites et la trahison de la démocratie ». L’antagonisme qui traverse le pays depuis deux ans s’effectue d’abord sous la pression d’un discours élitaire sans frein ni pudeur. En effet, chacun a pu observer à cette occasion que le professeur de médecine, expert en son domaine, même si ses thèses sont récusées par certains de ses pairs, était mis en cause par des gens n’aillant d’autre légitimité que leur capital médiatique et social.

Il est donc difficile de voir dans cet engouement pour le professeur Raoult l’expression d’une simple défiance envers les élites, puisqu’une partie significative de l’élite médicale approuve sa démarche. Ce qui est ici en cause est la « convergence des élites » de toutes sortes, dont la visibilité nouvelle constitue, au somment du « bloc élitaire », une caractéristique de l’ère macronienne. En l’espèce, cette convergence a été prise à défaut par l’autonomie relative du discours scientifique, d’une part, et par des renforts internationaux inattendus, tels les tweets de Donald Trump.

3/ Cependant, une partie du bloc élitaire soutient aussi Raoult (droite du sud, certains médecins). N’est-il pas imprudent d’en faire trop vite le « porte-parole » des gilets jaunes ? Quid d’un rôle plus politique ? Est-ce prématuré ?

Il faut bien entendu résister à la tentation de faire du professeur Raoult une nouvelle figure du dissident. Pourtant, un récent sondage IFOP montrait la vive corrélation entre le fait de « se sentir gilet jaune » et la croyance en l’efficacité de la chloroquine contre le coronavirus : 80% des personnes exprimant une sensibilité des gilets jaunes la partageait, au lieu de 51% des personnes ne les soutenant pas. Dans la même étude, on constatait que si les plus confiants à l’égard du traitement à base de chloroquine étaient les sympathisants de la France insoumise, ils étaient suivis de prêt dans cette opinion par ceux du Rassemblement national et, plus encore, par ceux des Républicains. Le fait même que les répondants ne disposent pas dans leur immense majorité de la capacité à émettre un jugement éclairé sur le sujet rend ces résultats très intéressants.

Plusieurs cultures politiques se rejoignent ainsi en une même prise de position. Une culture souverainiste, une culture contestataire et aussi, chose plus inattendue, une culture de droite classique, largement réticente à l’égard du phénomène des gilets jaunes. L’émulsion médiatique autour du professeur Raoult a certes réveillé les clivages de cette crise sociale majeure, mais ne s’y réduit pas.

4/ Comment interpréter le geste d’Emmanuel Macron qui est allé rencontrer Raoult à Marseille ? Quel danger pour le pouvoir révèle cette main tendue ?

Cette démarche est d’abord celle d’un président de la République en situation de grande fragilité politique. Ayant abordé la crise sanitaire actuelle avec une cote de popularité de faible niveau – à peu près un tiers des Français -, il a gagné une douzaine de points en moyenne, ce qui n’est pas un bond considérable si on compare à d’autres périodes dramatiques. Confronté à la perspective d’une crise économique majeure, il doit éviter la transformation de la crise sociale que connaît le pays depuis près de deux ans en une crise politique. La rhétorique guerrière complaisamment entretenue ne suffit pas à contenir les critiques, ni dans l’opinion publique, ni dans une partie de l’opposition. Déjà en butte à la colère d’une large partie du personnel soignant, mécontent depuis des mois de la réforme de l’hôpital public, mais aussi à la perplexité rageuse d’une majorité des Français à l’égard de sa gestion de la crise sanitaire, Emmanuel Macron ne peut guère se permettre une polémique entre l’exécutif et une figure médicale majeure, aussi controversée soit-elle. Par sa gravité intrinsèque, par ses effets économiques, mais aussi parce qu’elle exacerbe des tensions sociales qui lui préexistaient, la crise sanitaire déstabilise le pouvoir, et au-delà toute la scène politique française.

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